Quelques principes qui me paraissent susceptibles de servir d'horizon
à notre travail de chercheur, de militant et d'homme ou de femme engagé dans un combat éducatif...
et qui renvoient à ce qu'Edouard Claparède nommait "la probité".
Edouard Claparède est surtout connu comme psychologue et pédagogue, mais il fut aussi philosophe (et participa au fameux Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande). Il fonda, à Genève, au début du XXe siècle, l'Institut Jean-Jacques Rousseau qui se donnait pour objectifs une meilleure connaissance des règles qui régissent le développement de l'enfant afin d'en tirer toutes les conséquences en matière éducative (c'est dans cette perspective que Claparède développera "l'éducation fonctionnelle"). Partisan d'une "école sur mesure", il élaborera un ensemble d'outils pour "diagnostiquer les aptitudes des écoliers". Il faut, évidemment, passer son oeuvre au crible d'une critique épistémologique et pédagogique (cf. mon texte "La pédagogie différenciée : enfermement ou ouverture ?"), mais on doit reconnaître l'importance décisive de cet apport...
En février 1939, alors que le nazisme menaçait l'Europe et que la Suisse revendiquait une stricte "neutralité", Edouard Claparède donna une conférence à Genève sous les auspices des Amis de la Pensée Protestante. Il reprit les thèmes de cette conférence dans une série de huit articles qui parurent sous un titre commun "Morale et politique" entre février et octobre 1939. Il les compléta dans les mois qui suivirent, mais mourut, le 29 septembre 1940, sans avoir pu publier l'ouvrage qui devait présenter l'ensemble de sa réflexion sur la question. Le livre Morale et politique, ou les vacances de la probité ne put paraître qu'en 1946, une fois levée la censure qui l'avait frappé (l'ouvrage n'a malheureusement pas été rééédité après 1947). Au-delà des réflexions particulières sur la politique helvétique et internationale de l'époque, il comporte, à mes yeux, l'énoncé essentiel de l'attitude qui doit inspirer aujourd'hui quiconque se veut un "intellectuel engagé".
EXTRAITS
La probité est la fidélité aux principes que l'on a délibérément choisis. Elle n'est elle-même ni la vérité, ni la justice, ni la charité. Elle est le constant souci de conformer ses actes aux règles que l'on a acceptées et reconnues comme justes et bonnes.
LES COROLLAIRES DE LA PROBITÉ
De la probité découlent, pour la vie de tous les jours, vie privée et vie publique, un certain nombre de règles pratiques que j'appellerai les corollaires de la probité . Ces corollaires, je pense qu'il n'est pas inutile de les formuler. Car si, dans les discours et dans les écrits, on ne cesse de célébrer les valeurs spirituelles, dans la pratique on ne se fait pas faute d'éluder les devoirs qu'elles commandent. Ces devoirs, il faut avoir le courage de les regarder en face. Le mal de notre temps, c'est peut-être bien de se laisser bercer par les affirmations généreuses, mais aussi très générales, sans chercher à se représenter avec précision quels comportements elles impliquent.
Voici quelques-uns de ces corollaires ; je ne prétends pas, loin de là, les énumérer tous :
Nous avons d'abord le principe de non-infaillibilité ; celui de non « réalisme » ; de non-opportunisme (il faut accepter les préceptes moraux avec toutes leurs conséquences) ; celui d'impartialité (employer la même balance pour peser les actes de ses amis et de ses adversaires) ; celui d'équité, qui n'est qu'un aspect spécial du précédent (les mêmes principes qui valent pour nous valent aussi pour nos adversaires) ; le principe d'information intégrale (dissimuler une partie de la vérité au détriment d'un adversaire ou en faveur d'un partenaire, et cela dans la mesure où cette dissimulation altère la physionomie morale de cet adversaire ou de ce partenaire, est faire un faux). Notons encore ce qu'on pourrait appeler le principe de fermeté (les fautes que peuvent commettre nos adversaires ne nous dispensent pas de nos devoirs intellectuels et moraux). Et enfin le principe de l'internationalité de la morale (comme il n'y a pas deux façons de concevoir la vérité, le droit, la justice, la morale internationale relèvent des mêmes principes, exactement, que la morale individuelle).
LE PRINCIPE DE NON-INFAILLIBILITÉ
La non-infaillibilité, c'est bien le principe protestant par excellence. Il est aussi celui de tout homme qui réfléchit, qui sait que la vérité est une fin difficile à atteindre (à supposer qu'on y puisse jamais parvenir), et que nous sommes enclins à de multiples erreurs. (...)
LE PRINCIPE DE NON « RÉALISME », DE NON-OPPORTUNISME
Ceux-là même qui défendent avec le plus de véhémence les grands principes moraux (lorsqu'ils sont foulés aux pieds par le communisme ou le marxisme), montrent parfois, lorsque ces mêmes grands principes ne servent plus leur politique, une curieuse inclination à, tout à coup, les renier. Mais comme un vague sentiment de pudeur trouble leur conscience, ils s'efforcent de camoufler ce reniement. Pour justifier leur entorse au devoir, ils invoquent un autre devoir, plus impérieux encore selon eux, celui de « s'adapter à la réalité ». Et ils décorent cette nouvelle sagesse du nom de « réalisme ».
