« Le maître, serviteur public »

Sur quoi fonder l’autorité des enseignants dans nos sociétés démocratiques ?

Conférence donnée dans le cadre de l’École d’été de Rosa Sensat, Université de Barcelone, juillet 2008

Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF

Cliquer ici pour obtenir le texte en PDF en anglais

 

Philippe Meirieu

Le titre de cette conférence, « Le maître, serviteur public », a été donné par les organisateurs de l’École d’été et je l’ai repris bien volontiers. Mais je dois dire que, s’il me séduit, il est assez étranger aux formulations francophones… et c’est, sans doute, regrettable. Il y a, en effet, dans le mot « serviteur », une grandeur trop souvent oubliée : « ministre » ne veut-il pas dire « serviteur » ? De plus, l’association des mots « maître », « serviteur » et « public » est particulièrement heureuse. Car, en principe, dans une École digne de ce nom, un véritable « maître » n’a de légitimité que s’il est un « serviteur public » : non qu’il doive obéir au « public » qu’il enseigne, mais parce qu’il doit lui permettre de cheminer de l’espace privé vers « l’espace public », de son égocentrisme infantile et familial vers l’intelligence d’autres univers et d’autres langages, du « croire », qui relève du domaine des élections personnelles et communautaires, vers le « savoir », qui s’inscrit dans un processus de validation et d’universalisation. À cet égard, être au service du « public », c’est contribuer à la construction de la polis ; c’est permettre aux individus de s’inscrire dans un collectif  sans renoncer, pour autant, à leur identité. C’est travailler à la difficile articulation du de « je » et du « nous », au moment où notre société s’englue dans des processus d’individuation-coagulation et où l’aspiration fusionnelle orchestrée par la surenchère marchande du « capitalisme pulsionnel », selon l’expression de Bernard Stiegler (Réenchanter le monde, Paris, Flammarion-Champs, 2008), fait craindre le triomphe systématique du « on ». C’est pourquoi, je trouve particulièrement intéressant que les enseignants se reconnaissent comme « maîtres » – c’est-à-dire détenteurs d’une autorité dans la Cité – en raison du fait que, précisément, ils assument une mission de « service public » au sens le plus fort de cette expression. Cette inscription de leur « magistralité » dans un cadre politique leur permet d’éviter de voir leur métier se dissoudre dans une multitude de tâches, de se réduire à une navigation à vue entre des courants contraires ou bien de se perdre dans des stratégies individuelles de survie. Associer « l’autorité du maître » à son statut de « serviteur public », c’est le libérer des contingences politiciennes et lui permettre de relativiser les pressions technocratiques dans lesquelles il est souvent enserré. C’est inscrire ses savoirs disciplinaires et ses obligations administratives dans une perspective qui leur donne sens. C’est éviter de réduire les difficultés qu’il rencontre à des conflits de personnes ou à des affrontements catégoriels. En bref, c’est lui fournir une identité en l’inscrivant dans une précieuse verticalité : une verticalité qui permet d’échapper à l’horizontalité du marché scolaire sans le contraindre à reprendre les habits du clerc ou à enfiler ceux du précepteur privé. Une verticalité amitieuse et modeste à la fois puisqu’elle le place sous le signe de la construction de l’espace public.

Mais, une telle conception a beau être séduisante sur le plan théorique, elle n’en reste pas moins très difficile à mettre en œuvre. Elle semble contraire, à de très nombreux égards, à l’expérience quotidienne que nous vivons, aux évolutions sociologiques qui se dessinent et, même, à certaines des perspectives institutionnelles européennes. C’est pourquoi je vous propose, dans un premier temps, de regarder de près la situation sans écarter les problèmes ou fermer les yeux sur ce qui peut « faire » crise. Je tenterai de montrer, ensuite, que l’avènement de cette « crise de l’éducation » dans nos démocraties peut être une chance pour les enseignants dès lors qu’ils veulent bien s’appliquer à en relever le défi. Et, enfin, je me demanderai quels sont les leviers que nous pouvons utiliser pour qu’à l’avenir, les maîtres deviennent, de plus en plus, des « serviteurs publics » dans une société solidaire.

Je dois préciser, avant de m’engager plus avant, que je m’aventure aujourd’hui sur un terrain particulièrement délicat et que, le faisant dans le cadre d’une conférence, je serai contraint à quelques rapidités d’expression. De plus, je suis loin, sur les questions que j’aborde, d’avoir définitivement stabilisé ma pensée… Qu’on veuille donc bien prendre les propos qui suivent comme une exploration et une invitation, surtout, à poursuivre la réflexion et le débat. 

 

Les maîtres destitués ?

Quoiqu’il n’ait rien de bien nouveau et original, le discours sur la perte de l’autorité des professeurs prend, aujourd’hui, une ampleur inégalée. Certes, il est lié, pour une part, à cette « prolétarisation » des enseignants qui, d’après les derniers rapports dont nous disposons, frappe la plupart des pays développés. De « notable » jadis, sinon bien payé, du moins reconnu comme une personnalité à l’abri des soupçons et des critiques, l’enseignant est devenu un prestataire de service malmené aussi bien par les médias que par ses élèves… De manière encore plus grave peut-être, tous les sondages récents montrent que les enseignants ont intégré cette dévalorisation et sont désespérément en quête de ce qui pourrait fonder leur autorité.

Or, à regarder les choses de plus près, on s’aperçoit que, quoiqu’en disent de nombreux « intellectuels », les systèmes traditionnels de légitimation ne sont plus guère utilisables. Même si certains en ont encore la nostalgie, on ne peut plus aujourd’hui considérer l’enseignant comme un clerc, propriétaire d’une vérité révélée et qui fonctionnerait sur le mode sacramentel : impossible de défendre l’idée qu’une « ordination » de début de carrière confère pour toujours la possibilité d’imposer les mains à des générations d’élèves pour leur transmettre des savoirs de manière immuable. Dans un monde où tout va très vite et où la « formation tout au long de la vie » est devenue, à la fois, une nécessité et un projet pour plus de mobilité et de justice sociale, l’enseignant ne peut, sans se décrédibiliser, revendiquer un statut d’exception, prôner le caractère atemporel de ses compétences et afficher son indifférence face à l’émergence de nouveaux contextes, de nouvelles problématiques, de nouvelles exigences.

