Journal de bord 2008-2009

Je vous écris du collège,

par Antoine Sévigné

 

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JUIN 2009

Résister
Dernier mois de l’année scolaire. Peut-être le plus difficile car les élèves savent que les notes sont « arrêtées » au tout début du mois. Beaucoup cessent alors toute entreprise d’apprentissage. Ils « consomment » de la note, et ne voient pas pourquoi, ils apprendraient ce qui n’est pas rémunéré par un résultat officiel qui puisse être enregistré. L’idée d’apprendre pour soi, pour se cultiver leur devient de plus en plus étrangère. Je ne leur en veux pas, je suis triste. Ils ont été manipulés par un environnement qui met au premier plan le résultat et non la personne. Ce qui compte, ce n’est pas ce que vous êtes, mais ce que vous valez. Ainsi se forgent des malentendus qui peuvent devenir irréversibles. Apprendre, pour eux, n’a d’intérêt que s’il y a un bénéfice matériel. Apprendre pour se transformer, pour accéder à une dimension humaniste de la vie n’a guère la cote. Qui aujourd’hui a le souci de cette « gratuité » ? Qui pense que vivre, ce n’est pas seulement amasser des « résultats », mais c’est d’abord entretenir la lueur de l’humanité qui veille comme une lampe protectrice?
Je suis probablement devenu au fil des années une espèce de dinosaure qui rumine une herbe depuis longtemps disparue. Quoique. Ni nostalgie, ni vieillerie dans ce constat. Simplement la question aiguë du pourquoi, chère à Bernard Stiegler. Pourquoi vouloir à tout prix une Ecole commerçante alors que ses fondements ne sont pas faits de ce ciment-là ? Pourquoi entretenir les élèves dans la compétition alors que les principes de la République vont dans le sens opposé ? Les réponses sont contenues dans les questions.
Ce soir, réunion des professeurs après les cours pour faire un bilan de la mauvaise année passée, et de tous les problèmes de discipline qui ont été mal vécus par tous. L’assemblée n’est pas nombreuse, il faut croire que beaucoup d’absents ne se sentent pas concernés ou ont décrété qu’il est hors de question de faire une heure de plus, alors qu’il y a – c’est vrai – des « heures syndicales » prévues pour ce type de réunion. On trouve toujours des excuses pour ne pas se mêler de ce qui nous regarde. Comment demander aux élèves d’être responsables alors que d’aucuns ne le sont pas ? Cette solidarité qui se délite, et qui nous fait tant défaut, est à reconquérir si nous ne voulons pas nous retrouver ensevelis sous un déluge de catastrophes en chaîne. Il reste quand même quelques irréductibles qui raisonnent autrement que par le prisme de leur individualisme, et qui, sans être des collectivistes forcenés, pensent qu’une société a besoin de citoyenneté pour exister. Le monde enseignant a parfois tendance à s’ériger en penseur patenté de ce que devrait être la société idéale, mais la salle des professeurs est un cruel retour sur la réalité du terrain. Dans l’adversité, le fameux « courage, fuyons » est toujours de mise. Lors de cette réunion, chacun a essayé de construire, d’apporter un matériau, un outil, un savoir faire pour sortir de la tourmente annoncée. Il faudra encore se réunir pour avancer ensemble et peut-être fédérer plus d’énergies.
Certes, il y a la Maison qu’on découpe, mais cela ne veut pas dire qu’il faille se tenir cois au fond d’une pièce mal éclairée en attendant la fin de l’abattage. Résister, ce n’est pas se cacher, c’est défendre avec courage ce qui forge le socle de l’Education : transmettre ce que les Anciens nous ont légué, en y ajoutant les quelques raisins que nous avons pu vendanger après des saisons éprouvantes. Sans épreuves, il n’y a pas d’apprentissage. Il faut que « le marteau sans maître » nous écrase les doigts pour que nous comprenions ce qu’est la force de la parole ; il faut que le levier déplace des montagnes pour que nous comprenions que la solidarité est notre seule issue ; il faut que l’étoile polaire nous montre le nord pour que nous sachions où nous sommes, où nous allons. Se morfondre en regrettant le temps passé – qui évidemment présentait tous les avantages – est l’attitude des paresseux et des aigris. Cette nostalgie confortable n’a strictement aucun mérite, car elle se vautre dans la vacuité intellectuelle. Victor Hugo associe la vie à la lutte, il sait la valeur indissociable de l’une et de l’autre. Elles sont sœurs jumelles, elles sont inséparables. Demandez à Darwin ce qu’il en pense…

Aujourd’hui, je mesure mieux le travail accompli par nos aïeux pour défendre des valeurs auxquelles ils croyaient, et pour assurer à leur enfants une vie meilleure que celle qu’ils avaient connue. Je pense à mon père, à son père, à son grand-père. Ils avaient compris l’importance de l’Ecole, du savoir, de la transmission aux générations. Le travail ne leur faisait pas peur, ils auraient bien voulu aller plus longtemps à l’école, mais la terre, à cette époque avait besoin de bras. L’attrait du savoir n’en était que plus grand. C’est ainsi que mon père, devenu autodidacte, me fit découvrir Nietzsche et Pascal – entre autres – quand j’avais à peine onze ans. Cela marque un enfant pour la vie.

De la Princesse de Clèves au Prince de Vérone
Les petites fissures qui étaient apparues sur les murs continuent à s’agrandir. Fissures intérieures mais aussi fissures extérieures. Très légères, certes, mais bien visibles pour l’œil attentif. Sur certaines, on a posé des « témoins » d’agrandissement. Le bâtiment, âgé de moins d’un an, est-il encore en train de sécher, et donc de se craqueler à certains endroits ? Les matériaux utilisés étaient-ils tous d’une qualité irréprochable ? Les contraintes liées à la date précise d’achèvement des travaux ont-elles obligé les équipes à travailler trop vite pour finir dans les délais, et ainsi éviter des pénalités de retard ? Toutes ces hypothèses n’ont aucun début de réponse. Certains aspect du bâtiment indiquent qu’il aura probablement nécessité de reprendre ces malfaçons ou défauts. C’est toujours étonnant de se rendre compte que la technologie ne résout pas tous les problèmes techniques. Aurait-on oublié de prendre suffisamment en compte le savoir-faire des hommes ?
Est-ce la vue de ces lézardes aux veines creuses qui inspirent quelques élèves ? On pourrait le penser quand on voit l’état dans lequel des salles de classe se retrouvent : sol jonché de papiers déchirés, de cartouches crevées, tables maculées de feutre, d’encre, de divers graffitis incrustés dans le support pourtant neuf, espaces muraux déjà décorés de projections d’encre… Il faut remarquer dans le même temps que les agents de service assument un travail remarquable, permanent. Il semble que ce soit peine perdue quand on voit maints chenapans ignorer toute règle de bonne conduite quant au respect du matériel. Cet individualisme évoqué plus haut se conjugue de fait avec une attitude parfois méprisante pour l’entretien et la préservation de l’environnement intérieur. Aucun de ces adolescents ne tolérerait chez lui – dans sa chambre – le dixième de ce qu’il pratique à l’école. Quelques semaines après l’ouverture du Foyer, flambant neuf, des tables avaient été dévissées de leur socle… sans parler du « rangement » après utilisation entre midi et deux heures.
Sans vouloir à tout prix passer pour une vieille barbe, il faut reconnaître que ce comportement concernant le bien commun n’est pas de la meilleure augure quand on pense au travail scolaire et au nécessaire apprentissage. Mais quel apprentissage quand l’apprenti pense que le maître n’est là que pour le priver de sa liberté ? Ainsi ce matin, comme cela arrive désormais régulièrement, un élève de troisième s’est endormi sur sa table. Il vient au collège – poussé par ses parents ? – avec un sac vide et considère que cela est bien suffisant ; alors qu’on le laisse tranquille ! Deux autres sont régulièrement absents, sans que cela semble poser le moindre souci à qui que ce soit… Bien sûr, le tableau n’est pas tragique, il reste quand même une majorité d’élèves – mais peau de chagrin – qui essaie tant bien que mal de faire bonne figure. Mais ces « lézardes » prennent petit à petit de l’ampleur car les « témoins » d’agrandissement ne sont suivis d’aucun effet, encore moins d’une interrogation (Pourquoi ?) qui permettrait de ne pas rester des spectateurs usés et passifs.

Par bonheur, il existe dans cette atmosphère zébrée d’éclairs, quelques moments de beauté. Ainsi ce matin, avec cette classe de troisième particulièrement difficile, les élève sont lu la scène 1 de l’acte III de Roméo et Juliette. C’est la scène où tout bascule, où le destin implacable vient ruiner les chances d’apaisement entre les deux clans antagonistes de Vérone. Une rixe violente éclate ; elle va se transformer en tragédie avec la mort de Mercutio (tué par Tybalt) puis de Tybalt (tué par Roméo), morts suivies du bannissement de Roméo. « Le banni d’ici c’est le banni du monde / Et l’exil du monde est la mort ;… » crie Roméo à Frère Laurent. Le silence était bien palpable dans la salle de classe. Je pense que beaucoup d’élèves étaient « dans » la scène. Ils sont très sensibles à ces deux notions incompatibles que sont la justice et la vengeance. Ils en voyaient là le résultat : la pulsion de vengeance n’apaise personne, elle ne fait qu’aviver les blessures et les approfondir. Seule la médiation de la justice, incarnée par le Prince peut avoir une chance de trouver un modus vivendi pour recouvrer le bien commun qu’est la paix civile, espace essentiel pour cultiver la liberté. La médiation de la justice et de l’équité sont fréquemment bannies de notre réflexion. N’entendons surtout pas là, la notion de laxisme ; c’est tout le contraire. La justice n’a pas à être douce ou dure, elle doit être juste. D’où la complexité de son établissement. Les deux parties doivent, à l’issue du verdict, ne pas se sentir flouées. C’est bien cet équilibre – par définition toujours en mouvement et donc imposant une réflexion permanente – qui régule le flux des pulsions dans une société qui est en train de se perdre.

