Rebâtir l'Ecole et transformer la société

Jean-Pierre Sueur

(texte paru en mai 1968 dans le journal de la Jeunesse étudiante chrétienne)

"Les étudiants avec les travailleurs", "Etudiants solidaires des travailleurs". Pour la première fois, ces slogans ont fait leur apparition sur les calicots des manifestations de la semaine dernière. Ceci est significatif d’un mouvement étudiant et scolaire qui veut sortir de lui-même. Désormais, il ne faudra plus penser l’école et l’Université en fonction de ceux qui y sont, mais aussi, en fonction de ceux qui n’y sont pas.

LES MEMES CHANCES POUR TOUS

Peu à peu, les lycéens et les étudiants ont pris conscience du phénomène de la sélection. De la sixième à l’agrégation, tout le système repose sur l’élimination, au fil des études, de la majorité des élèves. En même temps, se dégage peu à peu une élite constituée de la minorité qui réussit, qui aura le bac, fera des études supérieures. L’enseignement actuel est conçu beaucoup plus pour permettre le recrutement d’une élite que pour permettre au plus grand nombre de réussir. D’autre part, ce système est profondément injuste car les chances de se situer dans cette élite ne sont pas les mêmes, suivant le milieu social auquel on appartient. La minorité qui « réussit » est constituée presque intégralement d’élèves dont le milieu social est aisé. Un fils de cadre supérieur a plus d’une chance sur deux d’avoir le baccalauréat. Un fils d’ouvrier a moins de deux chances sur cent de l’avoir. Ceci s’explique par des raisons financières. Tout le monde ne peut pas encore « se payer » des études. Ceci s’explique aussi et surtout par la nature de l’enseignement dispensé à l’école et à l’université. Des réactions parmi d’autres :

    • "En seconde, à C.., on se rend compte que ceux qui viennent des C.E.G. et surtout de milieu rural ont du mal à faire des dissertations."
    • Jacques (Terminale) : "Beaucoup parmi ceux qui font du grec et du latin n’y trouvent aucun intérêt. Ils en font simplement parce que leurs parents, par tradition le leur ont imposé."
    • Catherine : "Ceux qui sont fils de profs réussissent mieux que les autres, car ils peuvent se faire aider. D’autre part, dans leur famille ont est beaucoup plus préoccupé de tout ce qui touche à l’école que chez moi."

Ces quelques réactions, que l’on pourrait multiplier, montrent que l’enseignement n’est pas celui de tous. Il est celui d’une classe sociale. A l’école, et plus encore à l’Université, la culture d’une classe est érigée en absolu. Bien mieux, elle est considérée comme « LA Culture » à laquelle tous devraient se conformer. Dès lors, comment s’étonner que seuls ceux que leur milieu familial a prédisposé à une telle culture réussissent ?

CE QUE NOUS VOULONS

Ce que nous voulons : une école qui sache reconnaître les valeurs de tous, qui ne privilégie pas l’intelligence abstraite au détriment de l’esprit pratique ; une école où le classique n’apparaîtra pas – comme c’est souvent le cas – supérieure au technique, mais simplement autre ; une école où l’on préférerait l’esprit d’initiative et la valeur humaine à la faculté de bien parler et à l’habileté rhétorique ; une école où les travaux manuels seraient aussi importants que les dissertations. Ce que nous voulons : une Université qui ne soit plus celle d’une caste, mais celle de tous. En un mot : une Université et une école ouvertes sur la vie.

Peut-on tolérer « qu’un élève d’une classe de quatrième ou troisième soit appelé à savoir par cœur quinze organes de l’oursin, mais ignore l’existe des Caisses d’Epargne, ou les principaux services qu’il peut attendre d’un bureau de poste ? » Peut-on tolérer que l’on ne parle jamais, ou rarement, ou seulement « en dehors du programme », de la télévision et du cinéma à l’école ? Tous les soirs de son existence se  posera au jeune d’aujourd’hui la question de savoir si, face à la télévision, il se laissera abrutir, ou s’il saura avoir, au contraire, une attitude critique. L’école l’aura-t-elle aidé à avoir cette attitude critique ? Les dissertations en trois parties sur Montaigne sont-elles le meilleur moyen de l’y aider ? Peut-on tolérer, alors qu’on parle de plus en plus de « recherche en équipe », que, du jardin d’enfants à l’agrégation, chaque jeune soit jugé, soit « noté » sur son PROPRE travail, soit encouragé à travailler seul, à regarder l’autre comme un concurrent éventuel, à devenir individualiste ? Peut-on tolérer que l’école et l’Université soient encore des mondes clos, coupés du reste de la société ; que le monde des professeurs soit étrangement refermé sur lui-même, alors  que les lycées et les facultés devraient être des lieux de rencontre entre jeunes et adultes, entre étudiants et personnes engagées dans la vie professionnelle ?

Peut-on tolérer que l’école soit souvent faite sans les jeunes, que le professeur reste trop souvent le savant par profession face au jeune ignorant par définition ; que l’on donne aux élèves des responsabilités dérisoires (vérifier les cahiers d’absence, etc) ; qu’ils ne soient pas représentés, dans l’énorme majorité des cas, auprès de l’administration des lycées ? Les considèreraient-on à leur donner la parole que par grandes personnes interposées ? Que penser de la pseudo formation civique et politique donnée dans de telles conditions ? Peut-on tolérer enfin que la vie humaine reste divisée en deux parties, l’une pendant laquelle on apprend, l’autre pendant laquelle on « produite », séparées par un examen dont les conséquences, succès ou échec, seront dans la plupart des cas irrémédiables ? Est-il normal que trop souvent encore, on soit jugé jusqu’à 60 ans sur sa valeur à 16, 20 ou 23 ans ?

La réponse à toutes ces questions, il dépend de chacun de nous, étudiants, scolaires, professeurs, parents de la donner et de la vivre. Mais qu’on ne se contente pas, une fois de plus, d’expédients. L’école et l’Université sont le reflet de la société dans laquelle elles se trouvent. A un enseignement qui privilégie une élite correspond une société qui privilégie une élite.

Peut-on transformer l’école sans, en même temps, transformer la société ?