QUESTION : Les projets d'école et d'établissements claironnent tous pompeusement qu'il faut former les élèves à "l'autonomie". Concrètement, je trouve cette exhortation ou ridicule (en contradiction avec toutes les pratiques quotidiennes de l'école) ou dangereuse : je connais des collègues qui, après avoir "fait confiance" aux élèves et mis en place une pédagogie avec beaucoup d'autonomie, se sont rabattus, à la moindre difficulté, sur des sanctions très dures, sous l'oeil satisfait d'autres collègues qui se moquaient d'eux et se frottaient les mains en répétant :"Je vous l'avais bien dit que c'était des canailles et qu'il fallait les tenir !". Comment faire pour que l'autonomie ne soit pas une illusion ? |
ELEMENTS DE REPONSE : La question de l'autonomie a le mérite de ne pas nous laisser indifférents. Elle suscite même chez les professeurs de vives polémiques :
Ce débat devient d'autant plus passionné qu'il arrive que les mêmes enseignants passent facilement d'une position à une autre et se rallient à la thèse de "l'enfant-à-dresser" après avoir défendu celle de "l'enfant-à-respecter"; ils sont alors d'autant plus durs pour leurs jeunes collègues pleins d'illusions dont eux-mêmes, forts de leurs expériences, "sont revenus". Eux qui avaient misé sur la liberté, avaient laissé chacun s'exprimer, avaient fait confiance... Eh bien ! Ils ont été trahis ! Et maintenant ils savent ce qu'il faut faire, on ne les y reprendra plus ! Ce n'est pas un hasard si ce mouvement de balancier est si fréquent et, à la réflexion, il n'est pas si curieux. Il y a même une parenté profonde entre les deux thèses en ce qu'elles enferment toutes les deux l'enfant dans une "nature" et que la première, par l'abstention pédagogique qu'elle engendre, ne peut, pour le praticien, que faire le lit de la seconde. Le théoricien, lui, peut toujours écrire que l'enfant est "libre et bon". N'ayant pas à référer sa thèse aux exigences du quotidien, il peut prôner le refus d'enseigner, considérer tout acte d'autorité comme un manque de respect au développement naturel de l'enfant. Tant qu'il reste dans le domaine de la théorie, il n'aura guère à affronter que des thèses ni plus, ni moins absurdes que la sienne. Dans la pratique, au contraire, le pédagogue sait bien que le "respect absolu", même assorti de velléités d'accompagnement, cette contemplation émerveillé de l'enfant supposé autonome, sont de tacites reconductions des inégalités. Aux uns - ceux qui par ailleurs ont déjà acquis la langage, la maîtrise de quelques outils intellectuels - cette liberté accordée profitera sûrement et le temps perdu à l'école sera certainement moindre. Mais les autres, l'immense majorité des autres, ceux qui ne savent pas ou mal lire, ceux qui ne savent pas ou mal observer les consignes, classer des documents, apprendre une leçon... ceux-là n'ont guère ici que la liberté d'échouer. Ainsi, supposer l'autonomie c'est bien souvent laisser jouer les privilèges et se creuser les écarts. Faire comme si l'enfant était déjà autonome c'est prendre l'objectif pour le point de départ, et quoique cela soit souvent l'expression de la meilleure volonté du monde, c'est souvent l'origine d'amères déconvenues. Miser sur l'autonomie spontanée c'est s'exposer à des situations impossibles à maîtriser, où l'enfant écrasé par le poids de responsabilités qu'il ne peut porter (qu'il n'a pas appris à porter) ne pourra que nous décevoir, nous pousser peut-être jusqu'à d'absurdes répressions. Supposer l'autonomie, enfin, c'est éviter de chercher quels dispositifs on pourrait mettre en place pour - concrètement - rendre l'élève autonome. Car, c'est bien là le noeud : l'autonomie n'est pas un don. C'est quelque chose comme la capacité de comprendre et de maîtriser les situations dans lesquelles on est inséré, la capacité de "faire face". Et, cette capacité s'acquiert à travers des apprentissages que l'école doit mettre en place. Mais, trop souvent, sur ce sujet, nous parlons beaucoup, ce qui nous permet de faire peu. Et, surtout, nous parlons dans le vague : nous en restons aux voeux pieux et aux bons sentiments. Or, ici, plus que dans aucun autre domaine, il nous faut être concrets, dire précisément de quoi nous parlons. J'attends de cet élève qu'il soit autonome : est-ce que je peux nommer, décrire précisément le comportement que je cherche à développer chez lui? Pas seulement au niveau des généralités ("qu'il prenne des responsabilités, qu'il s'épanouisse, etc...") mais dans chaque moment de la vie de la classe.
Alors l'enjeu est simple : - D'un côté, l'on s'en tient à des positions "idéologiques" dont la fonction n'est pas - n'est jamais - d'inspirer ou de renouveler une pratique, mais de justifier des attitudes qui ont leur origine ailleurs (dans notre peur de la nouveauté et notre subordination passive à la logique institutionnelle, ou bien dans les comptes que nous réglons avec notre propre scolarité et notre propre enfance). Alors, nous oscillons entre un autoritarisme qui ne laisse aucune place à l'autonomie et un laisser-faire qui ressemble souvent à la loi de la jungle, et où seuls quelques privilégiés tirent leur épingle du jeu. Dans ce cadre nous n'en finirons pas de débattre de l'autonomie et ces débats risquent de nous épuiser sans nous faire progresser - D'un autre côté, et c'est la seule voie qui s'ouvre au pédagogue, nous devons partir du présupposé que tous nos élèves peuvent être autonomes, mais qu'ils ne le sont pas encore - que, peut-être, ils ne le seront jamais complètement - mais que c'est à nous, dans nos classes, d'inventer des dispositifs qui développent chez eux des capacités qui contribueront à construire leur autonomie. Si le néologisme n'était pas un peu lourd je dirais volontiers que nos élèves ne sont pas autonomes mais "autonomisables". Et tout ce qui, dans la vie quotidienne de nos classes, les arme pour leur avenir, tout ce qui les outille pour demain, tout cela construit leur autonomie. |