Pour que les lézardes ne deviennent pas des failles, peut-être serait-il bon de repenser les chemins de la médiation. Dans une autre pièce qui s’écrit actuellement, le « Prince » s’obstine à diviser, à opposer plutôt qu’à concilier. Il pourrait peut-être lire Roméo et Juliette.

L’orthographe avec Annie Ernaux
Est-ce le texte que j’avais choisi ? Est-ce le dispositif de travail que j’avais proposé ? Est-ce l’attention matinale que j’avais saisie chez les élèves de cette classe de troisième particulièrement pénible ? Toujours est-il que le bilan de cette séance s’est révélé plutôt gratifiant. Allez savoir pourquoi, parfois, tout se déroule sans incidents majeurs, on travaille… et nous avons bien travaillé.

J’avais préparé une séance d’orthographe un peu inhabituelle, dont le prétexte était l’entraînement à la dictée du brevet des collèges. Mon objectif était de travailler sur le statut de l’erreur et les stratégies à mettre en œuvre pour débusquer et corriger ces erreurs. Le protocole était simple. Je dictais une phrase ou deux – en fonction de leur longueur respective – et un élève désigné ou volontaire allait au tableau pour écrire sa phrase ; ensuite un autre élève – ou plusieurs – venait au tableau pour identifier et corriger des erreurs éventuelles ; enfin, je faisais la synthèse en reprenant – si nécessaire – certains points grammaticaux. Le résultat a dépassé mes espérances ; non seulement chacun s’est piqué au jeu, mais encore tous – y compris les plus rétifs à l’orthographe – sont sortis du bois pour poser des questions toutes pertinentes. Qui plus est – après auto évaluation – beaucoup étaient satisfaits de leur travail, et semblaient avoir repris confiance en leurs capacités quant à l’écriture de leur langue…
Il faut dire que le texte de référence avait de quoi les « interroger ». En voici la teneur complète :
« Mon père manquait la classe, à cause des pommes à ramasser, du foin, de la paille à botteler, de tout ce qui se sème et se récolte. Quand il revenait à l’école, avec son frère aîné, le maître hurlait : « Vos parents veulent donc que vous soyez misérables comme eux ! ». Il a réussi à savoir lire et écrire sans faute. Il aimait apprendre. (On disait apprendre tout court, comme boire ou manger.) Dessiner aussi, des têtes, les animaux. A douze ans, il se trouvait dans la classe du certificat. Mon grand-père l’a retiré de l’école pour le placer dans la même ferme que lui. On ne pouvait plus le nourrir à rien faire. On n’y pensait pas, c’était pour tout le monde pareil. »
On aura reconnu ici la plume incisive d’Annie Ernaux, dans cet extrait de La place, qui lui valut le prix Renaudot en 1984. On comprendra aussi que la thématique à l’œuvre « parle » à ces jeunes adolescents qui, pour la plupart, n’ont qu’une hâte, celle d’échapper à l’école. Or ici, Annie Ernaux nous raconte la vérité sur cette époque antédiluvienne où l’on voulait aller à l’école au moins jusqu’au certificat d’études, et si possible le passer – si le maître vous avait présenté – et l’obtenir. Les mots essentiels sont dits : « lire, écrire, apprendre » qui s’opposent à « faire, nourrir ». Le corps avant l’esprit. Le « faire » avant le « penser ». Un monde qui n’existe plus. Sauf que… aujourd’hui, il resurgit mais pour des raisons totalement différentes. A quoi sert l’école si on en ressort sans avoir de travail, alors qu’avant on en sortait parce qu’il y avait du travail ? Donc pourquoi faire ou penser à l’école ? Autant en sortir le plus rapidement pour gagner de l’argent et ne plus avoir de devoirs à rendre. Quel intérêt y aurait-il à lire, écrire, apprendre quand ces compétences valent à ceux qui les possèdent et les utilisent de bien maigres retours pécuniaires ?
Au-delà de l’orthographe, les élèves sont intrigués par ce père qui enlève son fils de l’école. Ils pensent sans doute à leur situation – qui peut leur paraître meilleure – mais aussi à cette époque où l’école n’était pas obligatoire jusqu’à seize ans. Je leur livre – j’ai longtemps hésité avant de le leur dire – que mon père avait été retiré de son école primaire vénérée à l’âge de onze ans (c’était en 1917…) pour les mêmes raisons, avec la guerre en prime dans laquelle mon grand-père était mobilisé. Il était devenu autodidacte, passionné qu’il était par la science, la philosophie, la médecine, la littérature… Les adolescents m’écoutent, pour de vrai. Ils sentent – et moi aussi – qu’il se passe quelque chose de fort. Comme une transmission à retardement, un écho lointain des souffrances endurées par tant et tant de nos aïeux. Un élève, me dit que son père n’est jamais allé à l’école (il est Marocain) ; il me confirme que beaucoup de filles n’y vont pas encore. Dans sa voix, je comprends qu’il mesure ce que l’Ecole peut apporter aux futurs citoyens dont il fait partie.
La séance est passée à une vitesse étonnante. Je sais que ces moments inattendus ne se reproduiront pas à la chaîne. Cependant, ils me seront précieux pour ne pas me perdre dans une amertume néfaste.

Je remercie intérieurement Annie Ernaux du bonheur simple qu’elle m’a permis de vivre. J’ai ressorti son beau livre, si intense et acéré, qui dit tout le combat de celui qui voulait conquérir sa « place » dans la société.
Mais, en 2009, y a-t-il une place, une vraie, pour tous ces jeunes adolescents, qui ne savent pas très bien où ils en sont ?

Dans une barrique de pommes
Découvrir un texte, un auteur en le lisant à voix haute est un exercice difficile mais indispensable. Depuis plusieurs séances, je privilégie cette forme d’approche, non sans méconnaître le caractère périlleux de l’entreprise. Ecouter, entendre les élèves proférer le texte, puis leur renvoyer un écho de leur lecture vaut toutes les leçons de stylistique.

Ce matin, avec les quatrièmes, nous avons lu le chapitre 11 de L’île au trésor intitulé : « Ce que j’entendis dans la barrique de pommes ». Les élèves connaissent le texte pour l’avoir découvert en lecture cursive personnelle, puis à travers le portrait du « maître coq » Silver, mais cela n’est pas suffisant pour qu’ils se le soient appropriés. Sans entrer dans des aspects purement techniques, ils sont pour la plupart, timorés pour dire les mots de Stevenson. Et pourtant le héros est un garçon de leur âge, même un peu plus jeune, Jim Hawkins – mais qui raconte son histoire lorsqu’il est devenu adulte , donc avec un style élaboré… L’épisode raconte comment le jeune garçon, embarqué sur le navire « l’Hispanolia » va découvrir que le fameux Long John Silver n’est pas un « maître coq », mais un fieffé flibustier qui est sur le point – avec ses acolytes – de s’emparer du bateau et de l’équipage, pour ensuite s’approprier le trésor caché sur l’île. Quelle plus belle cachette que celle de cette barrique de pommes quasi vide dans laquelle Jim doit séjourner pour ne pas être vu des pirates ! Il doit trembler dans son abri de fortune, mais sa curiosité l’emporte sur la peur, il éprouve son courage et la maîtrise de ses nerfs. C’est un peu la même chose pour mes lecteurs de fortune – « gentilshommes de fortune », dirait Long John Silver, désignant par cette expression ses complices couturés de cicatrices et de balafres. Les élèves éprouvent leur voix, cachés dans leur « barrique » personnelle, qui les protège de la réaction des autres. Et pourtant, ils n’ont qu’une phrase à prononcer, puisque la consigne est de passer le relais après chaque propos délimité par une majuscule et un point. Le principal écueil est tout bête : ils n’ouvrent pas la bouche ! Peu d’air, peu de vibrations, peu de son. Lire à voix haute est très difficile. Une phrase comme : « On peut se figurer ce que j’éprouvai en entendant cet infâme vieux fourbe employer avec un autre les mêmes termes flatteurs dont il avait usé avec moi. »,est remplie de chausse-trapes articulatoires, sa construction au phrasé élégant peut en démonter plus d’un. Cependant chacun lit, comme il peut : ça coince, ça bloque, ça dérape, ça bégaie, ça saute des mots, des lignes, ça hésite devant un mot rare – pour eux – comme « prêcher » : « Tu prêches comme un curé » ou bien des expressions comme : « Nous sommes des matelots de gaillard d’avant », mais la lecture avance tant bien que mal ; il y a une construction commune pour hisser les voiles et trouver le vent signifiant. Il faut transpirer pour ce type de lecture. On ne dira jamais assez que le corps est engagé dans la lecture orale : les muscles font un travail de tous les instants – pensons à ceux des yeux – mais aussi à tout l’appareil respiratoire… ce que les élèves ne savent pas faire. Rien d’anormal vu la place accordée au théâtre, à l’expression théâtrale dans les collèges. Le cours d’éducation musicale est sans doute ce qui permet à beaucoup de connaître un peu leur voix et sa source. Chanter développe le souffle et son contrôle. On a trop longtemps voulu cantonner l’étude des textes littéraires dans le simple examen de la narratologie ou de la stylistique, de la lecture analytique – pour jargonner. Un texte est beau aussi parce qu’il contient une musique, une mélodie, une petite phrase musicale qui émeut au fond des tripes sans que l’on s’en rende bien compte de prime abord. Un texte bien écrit c’est un corps de chair et de sang, de larmes et de joies, c’est un empilement de feuilles noircies de signes noirs qui soudain se métamorphose en une multitude de personnages plus vrais que nature sous l’effet d’une alchimie primitive. Faire entendre aux élèves cette musique intérieure, ce n’est pas une lubie impossible, c’est au contraire une exigence qui permettra par la suite de se sentir en harmonie avec le texte pour le connaître et l’étudier vraiment, avec une méthodologie qui n’aura rien de plaqué ou de superficiel.