D’autant plus que l’enseignant n’exerce pas son métier en apesanteur sociale, indépendamment du contexte général : or, ce contexte est marqué par l’émergence de ce que des philosophes comme Marcel Gauchet nomment « l’individualisme social » (La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, TEL, 2002). Il ne s’agit pas ici de stigmatiser, avec un moralisme nostalgique, les comportements de nos contemporains. D’autant plus que des penseurs comme Norbert Élias ont pu montrer que l’individualisation des comportements était liée à l’émancipation de la toute-puissance du groupe comme à la nécessaire spécialisation des tâches dans l’organisation sociale et à l’émergence de la différenciation interindividuelle (La société des individus, Paris, Fayard, 1991). En réalité, il s’agit simplement de prendre acte de la fin des sociétés religieuses ou holistes qui, parce qu’elles étaient structurées elles-mêmes à partir d’une verticalité indiscutable, conférait à ses agents une parcelle de cette autorité et les mettait à l’abri de toute interrogation sur leur légitimité. À bien des égards, il faut se réjouir de la fin de ces sociétés, théocraties religieuses ou athées, où l’on était condamné à être un hérétique ou un dissident dès que l’on posait, même timidement, la question de la légitimité du pouvoir. Mais il faut voir aussi que nous payons cela au prix fort en éducation. Guy Coq se demande même si la démocratie ne rend pas, d’une certaine façon, l’éducation impossible (La démocratie ne rend-elle pas l’éducation impossible ?, Paris, Parole et Silence, 1999). Dès lors, en effet, qu’il n’y a plus de consensus sur les valeurs et que toutes les expériences singulières sont respectables, les institutions d’éducation se trouvent en vacances de référentiel stable. Et, face à cette vacance, seules les stratégies individuelles semblent avoir droit de cité : les parents – plus encore que « les familles », au sens habituel du terme – développent des comportements de « consommateurs d’école » qui les amènent à suspecter systématiquement la compétence des enseignants, voire leur bienveillance à l’égard de leur progéniture.

Parmi les éléments déterminants du contexte, il faut pointer aussi, bien sûr, la disparition du consensus sur « ce qu’il convient d’enseigner ». Jadis, il était acquis qu’à côté de l’éducation familiale et des dispositifs de formation technique et professionnelle qui fonctionnaient largement par mimétisme, l’École devait transmettre, selon l’expression d’Ernest Renan, « les belles choses héritées de l’histoire des hommes ». Mais nous savons bien que cette évidence a volé en éclats : d’une part, parce que les « belles choses » que nous enseignions avaient partie liée avec une vision très ethnocentrique de la culture et que « l’universel scolaire » s’est avéré, dans bien des cas, n’être qu’un ersatz médiocre du « charme discret de la bourgeoisie » parisienne. Par ailleurs, au sein même de nos sociétés occidentales, plus personne ne sait vraiment qui définit « ce qui est beau ». Le critère de la temporalité, longtemps pertinent (le beau était, tout simplement, ce qui a résisté à l’usure du temps), est battu en brèche : le beau, ce peut être le nouveau ou l’ancien, ce qui est à la mode ou ce qui ne l’est plus, ce qui enracine ou qui dépayse, etc… Et, enfin, l’idée même qu’il faille enseigner « le beau » n’est plus, loin de là, consensuelle : l’utile l’a largement remplacé. Et l’utile porte un danger encore plus grand de relativisme : rien n’est utile en soi, tout est utile pour quelque chose. Réduite par l’utilitarisme contemporain au rang de « compétences instrumentales », la culture scolaire se dissout ainsi en une multitude de savoir-faire sans autre légitimité qu’une pertinence inévitablement provisoire, aléatoire et, donc, parfaitement discutable. « Monsieur, à quoi ça sert ? » devient l’interrogation inlassable de classes entières d’élèves qui ont parfaitement intégré que, dans le discours social et politique, les savoirs étaient devenus des « outils » mobilisés en fonction de leur usage social… y compris pour la « formation à la citoyenneté » enrôlée à cette occasion. Il n’est donc guère possible de demander aux élèves de « respecter l’autorité des enseignants », dès lors que la tâche de ces derniers est définie en référence constante à une utilité extrinsèque. Par définition, la transmission de l’utile est discutable puisque c’est toujours, finalement, au récepteur qu’il incombe de vérifier le bien-fondé des connaissances acquises en fonction de leur fécondité instrumentale… Enfermée dans la course à l’utile, l’École est contrainte, en permanence, de « s’adapter » et les enseignants de se justifier.

Il ne reste donc pas grand-chose pour permettre à l’enseignant d’adosser son autorité et de ne pas s’épuiser dans la gestion quotidienne d’interminables conflits. L’inflation de l’usage du mot « gestion » dans le champ scolaire est, d’ailleurs, à cet égard, particulièrement trompeuse : s’il ne s’agissait que de « gérer » des situations difficiles, voire des problèmes d’autorité, au sens traditionnel que la psychosociologie donne à ce terme, tout serait finalement assez simple. Depuis longtemps on sait « gérer » la question de l’autorité et l’on rabâche, à satiété et sur tous les tons, qu’il suffit, pour cela, de trouver le juste équilibre entre un milieu rigide (où tout est défini à l’avance) et un milieu aléatoire (où rien n’est prévisible) : construire des cadres stables et négocier l’imprévu, donner des repères et s’adapter aux événements, associer fermeté et ouverture, etc… Les variations sur ce thème sont infinies et, alors que tout le monde semble d’accord sur ce qu’il faudrait faire, chacun constate que ça ne marche pas. C’est donc bien que la question de l’autorité n’est plus seulement une question de gestion des groupes, mais bien un problème de légitimité, d’une toute autre nature. Ne pas le reconnaître, c’est s’épuiser dans la gestion : sans verticalité fondatrice, on « manage » à vue et, au pire, on se contente de survivre en évitant les coups…