Tenir compte de la réalité est certainement le fait de tout organisme sain. Mais nous pouvons en tenir compte dans deux intentions différentes : pour la subir ou pour la modifier. Nous nous adaptons au réel, mais plus encore, nous adaptons le réel à nous (par exemple nous nous adaptons bien moins aux températures que, grâce aux moyens de chauffage ou de ventilation, nous n'adaptons la température à nos convenances). Sur le plan moral et social, la réalité est construite par l'homme lui-même. Et la question est de savoir si nous voulons travailler à l'édification d'une réalité conçue sur le modèle de la Force, ou à celle d'une réalité établie conformément aux normes de l'Esprit.
Or, la « réalité » que les bourgeois bien-pensants opposent aux principes moraux lorsque ceux-ci les gênent, ce n'est évidemment pas la réalité de l'Esprit. Ce ne peut être que l'autre. Et alors on se demande par quelle aberration mentale des hommes, qui sont certainement sincères dans les moments où ils prônent les valeurs spirituelles, peuvent s'imaginer celles-ci germant et fleurissant sur une « réalité » qui en est la négation. (...)
LE PRINCIPE D'IMPARTIALITÉ
Ce principe nous invite à n'avoir pas, pour juger les événements de la vie publique ou privée, deux poids et deux mesures. Or chacun sait que cette règle de l'élémentaire probité est violée chaque jour par chacun de nous. Elle est en effet des plus difficiles à observer, car, suivant que nos intérêts, nos désirs ou nos sympathies penchent dans un sens ou dans un autre, nous ne voyons pas sous le même angle des faits identiques et qui devraient donc être appréciés de la même façon. Nous aboutissons ainsi aux contradictions les plus flagrantes. Il s'agit là d'une véritable cécité pour les faits ou pour les arguments qui nous contrarient ; j'ai coutume de l'appeler cécité mentale affective.(...)
LE PRINCIPE D'EQUITE
Du principe d'impartialité découlent à peu près tous les autres. Et il n'est pas inutile d'en énumérer encore quelques-uns. Car les formules diverses sous lesquelles on peut l'énoncer ont l'avantage de mettre en lumière ses divers aspects et aussi les diverses façons dont nous le violons tant et plus.
Les principes ou les arguments qui valent pour nous valent aussi pour nos adversaires, c'est-à-dire que nous ne pouvons équitablement refuser à un adversaire le bénéfice des principes que nous acceptons pour nous ou pour nos alliés (quant à savoir si, considérés en eux-mêmes, ces principes sont bons ou mauvais, c'est une autre question). Et encore : Ne pas reprocher à un adversaire une faute que l'on commet soi-même, ou que nous approuvons lorsqu'elle est commise par nos amis. (...)
LE PRINCIPE DE FERMETÉ
Nous appellerons ainsi cette variété du principe d'impartialité qui peut s'énoncer comme suit : ne pas renoncer à une idée juste parce qu'elle est soutenue par un adversaire, ni défendre une thèse contraire à nos principes parce qu'elle est soutenue par nos amis. Juger le bien-fondé d'une opinion, d'une activité, d'une oeuvre, non pas selon leur valeur intrinsèque, mais selon les conceptions politiques de celui qui en est l'auteur, cela n'a évidemment aucun sens. Ce n'en est pas moins un fait des plus fréquents, qui montre combien l'intelligence est facilement bloquée par l'affectivité. (...)
LE PRINCIPE D'INFORMATION INTÉGRALE
Dissimuler une partie de la vérité au détriment d'un adversaire (ou en faveur d'un partenaire), et cela dans la mesure où cette dissimulation altère la physionomie morale de cet adversaire (ou de ce partenaire), c'est faire un faux. Il faut évidemment prendre ce principe dans son esprit et non dans sa lettre : il va de soi que l'on ne peut, chaque fois que l'on critique une opinion adverse, faire en même temps l'éloge de celui qui la défend. Il n'en reste pas moins qu'en taisant systématiquement les fautes des uns, pour monter en épingle celles des autres, en passant sous silence les qualités possibles de ses rivaux pour claironner sans mesure celles de ses amis, on donne de la situation respective des citoyens d'un pays une image entièrement fausse. Je vois là un des suprêmes dangers pour nos démocraties. On travaille ainsi à élargir, entre les enfants d'une même cité, d'une même patrie, d'une même humanité, les divergences d'opinions, phénomène tout à fait normal chez ceux qui pensent librement, pour en faire des fossés infranchissables. On fait de nos démocraties, au lieu d'un terrain de bienveillante coopération, un champ de perpétuelles batailles !
J'aime à me figurer une République où, pour atténuer l'inévitable heurt des opinions, qui, risque toujours de dégénérer en antipathies entre les personnes, chacun profiterait de toutes les occasions de tendre la main à l'adversaire...