On raconte qu’Alexandre le Grand était capable de réciter par cœur les milliers de vers de L’Odyssée. Si cela est vrai, on peut penser avec quelque raison qu’il avait accédé au principe créateur de l’œuvre d’Homère, l’aède prodigieux. Le texte des grands auteurs, pour devenir un allié, doit avoir été exploré de mille manières, et la médiation de la voix en est une. Donnons aux élèves des situations pour « dire » les beaux textes afin qu’ils entendent les voix de ceux qui les ont écrits pour ceux de leur époque, mais plus encore pour ceux qui ne vivaient pas encore.
Alors les apprentis lecteurs, à l’instar de Jim se glisseront hors de leur barrique et diront comme lui : « A ce moment, une vague clarté m’atteignit au fond de ma barrique. Je levai les yeux, et vis que la lune s’était levée, argentant la hune d’artimon et brillant sur la blancheur de la misaine. »

A cran
A force de tirer sur les « ficelles », tout le monde est à cran. A chaque mot prononcé ou phrase énoncée peut surgir une réaction inattendue, imprévisible. c’est ce qui s’est passé lors d’une réunion qui concernait la répartition des services pour l’année prochaine. J’ai voulu faire un « bon mot » en précisant ostensiblement que c’était une blague… Eh bien, un collègue l’a pris pour lui et a craqué en retournant son malaise contre moi…
Et je pourrais citer encore nombre de situations dans lesquelles les gens n’en peuvent plus et « pètent les plombs », chacun à sa façon, les plus inhibés gardant pour eux cette bombe à retardement. Ainsi se crée une atmosphère aux relents délétères, qui n’a rien de fortuit. Tout a été programmé pour que la machine s’enraye progressivement – afin de bien montrer au peuple révolté que l’Ecole de la République a vécu… Quand l’équipage commence à s’entre déchirer sur le pont du bateau, la possibilité d’une rencontre avec un écueil n’est pas loin. Le Titanic se croyait insubmersible, les matelots de l’Education nationale savent, eux, que d’un moment à l’autre, ils peuvent se retrouver projetés dans l’eau glacée de l’abandon.
Moi aussi, lors de cette fameuse réunion, j’aurais pu craquer, étant donné ce qui m’était proposé ; c’est d’ailleurs ce que j’ai dit… sans que personne ne m’entende, car on ne s’écoute plus. C’est fini, on se réfugie dans sa tour d’ivoire personnelle, on se donne des airs pour ne pas être emportés par la houle et le gros temps. L’humour n’a plus droit de cité ; je me suis senti obligé de présenter mes excuses – qui d’ailleurs n’ont pas été reçues, puisque le collègue en question est parti en claquant la porte…
Ce genre de petit incident en dit plus que mille longs discours. Le malaise, la déprime, la dépression entrent dans les établissements en soufflant portes et fenêtres sans prévenir. La pression si longtemps contenue n’en peut plus et sourd comme un geyser indomptable. Il est à parier que d’autres explosions similaires vont se produire, que des « répliques » vont distordre la croûte des cerveaux et faire jaillir ce qu’il y a à l’intérieur. Je n’exagère pas, c’est la réalité la plus terre à terre. On a réussi à déstabiliser ce qui faisait le socle de notre maison. A force de vouloir tout resserrer afin qu’il n’y ait pas de « jeu », la machine s’est mise à manquer d’air, à étouffer sous le boisseau de cette nouvelle structure qui ne tolère plus aucune « échappée belle », ne permet plus de respirer autre chose qu’un ersatz anxiogène et sans saveur.
Ne plus avoir de goût pour rien, avoir perdu le goût, ne plus rien sentir, c’est ce qui est en train d’advenir tant ce que nous vivons devient insipide. Les chefs d’établissements gèrent comme ils le peuvent les suppressions de milliers de postes, ils ne peuvent pas faire de miracles ; difficile de cuisiner un plat savoureux si on n’a que peu d’ingrédients, et qui plus est, truffés d’OGM, comme autant de mini bombes à retardement qui vont plomber la recette qui n’était pas parfaite, mais que l’on aimait partager avec les amis. Quand l’empathie existe, on peut réaliser un joli petit plat avec des « bouts de ficelles », mais quand la crise est gérée avec froideur et pragmatisme sec, le plat restera sur la table et personne n’y touchera. L’appétit se perdra, la nourriture fade dissuadera les plus affamés d’y enfoncer leurs dents. La moelle aura depuis longtemps séché à l’intérieur de l’os. Ceux qui voudront ne pas maigrir et devenir décharnés devront repenser leurs habitudes nutritives ; leur appétence. De l’autre côté de la rue, s’ils le veulent, ils trouveront des boutiques pleines de victuailles bien dodues et bien grasses. Pour en profiter, il suffira de tirer un grand trait sur son passé de goûteur, car seule la quantité comptera. L’uniformité, le prêt à cloner seront les saveurs nouvelles de ce monde aseptisé.

A force de tirer sur les ficelles, même les marionnettes perdent toute leur fraîcheur, et Guignol n’est plus qu’une poupée déchue, brisée, tous ses membres éparpillés derrière le castelet bariolé de ses rêves. Les enfants sifflent leur colère et lancent au pantin disloqué leurs quolibets en forme de crachats. Le clown est mort

La laïcité en péril de mort
Juin, le temps des cerises. Comme un air ancien qui revient à nos oreilles nous rappeler quelles furent les luttes de nos aînés. Il y a toujours des « Versaillais » ; il y a toujours des « Communards » avec ce suffixe si peu approprié. Il y a toujours Rimbaud et "Le Bateau ivre", écrivant : « Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames, / Enlever leur sillage aux porteurs de cotons, / Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes, / Ni nager sous les yeux horribles des pontons. (Les pontons étant ici les prisons flottantes sur lesquelles les Versaillais avaient entassés ceux qui n’avaient pas été fusillés)

En 2009, l’aspect sanglant et meurtrier s’est effacé mais il y a toujours deux groupes qui s’opposent, quel que soit le lieu de l’affrontement. Quoi qu’on en dise, 1905 n’a jamais été digéré par un grand nombre de personnes attachées à une certaine idée de la société – dans laquelle la religion joue un rôle séculier et pas seulement temporel. Les récents reniements des plus hauts responsables de la République en sont un excellent exemple. Détricoter petit à petit le maillage tissé par des générations de républicains et de démocrates pour que revienne à nouveau le temps où « le prêtre était au-dessus de l’instituteur dans la transmissions des valeurs » est le projet désormais montré au grand jour des autorités les plus hautes. Des associations telles que : « Enseignement et libertés », « SOS Education », « Créer son école », « CLE- Catholiques pour les libertés économiques », « ILFM : Institut libre de formation des maîtres», « Famille et libertés », « Mission pour l'école catholique », etc. travaillent ensemble depuis plus de quinze ans pour que l’Education nationale disparaisse en tant que gardienne et passeuse des principes républicains inscrits au fronton des écoles ( primaires…) et des mairies. Ils abhorrent cette école laïque qui selon eux a fait baisser gravement le niveau scolaire. Le président de SOS éducation n’y va pas avec le dos de la cuiller quand il énonce : « Il n'y a d'espoir que si l'Education nationale se trouve menacée dans sa survie par la concurrence d'un grand secteur éducatif libre». Et de citer l’exemple des Etats-Unis, où, rappelons-le, le créationnisme a droit de cité dans maints établissements. Ces mouvements, derrière lesquels s’agite parfois l’Opus Dei, ne seraient pas réellement inquiétants s’ils n’étaient relayés par des hommes politiques de premier plan. C’est ce que révèle le livre Main basse sur l’école que j’ai évoqué il y a quelque temps. Ainsi Jacques Garello, responsable de l’ALEPS, « association pour la liberté économique et le progrès social » - ça ne s’invente pas – a-t-il établi un « Guide du candidat » lors de l’élection présidentielle de 2007, où l’on trouve les points suivants : « Suppression de la carte scolaire et sélection à l'entrée des établissements scolaires et universitaires / liberté totale de l'ouverture de classes, d'établissements, et du recrutement d'enseignants et de personnel administratif par contrat privé / suppression progressive du budget de l'Education nationale et du statut des enseignants fonctionnaires / autonomie totale des établissements en matière de programme, de personnel et de contrôle des connaissances… » Il ajoute, s’adressant au futur président, qui se mettra – en appliquant son programme – à dos tous les défenseurs de la laïcité : « Mais vous allez aussi sauver la jeunesse et, avec elle, l'avenir du pays » ! Inquiétant guide qui attribua au programme du futur président la meilleure note ! Que s’est-il passé depuis dans le paysage éducatif français ? Etrange, n’est-ce pas ? Quelle coïncidence… Fin 2007, le désormais Chanoine de Latran, dans son discours avance que : «La laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n'aurait pas dû ».
Bien avant, en 1992, est fondée l’association « Créateurs d’écoles » dont l’objectif premier est « l’identification des verrous et les moyens de les faire sauter » afin de « mettre en œuvre des dispositifs dérogatoires, qui n'obligent pas à la remise en cause systématique de tout l'existant, mais qui permettent d'importantes innovations au niveau des établissements d'enseignement. » On peut dire que le plan a été respecté à la lettre. Dernier point : parmi les fondateurs de ce beau projet figurait l’actuel ministre de l’Education nationale. Ainsi éclairé par les auteurs de Main basse sur l’école, ce qui est en train d’advenir devient très compréhensible…

On pourra reprocher à l’auteur de ces lignes de « faire de la politique » dans une rubrique intitulée « L’école au quotidien ». Si faire de la politique, c’est se préoccuper de la vie de la cité – selon le sens originel du mot – alors oui, je fais de la politique, étant bien obligé de constater sur le terrain que je ne peux plus – avec mes collègues – travailler convenablement tant la pression et les pressions deviennent permanentes et pathogènes.
La question qu’il faut maintenant mettre en exergue, c’est « Comment résister ? ». Plusieurs recours ont été déposés devant le Conseil constitutionnel pour dénoncer les accords passés avec le Vatican . C’est un début.