Il ne faut pas s’étonner, alors, de la crispation des enseignants sur ce qui leur paraît rester un « noyau dur » de leur pouvoir : la notation, les sanctions, les procédures d’orientation et d’exclusion. Quand l’autorité se dérobe, on se rabat sur un pouvoir qui permet de retrouver, sinon la légitimité ou le respect, du moins une forme de reconnaissance et, parfois simplement, un peu de tranquillité. Ainsi le pouvoir institutionnel que revendiquent les enseignants aujourd’hui permet-il moins de régler leurs problèmes que de tenir ces derniers suffisamment à distance pour résister à l’usure inévitable de celui qui tente désespérément de trouver, dans l’horizontalité, un compromis vivable. Faute de se construire une identité, faute de se penser dans une place et de pouvoir l’investir par des activités finalisées, on se contente de  panser ses blessures narcissiques… C’est ainsi, d’ailleurs, qu’on peut tenter de comprendre les réactions corporatistes des enseignants contre toutes les propositions qui paraissent attenter à leurs prérogatives : que ce soit quand il s’agit de modifier le calcul de leur service ou de reconsidérer les horaires de leur discipline dans le second degré, que ce soit quand il s’agit d’envisager de nouvelles responsabilités pour les directeurs d’école ou les chefs d’établissement, que ce soit quand on propose de donner aux parents une place plus grande au sein des instances scolaires ou dans les décisions concernant l’avenir des élèves. Un professionnel qui vit son autorité comme légitime, émanant d’un mandat clair et participant d’une mission explicite, peut reconsidérer sereinement les modalités de son activité. Un professionnel qui se voit réduit à exécuter des tâches sur des injonctions contradictoires et sans référent explicite, vit toute remise en question des modalités de son travail comme une agression insupportable. Sans finalités qui « verticalisent » le quotidien, on s’accroche aux modalités qui le sécurisent. Rien de glorieux, mais rien de plus normal.

Or - et ce n’est qu’un paradoxe apparent - cette fragilisation de l’enseignant intervient au moment où la pression sociale sur les « résultats » n’a jamais été aussi forte. Tout se passe comme si l’on privait l’enseignant, des moyens d’exercer sa mission tout en exigeant de lui une efficacité de plus en plus grande ! En réalité, ces deux aspects sont profondément liés et relèvent d’un véritable changement de paradigme : pour dire les choses d’une manière sans doute assez caricaturale, mais qui correspond bien à ce que les enseignants vivent au quotidien, nous sommes passés de la transmission d’une culture et de valeurs assumées (ce qui ne signifie nullement, bien sûr, qu’elles n’étaient pas contestables sur le plan éthique et politique) à la production de résultats identifiés : or, en dépit d’un consensus social apparent sur la nature et l’importance des ces résultats (l’acquisition du socle commun, la formation à la citoyenneté, l’élévation du niveau de qualification, etc.), ces résultats ne sont actuellement que des « utilités scolaires et sociales », privés de toute verticalité capable de les relier, en même temps, à un patrimoine et à un projet, à un passé et à un futur. En réalité, « l’obligation de résultats » à laquelle sont soumis les enseignants aujourd’hui est un déni, à la fois, de la mission culturelle de l’École et de sa fonction éducative d’ « institution d’un sujet ». Ce qui caractérise, en effet, tant la culture que le sujet, c’est que le tout y est irréductible à la somme des parties : une culture n’est pas réductible à l’ensemble des savoirs qu’elle comprend, pas plus qu’un sujet n’est réductible à l’ensemble des compétences qu’il maîtrise.

À cet égard, le regain du béhaviorisme dans les discours scolaires - qu’il soit le fait de la cohorte des évaluateurs de toutes sortes ou de l’injonction des didacticiens qui n’hésitent pas à l’associer à une profession de foi constructiviste - n’est en rien un hasard, ni le résidu d’une époque révolue. C’est bien le corollaire de la difficulté à fonder le métier d’enseignant autrement et ailleurs que dans l’horizontalité du commerce des hommes : « commerce » qu’il est aussi impossible de mépriser - au risque de basculer dans la misanthropie ou de se complaire dans le solipsisme - que de s’y abandonner tout entier - au risque de n’être plus qu’un gestionnaire de l’immédiat.

Faut-il, alors, désespérer du métier d’enseignant ? Faut-il se résigner à ce que ce dernier ne soit plus un « serviteur public », mais devienne exactement l’inverse, un « serviteur du public » ? Ce serait renoncer à toute véritable ambition éducative. Ce serait aussi désespérer de notre monde… Or, parce qu’il est toujours porteur du postulat d’éducabilité, le pédagogue ne peut s’y résoudre. Même s’il mesure à quel point son optimisme peut apparaître naïf, il le préfère encore à l’esthétisme de la désespérance. Question de posture plutôt que de position, sans doute et non sans quelque affectation. Mais tentative d’allier, selon la formule de Gramsci, « le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté ».

 

Une crise qui pourrait bien être une chance ?

L’individualisme social est corollaire de la chute de toutes les formes de théocraties. En l’absence d’une instance qui dit le « bien des hommes » à leur place, chaque individu est promu « acteur de son propre destin »… ce qui, concrètement, sous la beauté de la formule, signifie « juge de ses propres intérêts » et « libre des stratégies à utiliser pour les réaliser », dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre juridique imposé… ou qu’il parvient à s’en exonérer sans se faire prendre ! Ainsi conçu, cet individualisme social a profondément partie liée avec la doctrine libérale classique qu’on nous ressert régulièrement sous les oripeaux de la modernité et qui renvoie, tout simplement, à la conclusion de La Fable des Abeilles de Mandeville, parue en 1714 : « Les vices privés font les vertus publiques ».

Il ne faudrait pas, pour autant, s’enfermer dans une alternative mortifère entre la tyrannie et le chaos. Au moins à titre d’hypothèse de travail, nous pouvons espérer autre chose : une ligne de passage entre la dictature et la guerre civile, entre le despotisme du pater familias et la réduction de la famille à un conflit permanent d’individualités, entre le maître-clerc et le maître-camarade, entre l’éducation-normalisation et l’éducation-démission… Nul ne souhaite revoir les atrocités qui ont ensanglanté l’ex-Yougoslavie ; mais nul ne souhaite, non plus, y voir revenir un carcan despotique sous prétexte qu’il a été capable de contenir, un temps, les forces centrifuges des communautarismes ethniques et religieux. Nul ne peut approuver la réduction de la famille à l’ensemble des personnes qui se disputent le même réfrigérateur et la même machine à laver ; mais faut-il, pour autant, promouvoir une conception de la famille où le mâle imposerait à nouveau ses caprices, avec des repas familiaux où les enfants seraient systématiquement réduits au silence ? Nul ne souhaite que se développent des situations scolaires où l’enseignant est méprisé, voire agressé ; mais peut-on simplement restaurer les anciens rituels et revenir aux temps bénis où les élèves, soigneusement sélectionnés au fur et à mesure de leur scolarité, ne réussissaient que s’ils savaient s’ennuyer poliment ? Nul n’approuve vraiment - en dépit des procès d’intention faits aux pédagogues par ceux qui ne les lisent pas -  le laxisme généralisé, l’absence d’exigence, la démagogie systématique à l’égard de la jeunesse ; mais qui pourrait prétendre que la multiplication des sanctions suffit, à elle seule, à former les jeunes à la maîtrise de soi et à la réflexion ? Il nous reste donc à trouver une voie entre la nostalgie de l’autoritarisme et l’entredéchirement des pairs.

En réalité, nous vivons une situation nouvelle qui pourrait, peut-être, nous permettre d’avancer vers un nouveau pacte social : au lieu de nous désoler du déferlement des intérêts individuels et communautaires, nous pourrions nous interroger sur la formidable opportunité que cela nous ouvre pour tenter de fabriquer ensemble, à partir d’eux, du « bien commun ». Que ce « bien commun » ne soit plus défini par des instances théocratiques, relayées par des clercs adoubés et assujettis, est, à la fois, générateur de terribles risques d’éclatement et porteur de la possibilité de construire une autre forme de verticalité… Car, nous devons faire face à ce que Milan Kundera a si justement nommé « l’insoutenable légèreté de l’être » : nous avançons dans le vide sans grand récit fondateur ni transcendance assumée collectivement. Comme l’exprime si bien Antonio Machado, il n’y a pas de chemin et nous devons faire le chemin en marchant : « Caminante, son tus huellas el camino, y nada mas ; se hace el camino al andar. Al andar se hace el camino… ». Ou, encore, comme l’explique Claude Lefort, « la démocratie est une forme de société dans laquelle les hommes reconnaissent qu’il n’y a pas de garant ultime de l’ordre social… dans laquelle les hommes consentent à vivre dans l’épreuve de l’incertitude. (…) Dans ces conditions, le lieu du pouvoir est reconnu comme un lieu vide. (…) Là où s’indique un lieu vide, il n’y a pas de condensation entre le pouvoir, la loi et le savoir, ni d’assurance possible de leurs fondements. L’exercice du pouvoir est matière à un débat interminable. (…) Les aventures totalitaires nous ont appris quel attrait exerçait la domination, du haut en bas de la bureaucratie… À présent, c’est l’expansion du marché, supposé auto-régulateur à l’échelle de la planète, qui porte un défi au pouvoir démocratique. » (Le temps présent, Belin, 2007 ; 991, 992)

Il n’est pas certain qu’entre la toute-puissance du totalitarisme et celle du marché, il existe vraiment un modèle possible. Il est même probable que rien ne pourra y exister sans un prodigieux effort des hommes pour l’instituer. Et il m’apparaît à peu près sûr que cet effort devra être soutenu sans le moindre espoir qu’un institué nous exonère définitivement de l’instituant. Nous avons besoin d’un travail sans cesse renouvelé pour faire exister de « l’entre » : du collectif construit et ouvert à la fois, capable de délibérer le moins mal possible et de se projeter dans l’avenir avec une conception acceptable du « bien commun »… Pas question, évidemment, dans cette perspective, de nier ou même de délégitimer les intérêts individuels : ils sont le matériau et même l’énergie dont aucune société ne peut se passer. Mais il faut travailler avec et sur les intérêts individuels, leur permettre de s’exprimer, de s’expliciter, de se projeter dans le futur, de se mettre à l’épreuve de l’anticipation et de la réciprocité… Il faut fabriquer de la démocratie, modestement mais obstinément. Avec une utopie de référence qui en vaut bien une autre : la perspective de faire émerger de la verticalité dès lors que les hommes peuvent s’exhausser au-dessus de leurs intérêts immédiats pour définir ensemble les conditions de pérennité de « l’humaine condition ».