De la lecture
« Le livre, c’est le temps et le silence ». C’est l’une des très belles phrases tirée de l’interview de Benoît Yvert donnée au journal Le Monde du samedi 13 juin. Cet ancien directeur du livre et de la lecture – il a préféré démissionné pour des raisons de « personnes et d’organisation » rappelle quelques vérités de premier plan à propos de l’importance du livre dans le parcours de tout être humain. Notant le resurgissement de l’illettrisme depuis une dizaine d’années, il n’hésite pas à formuler « que ce retour spectaculaire n’est pas étranger à la disparition du livre comme objet structurant », ce constat l’amenant à l’injonction suivante : « Il faut réinvestir la sacralité du livre à l’école ».

Comment ne pas être d’accord avec lui ? Comment ne pas partager sa réflexion ? Notamment lorsqu’il remarque de façon pertinente que « la bibliothèque est l’équipement culturel favori des Français » ; ce qui devrait nous réjouir, pourrait-on penser ; mais notre enthousiasme est vite raboté quand il précise « que le public est essentiellement étudiant et appartient en grande partie aux classes moyennes alors que la bibliothèque a été créée pour les plus démunis ».
A chaque fois que j’interroge mes élèves, je suis toujours étonné de les entendre me dire – pour une majorité d’entre eux – qu’ils fréquentent peu ou pas du tout le CDI du collège, et encore moins la remarquable bibliothèque municipale de la ville – qui rappelons-le est entièrement gratuite pour les collégiens et lycéens. J’ai déjà évoqué cet état de fait – qui n’est pas nouveau, mais semble s’amplifier avec les nouvelles habitudes de consommation – comme un excellent analyseur de l’évolution d’une société. Il faut d’ailleurs noter que les grands lecteurs lisent encore plus (se souvenir de cette élève de quatrième qui avait lu vingt fois le tome 4 de Harry Potter) alors que dans le mouvement inverse, les lecteurs occasionnels lisent de moins en moins, voire pas du tout pour certains. Ce qui fait dire à Benoît Yvert que « le livre reste le dernier instrument de correction de l’inégalité des chances, il permet de sortir de son univers, d’encourager l’ouverture et l’esprit critique ».
J’ajouterai qu’il est un compagnon fidèle des bons et surtout des mauvais jours, un réservoir infini de l’expérience de nos aïeux, ainsi qu’une approche de la beauté et de la poésie, si l’on veut bien admettre que le « style » est plus qu’un cadre ou qu’un support, il est la matière charnelle du livre, son encre sanguine. Pour s’en convaincre il suffit, comme je l’ai raconté précédemment, de faire lire à haute voix de beaux textes pour que les lecteurs prennent conscience de ce travail sur l’écriture pour la simple raison qu’ils vont proférer les mots de l’auteur, qu’ils vont entrer dans son réseau syntaxique et lexical, autant que dans sa quête de la phrase parfaite – qui n’existe pas, sauf peut-être la première de La Recherche de Marcel Proust, phrase dans laquelle l’accord parfait semble atteint. C’est en entrant en lecture que l’on entre en résonnance avec les mots de l’écrivain, mais aussi avec nos propres mots cachés et inconscients, avec – plus tard – ceux de nos semblables, car le livre est un médiateur culturel dont nous ignorons la puissance passée, présente et à venir. Dans ce cadre délimité par les frontières immatérielles du silence et du temps, le lecteur, quel qu’il soit, ne peut que se trouver, se retrouver dans cette communication à distance qui défie le temps linéaire. Le temps de la lecture est un temps en spirale, qui se joue des contraintes mécaniques des horloges. Quand on est « plongé » dans un livre, on ne pense plus au temps des humains, on est dans le temps des personnages et de leurs interrogations quant aux actions à mener, aux choix à opérer. Cette déconnexion temporaire est un gage de santé mentale, intellectuelle. Dans son aspect simple et dépouillé, le livre contient toutes les formules alchimiques les plus complexes ; on ne l’a pas assez dit : il est la pierre philosophale, le plomb changé en or, par le simple regard posé sur ses pages noircies de signes (trois espèces en tout et pour tout : les lettres, les espaces, la ponctuation). Cette simplicité d’approche est devenue aujourd’hui pour beaucoup synonyme d’ennui et d’effort. Pourquoi se forcer à lire un livre alors que l’on peut « le voir en film », comme me le déclarent mes élèves ? Pourquoi « perdre du temps », selon leur formule alors que l’on mille autre choses à faire bien plus excitantes ? Signe des temps, cette désaffection du livre, vient aussi du fait que l’on a peur de proposer à de jeunes lecteurs des œuvres ambitieuses, difficiles à appréhender dans un premier temps. C’est pourquoi mon emballement à propos de la « littérature jeunesse » s’est quelque peu émoussé. On y trouve de vraies pépites mais aussi parfois des textes sans grand intérêt – narratif ou littéraire. Proposer aux adolescents des œuvres fortes – qui ont du goût – ne doit pas nous effrayer. Côtoyer des rivages inconnus, c’est autre chose que de se prélasser sur une plage mille fois arpentée.
Il est hors de question de verser dans l’utopie en souhaitant une société dont le terreau fasse surgir des lecteurs par millions, mais il est urgent de repenser le rôle que le livre peut jouer dans la formation des jeunes adolescents. L’école maternelle fait un travail exemplaire dans la préparation du terrain, il faut voir les yeux des petits quand la maîtresse raconte une histoire ou bien leur enthousiasme à feuilleter un album. A l’école primaire, toutes les graines ne se développent pas de la meilleure façon. Au collège, certains plants chétifs vont rester en l’état et ne plus croître. Que s’est-il passé ? Qui a tué cet appétit de lecture ? Poser la question, c’est entrer dans un labyrinthe compliqué, mais c’est l’espoir de tutoyer Dédale dans sa recherche de la géométrie humaine.

De la lecture (suite)
Un monde sans livres. Il a existé. Cette période de plusieurs millions d’années s’appelle la Préhistoire. L’écriture, le texte, le livre sont très récents si l’on considère l’histoire de l’humanité. Quatre mille ans tout au plus. Durant ces quatre millénaires, tous les humains n’ont pas su lire les textes ; loin s’en faut. Ceux qui n’avaient pas accès à la lecture vivaient néanmoins. Avant le développement de l’imprimerie en Europe, les lecteurs étaient des « mordus », des convaincus, en même temps que pour beaucoup d’entre eux, des privilégiés que leur parcours avait initiés à l’intérêt des œuvres. Considérer ainsi les choses permettrait alors de relativiser cette désaffection des adolescents pour la lecture – je me base sur les pratiques de lecture dans les classes de collège – et ainsi cesser de déplorer ce manque d’appétit pour découvrir de nouvelles saveurs narratives. Ce serait trop simple ; en effet la réalité est plus subtile que les sondages ou autres évaluations quantitatives du lectorat adolescent.
Ce n’est pas parce que les incitations – et non injonctions – à la lecture ne sont pas suivies d’effet qu’il faut se cantonner dans une posture défaitiste ou nostalgique d’un âge d’or improbable de la lecture. La difficulté du métier d’enseignant – et plus spécifiquement de celui de français – réside dans la frustration qu’il peut avoir de ne pas voir ses efforts pédagogiques se concrétiser à court terme. Je rencontre régulièrement de jeunes adultes – devenus des lecteurs conséquents et curieux – m’avouer avec un certain embarras qu’à l’école, ils n’étaient pas d’ardents lecteurs, n’ayant pas bien saisi l’intérêt de ce genre d’activité dans laquelle la discrétion, le silence, la réflexion personnelle sont de mise. Ils percevaient confusément qu’il y avait quelque chose à glaner dans cette bizarre occupation, mais ce n’était pas le moment. Voilà le grand mot lâché : le « moment », tout simplement… Oui, tous les élèves ne sont pas prêts au même moment. Certains ne le seront jamais, d’ailleurs. Sans que cela apparemment ne les perturbe, jusqu’au jour où…
C’est pourquoi il me semble essentiel de ne jamais stigmatiser ceux qui ne lisent pas ou bien qui ne lisent guère – même si durant leur journée à l’école, mais aussi hors l’école, ils ne font pratiquement que cela, mais sans qu’ils le réalisent comme tel (je pense à tous les signes, sigles, affiches, pancartes, panneaux indicateurs, horloges…présents dans la vie quotidienne). Pour eux, lire c’est ouvrir un livre – le livre de classe étant considéré comme un objet obligatoire dans lequel les injonctions font office de repoussoir – comme ceux que l’on trouve dans les librairies et les bibliothèques : un roman, quoi ! pour faire vite. La pratique de ce genre de texte-là est effectivement pour beaucoup d’entre eux une perte de temps. Signe des temps, on ne veut plus perdre de temps, c’est à dire se retrouver « prisonnier » volontaire d’un objet fait de papier noirci de signes. C’est pourquoi l’éducateur, le parent, l’enseignant, l’adulte devra d’abord être un passeur plutôt qu’un prescripteur, ceci pour faire référence à la belle formule de Daniel Pennac dans Gardiens et Passeurs : « En matière de lecture, j’ai toujours préféré l’invitation à la prescription, l’encouragement à l’injonction, le guide à l’instance, l’exemple à la statue, le passeur au grand-prêtre et le libraire au pharmacien (il évoquait la fameuse liste de livres à lire avec laquelle on entre dans une librairie comme dans une pharmacie). Il m’a toujours semblé qu’un cours de français qui n’ouvrait pas sur une librairie ou une bibliothèque n’était au mieux qu’un exercice d’auto satisfaction. » Et il ajoute : « Aux passeurs, je dois tout, évoquant alors la figure de son père, chercheur renommé : « Incalculable, le nombre d’heures que j’ai passées, enfant, à flâner dans les allées de la Sorbonne, à Nice, par contamination du bonheur que je lisais tous le soirs sur le visage de mon père, retiré dans son livre, la profondeur de son fauteuil, le cône de sa lampe et la fumée de sa pipe, silencieux passeur, archétype du bonheur de lire. »

Bien sûr, tout le monde n’a pas un père comme Daniel Pennac – rappelons quand même que dans on dernier roman Chagrin d’école, Pennac raconte combien sa scolarité fut chaotique – pour enraciner des images profondes et puissantes du lecteur en situation. Chacun a son histoire, sa trajectoire, comme autant de possibles à réaliser. L’important, c’est la graine à mettre en terre. Le jardinier sait que ça ne marche pas à tous les coups, que ça ne « lève » pas systématiquement, et qu’il faut alors semer à nouveau, sans oublier de respecter la saison propice, ainsi que les soins à apporter à cette future plante.
Ne stigmatisons pas ceux qui ne lisent pas, en les faisant passer pour des « cas sociaux du texte ». C’est pourquoi, lors de conversations avec des parents, ou même des collègues qui stigmatisent sans retenue un élève en manque de lecture, je leur demande quel est le dernier livre qu’ils ont lu, ou bien combien ils ont lu de livres ces six derniers mois. Dans la plupart des cas, l’entretien change totalement de tournure. L’arroseur ainsi arrosé s’éloigne de l’image idéalisée de lui-même qu’il tentait de me présenter. Ceux-là ne sont pas des passeurs. Il sont les gardiens bornés d’un temple vide.

De la lecture (encore)
Reste toujours le « comment faire » pour que le non lecteur en devienne un. Au-delà de la non stigmatisation, au-delà de l’attitude coercitive à éviter, existe ce qui peut paraître le plus simple : la parole, pour faire partager une expérience personnelle marquante dans l’univers des mots.

Qui pourrait mieux en parler qu’Henry Miller. Il suffit d’extraire quelques lignes de son ouvrage Les livres de ma vie, pour s’en convaincre. D’abord, un préambule inhabituel qui relie le livre à un monde élargi : « Les livres font partie de la vie au même titre que les arbres, les étoiles et le fumier. », assertion qui permet de situer le livre dans un ensemble qui s’appelle la vie… Ensuite une interrogation suivie d’une réponse lumineuse : « Qu’est-ce qui rend un livre vivant ? Voilà une question qui se pose souvent ! La réponse me paraît toute simple. Un livre vit grâce à la recommandation passionnée qu’en fait un lecteur à un autre. Rien ne peut étouffer cet instinct fondamental de l’homme. Quoi qu’en puissent dire les cyniques et les misanthropes, je suis convaincu que les hommes s’efforceront toujours de faire partager les expériences qui les touchent le plus profondément. » Comment ne pas partager cette analyse qui découle de la pratique de l’auteur de Printemps noir ? Henry Miller poursuit sa réflexion : « Les livres sont une des rares choses que les hommes chérissent vraiment. Et les esprits les plus nobles sont ceux-là aussi qui se séparent le plus facilement de leurs chères possessions. Un livre qui traîne sur un rayon, c’est autant de munitions perdues. Prêtez et empruntez tant que vous pourrez, aussi bien livres qu’argent ! Mais surtout les livres car ils représentent infiniment plus que l’argent. Un livre n’est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l’esprit et l’âme d’un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l’êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui. »

Voilà. Tout est dit. J’ai tenu à inscrire cette longue citation d’un géant de l’écriture parce qu’elle synthétise parfaitement la complexité de l’acte d’enseigner … la lecture. L’attelage de ce verbe et de ce substantif semblent d’ailleurs tellement incongrus… Par provocation, on pourrait dire que l’Ecole d’aujourd’hui est le lieu où cette transmission a le moins de chances de se réaliser ! L’esprit de compétition et la culture de la concurrence qu’on y véhicule à doses de moins en moins homéopathiques sont des poisons redoutables qui dissuadent d’accéder à cet univers des livres, intégré dans un ensemble infini, au sein duquel l’être humain se met en quête de son « inaccessible étoile ». Le livre y est souvent présenté comme un outil qui va servir à obtenir des résultats, un examen, un concours ; jamais comme un élément constitutif de l’identité et de la culture des humains. Le « système » a matérialisé le livre, l’a vidé de sa substance humaniste. Inutile de « rompre l’os » pour y trouver « la substantifique moelle », il n’y a plus dans la logique de ce système qu’une armature sans saveur. Propos excessifs, sans doute, mais qui ne doivent pas être mis sous le coude. Les discours lénifiants que les élèves peuvent entendre sur l’importance de la lecture ne leur sont d’aucun secours ; ils les dissuadent à coup sûr de tenter la découverte de cet univers à portée de main. Aussi, toutes les actions – et elles sont nombreuses – pour faire apparaître la lecture comme un constituant de la vie doivent être multipliées ( même si parfois elles s’avèrent être pénibles comme pour l’écrivain Robert Bober intervenant dans une classe de collège mal « préparée » par son responsable – cf Télérama n° 2773 – et qui se retrouve au milieu d’une classe irrespectueuse de sa volonté de transmission, lui l’enfant juif caché pendant l’Occupation, qui n’a pu lire son premier livre qu’à l’âge de vingt ans car son copain d’école avait qui il partageait le livre prêté par le maître : Les Aventures de Tom Sawyer « …est parti avec le livre sous le bras. Il n’est jamais revenu. Il a été déporté. »).
Transmettre et partager le livre est une entreprise jamais achevée, exigeant une grande détermination qui doit être tempérée par la réalité du terrain – qui peut encore se trouver en friche. Mémoire de l’humanité, le livre – celui que l’on tient dans ses mains – a encore beaucoup à nous apprendre si nous voulons bien en faire un ami et non outil froid au service d’un projet du même métal.

Jean-Paul Kauffmann, dans ses geôles libanaises, a pu échapper à la folie grâce à la lecture. Il connaissait par cœur des passages entiers de ses textes et poèmes préférés, et se les « lisait » dans sa tête. Cette nourriture-là lui a permis de ne pas mourir au monde des signes, elle l’a « prémuni du désespoir ».

Ils ont assassiné Freinet
C’est une impression paradoxale : d’une part la perception que l’année a passé à une vitesse folle, jamais ressentie auparavant, et de l’autre le sentiment d’avoir vécu l’année la plus difficile de ma carrière. L’étrangeté de ce diagnostic, sa bizarrerie me laissent perplexe et fatigué. Interrogatif surtout.

Peut-être est-ce dû à l’âge et à une nouvelle façon de voir et de vivre le métier d’enseignant ? Mais plus simplement, cela est peut-être causé par la nouvelle atmosphère qui règne déjà dans l’encore Education nationale. Sur le terrain, chacun ressent cela ; pas seulement intellectuellement, mais aussi très physiquement. Certains collègues sont marqués, comme des boxeurs qui ont encaissé un uppercut ravageur ; ils errent dans les couloirs et la salle des professeurs, abattus et quelque peu déprimés. La médecine du travail – que nous ne voyons que très rarement, je l’ai vue deux fois en plus de trente cinq ans – a révélé que désormais, ce ne sont plus les maladies musculo-squelettiques qui sont la cause première des arrêts maladies mais les maladies liées à la santé mentale (dépressions, stress, troubles mentaux…), ceci pour l’ensemble des métiers et activités. Ce fait me semble particulièrement inquiétant. Une société qui devient ainsi psychologiquement malade est une société qui se fragilise autant qu’elle se durcit et se sclérose. L’Ecole n’échappe au constat. Stress et dépression viennent d’un déficit – parfois d’une absence – de conversation, de dialogue, d’ignorance d’autrui et de son travail. Dans le collège, c’est ce qui arrive. Que ce soit entre la direction et les enseignants, entre les enseignants eux-mêmes, entre les élèves et les enseignants, entre les élèves. Pour les élèves, la moindre discussion qui s’envenime dérive de plus en plus souvent en pugilat sévère : coups de pieds, coups de poings, et ceci au vu et au su de tout le monde. Les adultes, eux, ne se tapent pas dessus, ayant intégré quelques règles de savoir-vivre mais ils n’en pensent pas moins parfois, et la violence cette fois-ci passe par certaines paroles blessantes ou bien des attitudes qui sont explicitement dépréciatives. Cerise sur le gâteau, l’autoritarisme refait son apparition comme palliatif de carences anciennes. Entre profs règne néanmoins une certaine solidarité, mais on sent bien que cette belle apparence d’union pourrait s’écrouler au premier coup de vent sévère ; tirer son épingle du jeu deviendrait la priorité.
On a voulu rentabiliser l’Ecole. Elle devient donc une entreprise avec toutes ses composantes libérales : la concurrence, la loi du plus fort, la compétition érigée en dogme, l’abandon progressif des plus faibles – ceci sous le masque d’une république et d’une égalité qui ont été vidés de leur moelle.
En réduisant l’ensemble des intervenants, en serrant la vis pour que le maximum de jus en sorte, on compresse les énergies, on les aplatit. On démotive les équipes de travail, on fait en sorte que chacun se sente un peu menacé (rappel aux textes, aux lois, aux règlements) pour bien montrer que les moyens de coercition existent afin de faire taire ceux qui voudraient montrer que les moyens de travailler dans de bonnes conditions existent de moins en moins. Cette nouvelle donne régressive est parfois amortie par l’humanité du directeur de l’établissement : avec des moyens en baisse, il fait tout pour conserver quand même un système relationnel qui préserve chacun du stress. Dans d’autres cas, c’est le contraire : le directeur semble accompagner le mouvement du haut pour le répercuter vers le bas avec la plus grande célérité ; travailler dans ces conditions est mauvais pour la santé car on ne respire pas un climat de confiance mais un climat de suspicion. Les sourires paraissent faux, les paroles sont entachées de mensonge. La simplicité, la bonhommie, la bonne humeur en même temps que le sérieux reconnu dans le travail ne sont plus des valeurs sûres ; on leur préfère la « communication » qui a pour seul objet de réglementer la parole et ainsi éviter le dialogue et la discussion ; alors on communique par imprimés distribués dans les casiers des professeurs, imprimés comme autant de mots glacés et sans intérêt.