Dans ce sens, ce n’est pas l’idéal démocratique qui représente la verticalité, mais ce qui, justement, rend la démocratie possible : l’élaboration et l’amélioration de nos institutions de « fabrique du bien commun » et l’éducation de nos enfants pour qu’ils puissent habiter, faire vivre et faire progresser ces institutions. La verticalité, c’est la condition d’une horizontalité qui ne soit pas la guerre des individualités. Et l’École, à cet égard, peut incarner cette verticalité : dès lors qu’on ne la réduit pas à un système sophistiqué de gestion des flux ou à une juxtaposition d’enseignements fragmentés, mais qu’on la considère comme « un programme culturel » au sens où Jérôme Bruner l’a défini et avec les exigences que j’ai tenté de formuler dans Lettre à un jeune professeur (Paris, ESF, 2005) : « Le programme d’une école ne se réduit pas aux disciplines qu’elle enseigne. La discipline principale d’une école, vue sous l’angle culturel, c’est l’école elle-même. C’est ainsi que les élèves la vivent, et c’est cela qui détermine le sens qu’elle a pour eux. »

La difficulté bien sûr - et Régis Debray l’a remarquablement formulée (Aveuglantes Lumières, Paris, Gallimard, 2006) -, c’est que cette verticalité a un caractère très formaliste et rivalise difficilement avec les transcendances religieuses, les idéaux politiques traditionnels ou les idoles commerciales. Le « patriotisme constitutionnel » prôné par Habermas ne semble guère, en effet, prêt à mobiliser les foules : on peut imaginer des hommes allant au combat pour défendre une Nation ou une foi ; on a vu des êtres se sacrifier pour combattre un oppresseur ; on voit aujourd’hui des jeunes se piétiner pour assister à un concert et des moins jeunes s’empoigner dans les stades… mais on n’imagine guère des citoyens se mobiliser activement, écrire des hymnes et s’engager dans une bataille pacifique et obstinée pour défendre les « conditions a priori de la constitution d’un espace public démocratique » ! La verticalité a ceci de particulier qu’elle a besoin de s’incarner : il lui faut des temples et des prêtres, des rites et des fêtes, des symboles et des célébrations… Alors - utopie pour utopie – posons que, l’École, entendue en un sens bien plus large que la « forme scolaire » traditionnelle, pourrait constituer une verticalité possible qui permette à notre monde de ne pas s’abîmer dans les conflits inhérents à une horizontalité sans références. Et puisqu’il n’y a pas de verticalité possible sans figure tutélaire, posons que Jean Zay (1904-1944), le ministre de l’Éducation nationale et des Beaux Arts du Front populaire, entre 1936 et 1939, pourrait être cette figure-là. Contrairement à Jules Ferry qu’on s’obstine à nous donner, en France, comme la référence éducative suprême et qui fut tout entier englué dans les contradictions du 19ème siècle - articulant nationalisme et colonialisme, revanche contre l’Allemagne et crainte des communards - Jean Zay, lui, est un homme du 21ème siècle : il veut démocratiser l’accès à l’institution scolaire, mais comprend que c’est impossible sans un accompagnement des élèves et une véritable aide au travail personnel ; il croit en la force de l’École, mais promeut les mouvements d’Éducation populaire qui viennent compléter son action éducative en permettant des rencontres entre pairs encadrées par de jeunes adultes qui jouent le rôle de passeurs ; il insiste sur l’importance de la transmission du patrimoine culturel, mais rend aussi obligatoire l’éducation physique et sportive ; il développe les bibliobus pour promouvoir le livre, mais promeut la radio scolaire ; il crée la médecine scolaire et le Festival de Cannes, imagine le Centre national de la Recherche Scientifique et les Œuvres sociales pour les élèves et étudiants en difficulté… Bref, c’est un véritable visionnaire, capable de ressaisir en un projet cohérent l’exigence éducative dans toutes ses dimensions comme vecteur de la démocratie.

Dans une société où triomphe l’individualisme, l’éducation pourrait donc devenir la voie vers la démocratie en actes. Rien de facile, bien sûr, sur cette voie semée d’embûches, où il nous faut, à chaque instant, réfléchir sur la direction à prendre. De vrais espoirs et de faux amis, des malentendus à chaque pas… Le Chat et le Renard, comme dans Pinocchio, nous font prendre en permanence les vessies pour des lanternes, au point qu’on finit par imaginer que Neill, l’auteur du célèbre Libres enfants de Summerhill, est plus progressiste que Baden Powell, le fondateur du scoutisme dont l’image a été complètement ringardisée : pourtant, Neil ne fait qu’organiser une enclave libertaire où il récupère en séduction ce qu’il a abandonné en contraintes, tandis que Baden Powell, avec le système des brevets, qui sera repris par Célestin Freinet, nous offre une conception authentiquement éducative de l’évaluation comme dépassement de soi. De même, on exhibe, pour dénigrer la pédagogie tout entière, quelques errances non-directives, quand il faudrait regarder comment Makarenko, par exemple, permet, par la rotation systématique des tâches, d’éviter tout engluement du sujet dans le donné… En fait, il nous manque, pour faire de l’autorité de l’enseignant une « autorité qui autorise », selon l’expression de Michel de Certeau (L’invention du quotidien 1 - Arts de faire, paris, Folio-Gallimard, 1990), une conception claire de ce pourrait représenter une véritable « éducation à la démocratie ». Quelle verticalité éducative peut-elle fonder aujourd’hui l’autorité légitime du maître ?

 

Les enseignants vecteurs de démocratie ?

Car, penser une « École pour la démocratie » permet, dans la perspective que je développe, de faire du maître un véritable « serviteur public » dont la mission est de rendre possible l’exercice de la démocratie par les citoyens. C’est donc permettre à l’enseignant de retrouver une verticalité grâce à laquelle il peut espérer ne pas passer son temps à gérer des tensions institutionnelles, des conflits sociaux et des pressions de toutes sortes. C’est lui permettre de se construire une identité pour la modernité.