Bientôt on communiquera systématiquement par l’Internet. Déjà, le CNED (Centre National d’Enseignement à Distance) – missionné par le ministre – met sur le Net des « cahiers de vacances » ainsi que des cours qui vont du primaire au lycée. Cette initiative n’est pas en soi négative mais on voit bien que l’on veut résoudre les problèmes posés à l’Ecole publique – surtout – par la technologie tous azimuts, comme panacée. On a compris le calcul… Certains s’en réjouissent, ils prennent ainsi une revanche jubilatoire sur ces ergoteurs que sont les pédagogues. A bas Freinet ! Vive les méga octets !
Il suffit de quelques clics pour atteindre son apogée, pourquoi se gêner ?

La Fontaine, pour se « désaltérer »
Dernière séance avec les 4°A. Nous avons conclu le travail de lecture de L’Ile au Trésor. Hier ils ont rendu leurs livres. Geste symbolique s’il en est qui marque l’achèvement d’une année. Cet après-midi, ils étaient relativement calmes, à deux jours de la sortie. Ensuite le collège est « fermé » en raison des épreuves du Brevet des collèges qui s’y déroulent. Les élèves de troisième – qui connaissent déjà leur orientation – n’y vont pas la peur au ventre ; ils savent que l’enjeu n’est pas vital, même si certains souhaitent tester leurs compétences dans le premier examen (partiel) qu’ils passent.
Une ancienne élève de troisième est passée au collège dire un petit bonjour à ses anciens professeurs, mais elle est également venue pour parler de son expérience de la classe de seconde à ses anciens camarades. Elle nous a rappelé que dans sa classe, ils étaient trente quatre ! Dès le début de l’année, une vingtaine d’élèves se sont retrouvés en difficultés importantes, la suite des événements n’a guère arrangé leur situation. Aussi, de nombreuses réorientations ont été proposées, notamment en Bac professionnel.
Le lycée général reste la voie la plus demandée. Beaucoup peinent dans cet univers où l’autonomie est indispensable. D’autre part, les réformes successives n’ont pas réussi à créer des espaces d’aide suffisamment efficaces pour ceux qui en ont cruellement besoin. Etre « moyen » au collège signifiera être « juste » au lycée ; alors quand on est « juste » au collège, cela sera parfois mission impossible.
Il est difficile de comprendre cette politique qui place une grande partie des élèves dans des situations de départ handicapantes. Quel intérêt y a-t-il à compresser des élèves dans une classe donnée pour n’en garder en première qu’une grosse moitié ? Quel est la visée de ce système qui sélectionne par l’échec ? Souhaite-t-on écœurer les élèves en les mettant dans un environnement qui élimine ceux qui n’ont pas encore acquis toutes les compétences nécessaires pour suivre et comprendre le cours ?
Curieusement, à chaque fois qu’il y a eu des avancées dans ce sens – je pense notamment aux TPE (travaux pratiques encadrés), certain syndicat a vilipendé cette initiative fort valable, pour, quelques années après, le défendre quand il était menacé de disparition ! Allez comprendre ! Je précise que je suis syndiqué mais pas au syndicat que je n’ai pas nommé. Je n’hésite pas à affirmer que j’en ai assez d’un élitisme mal placé qui n’a d’autre objet que de reproduire les inégalités, voire de les aggraver. On voit les résultats ! Ceux qui malmènent l’Ecole publique ne sont pas toujours d’affreux ennemis réactionnaires qui voudraient revenir à un ordre ancien, parfois ils sont dans le sein même du système qu’ils sont censés défendre… Il ne faut pas avoir peur d’appeler un chat un chat. Se gargariser « d’élitisme républicain » ne doit pas être un paravent à toutes les petitesses corporatistes.
Jean de la Fontaine, que nous avons écouté grâce à Fabrice Luccini – après L’Ile au Trésor – nous a appris beaucoup sur le comportement des humains. La langue n’est pas simple mais l’effort de compréhension transformé aboutit à un véritable plaisir du texte – expression que je n’emploie jamais – tant la densité et la concision de cet admirateur d’Esope sont pur chef-d’œuvre. Ainsi dans Le Conseil tenu par les Rats : l’enseignement en est le suivant : « Ne faut-il que délibérer, / La cour en conseillers foisonne ; / Est-il besoin d’exécuter, / L’on ne rencontre plus personne. » Bien que nous soyons plus au XVII° siècle, ces quatre vers ne sont pas dépassés. Bien peu – à l’intérieur du sérail – mettent en pratique sur le terrain leurs beaux discours, ils préfèrent l’assurance au risque, l’immobilité au mouvement, l’éparpillement au rassemblement. Dommage car désormais une certaine « cour » nous « exécute » après avoir « délibéré » en petit comité. Et bientôt on ne « rencontrera plus personne » car les forces restantes auront été décimées. Ah ! j’oubliais… Dans la fable il était projeté par les rats « d’attacher un grelot au cou de Rodilard », le chat qui «passait chez la gent misérable, / Non pour un chat mais pour un diable. » Aurions-nous à ce point peur d’un chat qui visiblement est déjà porteur d’un nombre considérable de casseroles sonnantes et trébuchantes ? Ou bien avons-nous peur de notre propre grelot qui nous invite à nous réveiller.
Pourtant le rat sait se montrer à son avantage, par exemple lorsqu’il délivre le lion des mailles du filet dans lesquelles il est prisonnier. Ne quittons surtout pas le navire et commençons par le délivrer des mailles terribles dans lesquelles il est déjà. Sinon, il pourrait bien s’échouer et couler.

Générations
Derniers mots dans ce journal auquel je m’étais bien habitué ; comme un rituel répété trois fois par semaine. Curieusement, je pensais être « à sec » assez rapidement, et puis j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup à dire sur la vie dans un collège, sur l’environnement du collège – social, hiérarchique, politique aussi. Fatalement, j’ai comparé la situation actuelle à celle que j’ai connue par le passé, non pas avec un regard nostalgique, mais plutôt avec l’idée que nous étions en train de régresser par rapport aux valeurs et aux principes de « l’Ecole républicaine » des débuts, ainsi qu’aux nouvelles solidarités affirmées et mises en place en 1945 par le Conseil National de la Résistance.
De la résistance, c’est ce qui nous manque le plus. Nous sommes enfermés dans un système qui ne nous laisse plus le temps de réfléchir et de penser par nous-mêmes. C’est ce que ce journal m’a appris. Dans la multitude de tâches que nous devons accomplir chaque jour – être enseignant ne se résume pas à être dans sa classe – on peut se sentir quelquefois englué à un rocher sans espoir de s’en décoller. Partout règne ce mauvais état d’esprit qu’est la compétition : être devant les autres, faire partie de cette « élite » qui va perpétuer les inégalités qui ne cessent de se creuser. La seule compétition qui serait intéressante, c’est celle qui consisterait à améliorer ses compétences propres – pour les élèves comme pour les enseignants – et ainsi conjuguer le verbe à la forme pronominale : « s’améliorer ». C’est tout le contraire qui advient. On a par exemple institué des mentions pour le brevet, les mentions élevées concernant bien entendu une minorité d’élèves, la grande majorité se contentant de « moyen » ou de « passable ». Il en est de même pour les enseignants dans la notation de leur travail : pour les avancements et promotions en tous genres, la note de l’administration et celle de l’inspecteur sont les deux critères essentiels de progression de carrière – que je ne récuse pas – alors que le travail effectué sur la durée avec le ou les projets afférents ne peut s’évaluer sur un simple entretien (celui qui suit l’inspection). Je connais des collègues « méritants » qui n’ont jamais connu ce que l’on appelle l’avancement au « grand choix » ; d’autres qui ont plus souvent écopé de « l’ancienneté » que du « choix ». En revanche, certains tirent excellemment leur épingle du jeu ! Quand on creuse la question – ce que j’ai fait – on n’est pas peu surpris par le labyrinthe kafkaïen des méthodes de calcul…
Bref, on encourage l’individualisme dans ce qu’il a de plus égoïste, on instaure des modes d’évaluation qui ont pour but de diviser afin de mieux manipuler les uns et les autres. Le résultat : on le voit très bien : des professeurs démotivés, frôlant les rives du malaise ou de la dépression – demandant alors logiquement des temps partiels qui désorganisent l’organisation des services (je ne critique en aucun cas ces demandes, elles sont l’alternative logique) – , une administration qui n’en peut mais, et dans le meilleur des cas fait tout pour « protéger » ses enseignants – mais c’est rare – , des élèves qui ont compris que les règles en vigueur jusque là peuvent être allègement bafouées et qui adoptent alors des postures et des attitudes de tyrans scolaires propres à déstabiliser une classe entière.
Certes, d’aucuns diront que c’est la « société » qui impose son modèle libéral à l’Ecole. Certes, mais est-ce une raison pour accepter ce modèle ? Cette violence sociale est-elle compatible avec l’acte d’enseigner, avec la pédagogie, avec le principe de laïcité ? Dans les années qui viennent, cette tendance libérale va se développer, l’Ecole ne sera plus un lieu qui protège, un temple de la culture et de l’éducation ; elle sera un marché. L’argent y règnera en maître. Les plus faibles seront éliminés, c’est à dire aiguillés vers des orientations sans issue, de vrais culs de sac. Mais attention. Les révoltes viennent sans crier gare mues par le simple fait que l’on n’a plus rien à perdre.
Rappelons quelques chiffres, cités par L’Observatoire des inégalités de Louis Maurin : moins de 10% de la population française possède le niveau bac + 2 ; 84% des élèves en difficulté au collège sont issus des catégories sociales les plus pauvres, les redoublements (deux élèves sur trois ont redoublé avant d’arriver en terminale, dont 75% chez les enfants d’ouvriers non qualifiés) creusent les inégalités et n’améliorent pas les résultats ; 9% des personnes ayant été scolarisées en France sont proches de l’illettrisme, etc. Ce déséquilibre éducatif et culturel est insupportable. Où sont « Les Lumières » d’antan ? On ne distingue même plus leurs lueurs.

J’ai eu la chance d’avoir un père (né en 1906) qui a quitté l’école très jeune pour aider à la ferme paternelle ; il en gardait une amertume profonde, lui qui rêvait de littérature et de science, de beauté et de sacré. Devenu autodidacte fervent, il m’a transmis l’impérieuse nécessité de la culture comme souffle essentiel dans la vie d’un être humain ; ainsi l’école a pris immédiatement un sens pour le jeune chien fou que j’étais.

Du plus profond de mon cœur, je lui dédie ce journal.


MAI 2009

Théâtre au collège
Dans un peu plus d’un mois, l’atelier théâtre « présentera » son travail de l’année : des extraits de La Dispute de Marivaux. Cette présentation se déroulera sur une vraie scène de théâtre. La pression sera forte, même si le public, en grande partie parental saura se montrer indulgent. Cette soirée n’en restera pas moins une expérience essentielle pour tous les jeunes comédiens qui auront monté sur les planches. Cependant, faire du théâtre au collège devient une activité de plus en plus en plus menacée, notamment en raison des crédits en forte diminution.
C’est dans cet état d’esprit que je découvre un article dans le magazine Télérama du 29 avril intitulé : « Ceinture pour la culture ». Le chroniqueur, Vincent Rémy, rapporte les propos de l’écrivain italien Alessandro Baricco, propos publiés dans Le Courrier International. Evoquant la crise actuelle qui menace le financement public de la culture, il fustige la façon dont ces crédits sont utilisés (manque de création et de confrontation avec le marché…) en soulignant que l’idée de « rendre la culture accessible au plus grand nombre » n’est plus de mise étant donné « l’ouverture spectaculaire » permise par l’Internet, la mondialisation … Mais cette ouverture ne profite pas à tous les domaines artistiques, note-t-il. Si le livre, les variétés, l’audiovisuel en général y trouvent leur(s) compte (s), il n’en va pas de même pour la musique classique, l’opéra et … le « théâtre de mise en scène »… Prenant appui sur la situation italienne qui a produit un Berlusconi, il ajoute « qu’il ne faut pas confondre cause et conséquence ; la digue culturelle érigée avec l’argent des contribuables a cédé car nous l’avons érigée au mauvais endroit… Quel sens cela a-t-il e sauver l’opéra et de produire des étudiants qui en savent plus sur la chimie que sur Verdi ? » Fort de cette démonstration, il propose donc deux projets iconoclastes et révolutionnaires. « Fermez les théâtres publics et ouvrez un théâtre dans chaque école ! » auquel il ajoute : « Que la télévision publique revienne à sa vocation première, l’alphabétisation du pays ».
Revenons à l’école, au collège. Il ne s’agit pas de copier servilement ce que nous propose Barrico, notamment l’adoption de la notion de marché mais bien plutôt de nous interroger sur ce que l’Ecole véhicule en premier lieu en son sein. Non pas la culture générale, l’ouverture aux arts, à la création, à la recherche, mais plutôt la culture du résultat, de la note, de la performance (voir à ce sujet la multiplication des classements individuels et collectifs de toutes sortes, hochets et médailles de pacotille…). Alors, oui, dans ce contexte, l’idée d’Alessandro Barrico n’a rien de loufoque. Ouvrir un théâtre dans chaque école, avec bien entendu, tout l’environnement professionnel nécessaire – appui et aide des Directions Régionales de l’Action Culturelle, interventions régulières de comédiens, inscription de cette activité à l’emploi du temps… - serait plus que souhaitable pour sortir du marasme dans lequel nous plongeons. Il ne s’agit pas de prôner le tout théâtre, mais de montrer qu’il peut être un outil pédagogique de premier ordre, par exemple pour mettre en pratique toutes les instructions officielles qui concernent l’oral, et qui ne sont en général que très peu mises en œuvre.
J’ai un souvenir très fort de théâtre … pour les professeurs. J’avais participé, il y a au moins 20 ans à un stage qui développait les théories d’Augusto Boal et du théâtre de l’opprimé. Les situations faisaient apparaître une « victime » (par exemple un élève lors d’un conseil de classe) et un des « spectateurs » devait venir prendre sa place pour éprouver ce qu’il endurait et peut-être le délivrer de ce cauchemar. Nous avions été impressionnés par la qualité de ce stage ainsi que par les problèmes (et les solutions) qu’il avait mis au grand jour. Le théâtre a ceci de grand et fort que sous les lumières artificielles de l’illusion, il nous dit plus que le monde réel en nous dévoilant la vérité nue. Sur scène, tout est possible, nous ne sommes plus dans la vie réelle, et cette donnée a une vertu fondamentale : elle protège en même temps qu’elle révèle (sur scène, rien ne peut nous arriver de ce qui nous arrive dans la vie quotidienne) ; c’est un espace « sacré ». C’est cette sacralisation – qui n’a au demeurant rien de religieux – qui s’est effacée de l’Ecole, lieu qui n’est plus protégé comme « espace sacré » mais donné en pâture à des « personnages » qui crachent de toute leur haine sur la pédagogie et la culture, sans oublier l’éducation populaire.
Instituer un théâtre dans chaque école est une utopie, certes, mais une utopie qui fait du bien car elle a le mérite de clamer – sans déclamer – que l’art n’est pas réservé aux musées. Dans un récente interview parue dans Le Monde 2, Laurent Terzieff dit ce qu’il attend du théâtre : « C’est qu’il soit le témoignage vivant de l’histoire de la vie des hommes durant leur passage sur Terre, un moyen pour l’homme de réfléchir lui-même et sur la société dans laquelle il vit. »
On ne peut mieux dire.

Lire Roméo et Juliette en 2009
La tragédie de Shakespeare figure en bonne place dans les œuvres théâtrales conseillées en classe de troisième. Cela ne signifie pas pour autant que sa lecture et son étude vont aller de soi. La langue de Shakespeare, même traduite en français contemporain, reste une œuvre de la Renaissance, écrite sous le règne élisabéthain, et dont l’action se passe à Vérone. Se remettre dans ce contexte n’est pas aisé pour un adolescent de 2009…
Et cependant, cela m’a paru plus facile que je ne le pensais ; sans doute en raison du statut des deux personnages principaux ainsi que de leur âge. Juliette va avoir quatorze ans alors que Roméo n’est guère plus âgé. On les appellerait aujourd’hui des adolescents. En insistant lourdement sur ce point – afin que les élèves prennent conscience qu’ils sont dans la même jeunesse – « Ils ont votre âge !», un déclic s’est opéré dans l’esprit de chacun, et l’aspect « ancien » du texte s’est effacé de leurs têtes embrumées par la fréquentation abusive des écrans. Roméo et Juliette étaient amoureux l’un de l’autre – comme certains d’entre eux pouvent l’être – et cet amour puissant et total allait être contrarié par la rivalité haineuse et ancestrale de leurs deux familles. Bien sûr, résumé comme cela, l’entreprise peut paraître quelque peu démagogique ; mais il n’en est rien, mon but étant que des adolescents découvrent un chef-d’œuvre à la portée universelle qui explore une des composantes essentielles des préoccupations des êtres humains : l’amour et son versant sombre, la guerre. Ajoutons à cela que le mythe de Roméo et Juliette est connu des gens les moins au fait de la littérature et du théâtre, ce qui donne une résonnance sans fin à son prestige. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer toutes les adaptations qui ont été faites à propos de la tragédie de ces deux amants. Quelques élèves connaissaient la comédie musicale de Leonard Bernstein : West side story, d’autres avaient vu la version cinéma avec Leonardo di Caprio : Roméo + Juliette ; certains se souvenaient de Shakespeare in love, film relatant la vie d’artiste de Shakespeare et de ses démêlés avec la censure puritaine…
Ainsi, Roméo et Juliette pouvait être lu et étudié sans que le texte passe pour une vieillerie.
Le prologue fut notre premier travail. Ce poème en alexandrins – une adresse à l’auditoire – dit avec une économie de mots tout ce qui va se dérouler : « … Dans la belle Vérone où se tient notre scène/… le sang civil salit les mains des citoyens…/ Deux amants prennent vie sous la mauvaise étoile/ Et l’obstination des rages familiales/Que rien sinon la mort des deux enfants n’apaisera/… » L’intérêt de la pièce va donc résider dans le comment et le pourquoi et non pas dans le quoi. Cette approche des circonstances ne va pas manquer de susciter des questions. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé immédiatement – à mon grand étonnement – avec une profusion de questions qui tendaient à essayer de trouver à nos deux héros des moyens d’échapper à leur destin fatal (celui de la fuite ou de l’exil ayant la faveur du groupe). Ils étaient « dans » la pièce, y compris ceux qui ne l’avaient pas lue, car cette thématique de l’amour contrarié par le pouvoir de la famille semblait remuer quelques anecdotes personnelles, intimes. L’autorité morale familiale existerait encore ? Merci Shakespeare.
Et puis comme l’attention ne faiblissait pas, j’ai eu « l’audace » d’aborder la question de la traduction et des différentes versions qui avaient émergé au cours des siècles – après avoir précisé que très peu de manuscrits autographes du Maître existaient ; les originaux étant en fait des copies, qui fatalement avaient subi des modifications involontaires – en prenant appui sur le vers trois du prologue : « From ancient grudge break to new munity », traduite dans l’édition Bouquins par : « Mais un brutal sursaut de leur antique haine » et par Pierre-Jean Jouve pour Garnier Flammarion ainsi : « Font un nouvel éclat de leur antique hargne ». Occasion pour nous de saisir la différence de sens entre hargne et haine (la haine dénotant un sentiment violent d’aversion alors que la hargne se traduirait par une attitude agressive). Pour le sens du terme anglais « grudge », j’en ai confié la charge à mon collègue d’anglais… Cependant le Robert et Collins donne le sens de « rancune »… Bref, nous avons examiné des détails particulièrement signifiants pour mieux saisir la pérennité du texte, sa matière textuelle vivante, offerte au lecteur attentif et curieux. Nous avons essayé de donner du sens à un texte de 1595 écrit par un homme épris de création et de vie. Il faut reconnaître que la collection utilisée en classe (GF Etonnants classiques) possède un paratexte particulièrement riche et abordable, notamment dans sa « Présentation » ; ce qui nous a permis de faire un peu d’histoire littéraire et de prendre connaissance de quelques aspects de la vie théâtrale anglaise au 16e siècle, comme l’interdiction faite aux femmes (poids de l’Eglise et de la morale puritaine) de monter sur les planches – les rôles féminins étant alors tenus par de jeunes garçons dont la voix n’avait pas mué.
Ainsi mon appréhension s’est partiellement dissipée. Je voulais à tout prix aborder Roméo et Juliette sans savoir quel en serait l’accueil. Le séances suivantes me permettront sans doute de me sentir totalement rassuré sur la réception de ce chef-d’œuvre de la dramaturgie. Pour l’heure, je me dis qu’il faut transmettre à la jeune génération la beauté de ces textes universels, c’est par le lien culturel qu’une société peut s’améliorer.