Commençons par dissiper un malentendu tenace : l’École, les écoles primaires et les établissements scolaires du second degré, ne sont nullement des institutions « démocratiques » au sens où les élèves, les maîtres et les personnels pourraient y décider ensemble, selon le principe « un homme, une voix », de ce qui s’y passe. La dissymétrie entre les élèves et les éducateurs y est une donnée constitutive : si les élèves pouvaient exprimer leur avis sur l’école au même titre que les adultes, c’est qu’ils seraient déjà éduqués et n’auraient plus besoin d’aller à l’école. En revanche, l’École est un lieu de formation à la démocratie, c’est-à-dire un expace-temps où des êtres mineurs apprennent, simultanément et indissociablement, à « penser par eux-mêmes » et à exister dans un collectif, afin d’entrer dans ce que Kant nomme la majorité. Simultanément et indissociablement, tout est là ! En effet, « penser par soi-même » n’aurait pas de sens si cela signifiait se priver de la pensée des autres, des connaissances et des œuvres élaborées tout au long de l’histoire des hommes. Ce serait une tentative aussi ridicule que celle du Baron de Münchausen qui imagine pouvoir se sortir de l’eau en se tirant lui-même par les cheveux. « Penser par soi-même » impose d’exister dans un collectif articulant la verticalité d’une culture sédimentée et l’horizontalité d’échanges qui permettent qu’en la partageant on se l’approprie… Mais, exister dans un collectif, à l’intersection de l’espace et du temps, ne peut exonérer l’individu de ce travail sur lui-même par lequel il se défait de toutes les tentations de troquer la sortie de sa solitude contre l’assujettissement à un « chef ». Car, la fascination mimétique, l’engluement dans l’identification aveugle, l’adhésion non distanciée interdisent à un être de se « mettre en jeu » - de « se mettre en je » - et, ainsi, de s’inscrire dans une configuration humaine, comme un sujet parmi d’autres sujets.

Cette dialectique du « nous » et du « je » s’exprime, dans l’acte pédagogique, sous forme de tensions que j’ai tenté d’explorer systématiquement dans La pédagogie entre le dire et le faire (Paris, ESF éditeur, 1995-2007) et dans Faire l’École, faire la classe (Paris, ESF éditeur, 2004-2008). Plus récemment, dans Pédagogie : le devoir de résister (Paris, ESF éditeur, 2007-2008), j’ai essayé de montrer comment le travail sur ces tensions permettait d’esquisser ce que j’ai appelé une « pédagogie du sujet ». Ce dernier peut, en effet, se construire dès lors qu’on assume la tension entre le principe d’éducabilité – « Tout individu peut apprendre et grandir » - et le principe de liberté – « Nul ne peut contraindre un individu à apprendre et grandir ». Il peut émerger et se développer quand on articule la transmission d’une culture qui lui préexiste nécessairement et sa mobilisation personnelle sans laquelle cette culture resterait lettre morte. Ainsi Marcel Gauchet lui-même peut-il écrire : « Il ne sert à rien de prétendre inculquer (à un individu) les acquis (qui le précèdent), dont il est tout aussi improbable de lui épargner l’antériorité, avec ce qu’elle implique d’obligation à s’en saisir. C’est entre ces deux termes que l’art pédagogique est condamné à se mouvoir. Il lui appartient de rechercher le moyen terme entre ces deux dimensions également incontournables, avec les exigences opposées qui s’y attachent. Permettre l’appropriation personnelle du côté de l’élève, tout en lui rendant sensible et intelligible cette précédence des savoirs qui s’impose à lui : la quête de ce difficile équilibre est ce qui pourra donner sa pleine justification à la fonction médiatrice de l’enseignement. » ( M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008, 91). Marcel Gauchet ne va pas tout à fait jusqu’à dire que cette fonction médiatrice est ce qui peut permettre à notre institution scolaire d’aider les individus à s’exhausser au-dessus des déchaînements désordonnés de l’individualisme social… Mais, pour ma part, il me semble possible d’explorer très sérieusement cette hypothèse.

Il nous faut alors nous demander quelles seraient les caractéristiques d’une « pédagogie pour la démocratie » qui ne serait ni un « don » (on doit pouvoir s’y former), ni une « science » (dès lors qu’on travaille dans la tension, tout applicationnisme est exclu et nous sommes condamnés à l’inventivité pour tenter de dépasser les contradictions), mais bien plutôt un « art de faire », comme le dit encore Michel de Certeau : art de « faire avec »… contre la tentation démiurgique qui abolit la résistance de la matière qu’elle doit transformer. Art de « faire en s’appuyant sur ce qu’on a déjà rencontré ou observé »… contre la tentation de tout tirer de soi, d’oublier le patrimoine pédagogique et d’ignorer les expériences de ses pairs. Art de « faire au bon moment » en saisissant les occasions propices… contre toute tentation d’imposition aveugle et systématique.

Sans doute peut-on trouver le principe fondateur d’une éducation à la démocratie dans cette remarque - qui n’est pas sans un certain pathétique - d’Hans-Georg Gadamer : « C’est véritablement une tâche gigantesque qui se trouve assignée à chaque homme à tout instant. Il s’agit de tenir sous contrôle ses préventions, son plein de désirs, de pulsions, d’espoirs et d’intérêts, et suffisamment pour que l’autre ne devienne pas invisible ou ne demeure pas invisible. Qu’on puisse donner raison à l’autre, qu’on doive avoir tort contre soi-même et ses propres intérêts, voilà qui n’est pas facile à comprendre. » (L’héritage de l’Europe, Paris, Payot-Rivages, 1996, 23) Pas facile à comprendre et encore moins facile à mettre en œuvre ! Voilà qui demande, en effet, une détermination et un étayage dont toute démocratie, au risque de désespérer d’elle-même, doit postuler la transmissibilité. Et c’est cette transmissibilité qu’explore, depuis Pestalozzi, la modernité pédagogique.

Ainsi, de Ferdinand Buisson à Germaine Tortel, de John Dewey à Marta Mata, la pédagogie nous offre-t-elle trois entrées privilégiées pour transmettre cette capacité de construction-altération où l’individu devient sujet dans un collectif : la méthode expérimentale, qui permet d’apprendre à émettre des hypothèses et à les vérifier ; la recherche documentaire qui permet d’aller consulter des documents, de savoir qui parle, quand et comment, de comparer des points de vue et de repérer des invariants ; et, enfin, la démarche créatrice qui apprend au sujet à exprimer, par le symbolique, ce qu’il a de plus intime et qui renvoie à ce qui est le plus universel. Réunies autour du syntagme passe-partout de « méthodes actives », ces entrées restent, à mes yeux, encore extrêmement fécondes aujourd’hui.

Pourtant, il importe de les réinscrire dans trois thématiques mises à jour plus récemment par les travaux pédagogiques : la question de l’apprentissage, celle du travail et celle du sens.

  • Sur l’apprentissage, dans le sillage de Piaget et Vygotsky et grâce aux apports de chercheurs comme Jean-Pierre Astolfi (La saveur des savoirs, Paris, ESF éditeur, 2008), nous mesurons mieux, aujourd’hui, à quel point il ne se décrète pas : il s’effectue par chacun, de manière singulière, dès lors qu’une situation proposée (qu’il s’agisse d’une situation expérimentale ou d’un cours magistral, d’une situation individuelle ou collective) devient saisissable par l’esprit de celui qui doit apprendre. Pour qu’elle soit saisissable, elle doit comporter des consignes précises et intelligibles, des matériaux accessibles et une activité mentale à effectuer en faisant jouer les consignes sur les matériaux : c’est cette activité mentale qui permet une acquisition. À cet égard, il n’y a de véritable formation démocratique à la démocratie que si l’on s’efforce de lutter conte l’aléatoire des apprentissages en travaillant systématiquement sur des situations diversifiées et en se posant la question de la manière dont chaque élève les investit.
  • Sur le travail, grâce au travail des didacticiens et aux mises en garde de l’équipe ESCOL de l’université Paris 8-Saint Denis (Stéphane Bonnery, La construction des différences et des inégalités scolaires, Paris, La Dispute, 2007), nous savons à quel point il est important de distinguer la tâche de l’objectif. La tâche, quoique visible et facilement évaluable, est éphémère, et sa réussite ne permet pas toujours d’inférer de la réussite de l’apprentissage ; l’objectif, en revanche, est invisible au premier degré ; il suppose, pour être véritablement maîtrisé, un réinvestissement dans un autre contexte et, donc, la capacité de formaliser mentalement - plus ou moins explicitement selon les cas - « ce qu’il fallait apprendre ». Les « bons élèves », bénéficiant d’un environnement familial favorable ne s’arrêtent pas à la tâche et savent qu’ils seront jugés sur ce qu’ils ont compris. Les élèves en difficulté ou en échec, en revanche, considèrent que, s’ils ont effectuée la tâche, ils ont rempli leur contrat scolaire. À cet égard, le rapport au travail scolaire doit être véritablement construit comme un enjeu pédagogique fort : tant qu’on laissera certains élèves se satisfaire d’une conception mécanique du travail où le faire surdétermine le comprendre, on ne pourra prétendre former des citoyens.
  • Sur le sens, dans la perspective des travaux d’un homme comme Serge Boimare (Libérer le désir de savoir chez l’enfant, Paris, Dunod, 2008), nous sommes parvenus à nous dégager d’une vision simpliste des choses : le sens ne peut pas être réduit à ce qui sera utile à l’élève dans sa vie quotidienne… Car on prendrait, alors, un double risque : celui d’une rétention dans le concret qui bloque l’accès à l’abstraction et celui d’une assignation à des savoirs de très bas niveau taxonomique pour ceux et celles qui ont un champ d’expériences personnelles et sociales limité. Par ailleurs, nous avons appris à nous dégager d’une conception étriquée de la motivation selon laquelle il conviendrait toujours de greffer des propositions pédagogiques sur les intérêts existants et manifestes des élèves : nous mesurons à quel point cela renvoie aux inégalités et sous-estime gravement le pouvoir attracteur de la culture… Au contraire, les travaux les plus prometteurs en pédagogie s’efforcent de mobiliser l’intelligence des élèves sur des savoirs complexes en pariant sur leur puissance anthropologique. C’est en montrant que ces savoirs renvoient à des questions essentielles que les hommes se sont posées et qu’ils ont pu, sinon résoudre, du moins comprendre, que nous pouvons leur restituer, pour chaque élève, un pouvoir émancipateur. À cet égard, la mise en avant de la dimension proprement culturelle des savoirs - en dehors de leur stricte « utilité scolaire » - est une exigence fondamentale : elle permet d’accéder à cette jouissance du comprendre qui place la recherche de la précision, de la justesse, de la vérité au cœur du travail scolaire. Elle contribue à former des citoyens capables de subvertir les préjugés et de vivre, tout au long de leur vie, les apprentissages comme une aventure émancipatrice et non comme un assujettissement aux « sujets supposés savoir ».

On n’aura pas manqué de noter que je ne place pas au premier plan des apprentissages requis pour la formation à la démocratie les dispositifs traditionnellement valorisés pour cela en pédagogie, comme les conseils d’élèves, le travail sur les règlements et les sanctions, la vie scolaire, etc… tous dispositifs qui relèvent de ce qu’on nomme traditionnellement la « socialisation ». Deux raisons à cela : d’une part, comme le montre bien Antonio Novoa sur l’exemple du Brésil - mais qui est assez largement vrai, me semble-t-il, partout ailleurs - il y a un vrai danger à ce que nos institutions scolaires se scindent en deux blocs : l’un chargé d’instruire les nantis, l’autre de pacifier les barbares. Cette tentation de « passification » des élèves difficiles à travers des méthodes « actives » coupées des apprentissages me paraît très grave et lourde de menaces. D’autre part, je suis convaincu qu’il est impossible de « faire de la socialisation sur rien » : la socialisation s’effectue à partir et à travers les apprentissages scolaires… De même que le débat démocratique n’est constructif que s’il mobilise des connaissances et travaille sur des scénarios. On a tendance à penser que le débat démocratique s’inaugure avec une prise de parole « à vide » : rien n’est plus faux… Les vrais débats démocratiques se construisent quand on débat « de quelque chose » et, le plus souvent, d’un écrit sur lequel on s’appuie et qui permet à la pensée de se développer. Nourrir le débat de « contenus » n’est pas le tronquer. En revanche laisser penser qu’on peut débattre de rien est une illusion. Sans ressources, le débat est souvent stérile et tourne à l’affrontement des individus : tout le contraire, justement, de ce que veut instaurer une authentique démocratie.

Au total, il me semble possible de fonder une « pédagogie pour la démocratie » en étant fidèle au principe fondateur de Gadamer, en ressaisissant l’inspiration des « méthodes actives » et en tenant compte des développements plus récents de la réflexion éducative. Cette pédagogie devra articuler étroitement trois exigences : différer / comprendre / mettre en débat.

  • Différer d’abord, dans les deux sens du mot : surseoir au passage à l’acte et oser sa différence, prendre le temps de la réflexion et se « décoller » des images qu’on trimbale où des stéréotypes qui confèrent une identité à bon marché. Différer pour tenir à distance, à la fois, le pulsionnel et le fusionnel.
  • Comprendre ensuite, au sens le plus fort du terme : accéder à l’intelligence des êtres et des choses, s’approprier et construire des connaissances qui rendent le monde saisissable, pouvoir penser pour ne pas vivre dans un pragmatisme aveugle. Comprendre pour tenir à distance, à la fois, la facilité du slogan et l’efficacité à court terme de la recette.
  • Mettre en débat enfin, sans, pour autant, cultiver le conflit : mettre en débat pour articuler les savoirs stabilisés et les choix de valeurs, les connaissances objectives et les scénarios probables ; déplacer les points de vue, interroger les possibles, anticiper les objections ; dialoguer en permanence avec les autres et avec soi pour ne jamais s’enkyster dans le dogmatisme inévitable de la solitude. Mettre en débat pour tenir à distance, à la fois, la récusation immédiate et la sidération hypnotique.

Ainsi dispose-t-on, au moins, d’une « morale provisoire » pour une « pédagogie pour la démocratie ». Et l’on peut, à partir d’elle, interroger les pratiques éducatives : comportent-elles les rituels nécessaires pour apprendre à différer ? Proposent-elles des enjeux intellectuels suffisamment forts pour mobiliser l’intelligence des élèves ? Intègrent-elles des temps d’interaction régulée où les points de vue peuvent s’exprimer sans s’affronter afin de parvenir à plus de précision, de justesse, de vérité ? Plus concrètement encore : existe-t-il des temps de silence qui permettent de réfléchir, des dispositifs qui imposent de reporter un avis ou une proposition à plus tard ? Existe-t-il des moments de partage intellectuel où le maître explore son propre savoir en l’exposant, tenaillé par le désir de le rendre accessible et d’en restituer la saveur ? Existe-t-il des temps de travail de groupe où chacun s’essaye à des rôles et à des postures différentes, où des textes et des documents sont mis en débat, où l’on apprend à construire progressivement un « monde commun » ? 

On voit bien qu’ainsi défini le travail pédagogique, loin de se réduire à des « services au public », permet de donner au « service public d’éducation » une  véritable verticalité. Ainsi peut-on asseoir - inconfortablement, certes, mais il n’y a guère de position confortable dans un projet démocratique ! - l’autorité de l’enseignant sur autre chose que sur une nostalgie passéiste ou une course contre la montre avec « le marché scolaire ». Ainsi peut-on tenter de sortir des crispations corporatistes pour inventer ensemble une nouvelle manière d’incarner le « principe espérance » : par la pédagogie.

 

En guise de conclusion (provisoire) : quel modèle pour le service public d’éducation ?

Malheureusement, la notion de « service public » n’a pas fait l’objet, à mes yeux, de réflexions suffisamment poussées. Ainsi, dans ce domaine, est-on encore prisonnier d’une oscillation infernale entre, d’un côté, un modèle technocratique et centralisateur qui fait de l’investissement systématique de l’État et du contrôle sourcilleux des acteurs le gage de la qualité du service, tandis que, de l’autre côté, la privatisation et la mise en concurrence sont présentées comme les garants de la qualité des services. Politiquement, il ne semble pas y avoir d’autre voie, la gauche se rabattant systématiquement sur la première (surtout quand elle est dans l’opposition) et la droite mettant en œuvre la seconde quand elle est au pouvoir.

Or la vraie question, la question démocratique et citoyenne par excellence est bien celle de la qualité du service public, conçu comme institution dévolue au « bien commun éducatif ». Dans un démocratie, nous l’avons dit, les intérêts individuels sont légitimes… mais le bien commun se construit à partir d’eux, dans un travail patient de confrontation et d’invention. L’École ne doit pas échapper à cette règle. Elle ne peut exclure les parents - relégués au rang d’ « usagers » - ou, simplement, les installer sur des strapontins de manière condescendante. Si, dans l’École comme institution publique, on n’associe pas les parents-citoyens au pouvoir, il ne faut pas s’étonner que les parents-consommateurs cherchent à prendre le pouvoir sur les écoles en faisant jouer la concurrence entre elles… ou avec le privé.

Il faudrait s’inspirer, dans ce domaine, des perspectives stimulantes ouvertes, il y a déjà longtemps, par Bertrand Schwartz quand il évoquait la « pédagogie du dysfonctionnement » (Moderniser sans exclure, Paris, La Découverte, 1997). Les dysfonctionnements, expliquait-il, c’est ce qui permet à une institution de progresser dès lors que leur traitement n’est pas externalisé. Face à un dysfonctionnement, l’institution doit toujours ouvrir des espaces de dialogue et, surtout, de construction de solutions en commun. Voilà un beau projet pour le « service public d’éducation » ! En réalité, voilà ce qui lui permettrait d’être digne de ce nom. Car une École dans laquelle une seule famille est condamnée à chercher une solution à ses propres frais à l’extérieur de l’École ne peut prétendre être un véritable service public.

Ce travail au côte à côte avec des parents citoyens et impliqués, loin de compromettre ou de miner l’autorité des enseignants, comme on le croit parfois, la renforcerait et la légitimerait. Il éviterait que les élèves jouent en permanence une instance éducative contre une autre. Il contribuerait, enfin, à investir les enseignants d’une mission claire : être des « serviteurs publics » dans le « service public d’éducation ».