En mai, fais ce qu’il te plaît
Le mois de mai est un mois paradoxal. Les élèves, surtout ceux qui vont quitter le collège (la plupart des filles et des garçons de troisième), ont, pour une bonne partie d’entre eux, déjà fait un trait sur les dernières semaines, même s’il y a le brevet fin juin, précédé des conseils de classe où la décision d’orientation sera arrêtée. Quant aux enseignants, c’est pour eux une période intense au cours de la quelle il faut boucler un grand nombre de dossiers et de projets.
Il faut ajouter à cet état de faits que les jours fériés de mai sont comme une invite à un rythme de travail plus relâché, ce qui dans la réalité s’avère souvent faux. Ce qui doit être fait en temps et en heure doit être fait ! On se retrouve donc dans une situation compliquée qui consiste à motiver des élèves qui ne pensent qu’à l’été proche… Si le beau temps se met de la partie, le challenge est encore plus improbable. Ces paramètres sont constants d’une année à l’autre. L’important est d’avoir défini précisément le programme et les objectifs de l’année. En troisième, concernant la classe de français, j’ai beaucoup travaillé sur la lecture personnelle, sur la typologie des textes à écrire – avec l’argumentatif pour couronnement – sans oublier l’initiation à une autonomie progressive dans la façon de travailler. En ce moment, cette autonomie passe par un apprentissage léger de la prise de notes avec pour support le texte écrit. L’exercice n’est pas des plus aisés. Cette lecture sélective appliquée est – me semble-t-il – un des outils importants pour accomplir un bon trajet au lycée – qu’il soit général ou professionnel – mais aussi dans les CFA, et plus tard, à l’université le cas échéant. En effet, il faut tirer d’un nombre de pages conséquent les informations qui en forment la trame.
Ainsi nous avons travaillé sur le paratexte de Roméo et Juliette dans la collection "Etonnants classiques" de chez Flammarion. Dans ce paratexte, figurent seize pages dont le titre est : « Présentation ». La typologie dominante est informative et explicative : sur l’auteur, sur le mythe de Roméo et Juliette, sur les thématiques à l’œuvre et leur assemblage dans l’union des contraires, sur le langage du théâtre et sa dimension alchimique qui atteint au lyrisme inspiré. Ce morceau d’histoire littéraire leur était donné en plat apéritif. La séance de deux heures se déroulait en deux temps : en premier lieu, nous accomplissions ensemble la première lecture sélective sur un chapitre ; en second lieu, ils procédaient par eux-mêmes. Cet exercice – qui a pu sembler à certains ennuyeux – a pourtant été fructueux, notamment en raison des questions qu’il a fait émerger (cf. texte précédent). En se confrontant par nécessité injonctive à ce type de texte, ils ont découvert un univers qu’ils ignorent habituellement, pensant que le texte seul est déjà assez prenant comme ça… Ils ont découvert que les informations que nous sélectionnions n’avaient rien de superflu, mais qu’à l’inverse, elles éclairaient la compréhension du texte lu (pas par tous). Ce fut le cas pour les sources de la tragédie de Shakespeare, résurgence de la légende de Pyrame et Thisbé qu’Ovide nous raconte dans Les Métamorphoses. Cela nous a permis d’expliciter un des aspects majeurs de la Renaissance : la reprise des textes de l’Antiquité, afin de montrer la mise en perspective de la condition humaine à travers les siècles. Ici le thème de l’amour contrarié était pour les élèves un mets de choix… La lecture sélective collective fut à cet égard fort constructive car les choix de chacun – j’avais fixé à six prélèvements le nombre d’informations par paragraphe – n’étaient pas toutes identiques – ce qui n’avait rien d’étonnant. La discussion qui en découla fut la partie la plus productive de la séance, questionner et argumenter étant deux piliers de la pédagogie. On apprend et on enregistre mille fois plus lorsque l’on est dans le mouvement de la pensée – insatisfaite de ne pas comprendre une donnée. La suite fut plus laborieuse car l’exercice en solitaire sembla fastidieux à plus d’un d’entre eux. Rien que très normal. La solitude dans le travail n’est pas une attitude qu’ils prisent, ils préfèrent l’émulation de la classe. C’est pourquoi ils doivent dès maintenant éprouver cette solitude qui sera leur lot quotidien dans les années qui viennent.
Shakespeare comme tuteur, on peut tomber plus mal ! A travers Roméo et Juliette, espérons qu’ils trouvent aussi que l’amour des textes ne conduit pas à une fin tragique mais plutôt vers un horizon éclairci par les lumières de la liberté de penser par soi-même.

Eloge du point d’interrogation
« Vous connaissez les réponses. Vous ignorez les questions. » Ces propos que j’ai tenus cet après-midi à la classe de 4°A illustrent en partie les difficultés méthodologiques de bon nombre d’entre eux. Il y a quelques années, on parlait de « lecture des consignes » – et on en parle encore – pour évoquer un des aspects de cette problématique. Pour les élèves, il faut absolument trouver la réponse coûte que coûte et si possible dans l’instant, sinon c’est l’abandon immédiat.
Le support de travail était la conjugaison des verbes irréguliers au programme. Quatre verbes étaient en jeu : « agir, faire, pouvoir, prendre » ; quatre verbes à haute teneur symbolique – soit dit en passant. Le travail n’était pas nouveau… Une fois de plus, j’ai constaté les mêmes difficultés à saisir le sens du métalangage de la grammaire : modes, temps, personne, nombre, auxiliaire, participe passé, temps simples, temps composés… Mon souhait était de faire en sorte qu’ils s’approprient ce lexique indispensable pour la lecture analytique, elle-même source d’approche approfondie du texte. Or, il a bien fallu que j’accepte de reconnaître qu’il fallait tout reprendre à la base.
Schématiquement, il y a trois groupes d’élèves : le groupe de ceux qui maîtrisent convenablement les lois de conjugaison, le groupe de ceux qui connaissent par cœur – à condition qu’on leur donne le « la » – , mais qui n’arrivent pas raisonner, enfin le groupe de ceux qui ont des connaissances de base lacunaires voire dramatiquement inexistantes. Ainsi cet élève, qui a conjugué le futur de l’indicatif de « agir » à la 1ère personne du singulier et à la 2ème personne du pluriel en donnant les réponses suivantes, écrites au tableau : « J’agis, vous agissiez »… Son explication consiste à reconnaître ses grosses lacunes pour ensuite s’appuyer ce qu’il se rappelle vaguement… mais à aucun moment il ne met dans sa réflexion l’idée même du futur comme action à venir, notamment quand il écrit la forme verbale à l’imparfait ! A la limite, on pourrait le sauver en posant le mot « demain » devant « j’agis », pour obtenir un présent à valeur de futur proche – encore que « j’agis » soit aussi l’écriture du passé simple. Visiblement sa réponse n’emprunte aucun raisonnement, il bricole sans grande conviction un assemblage radical-terminaison qui correspond à une forme connue de lui ; c’est tout. L’inquiétant, c’est que cela ne semble pas l’inquiéter. Que faire ?
Dans le groupe du milieu, un exemple illustre bien ce qui se passe dans la tête des élèves. Il faut conjuguer « faire » au futur, puis au futur antérieur, aux mêmes personnes que précédemment. Il s’agit d’une « bonne élève », mais qui, dès qu’elle se retrouve bloquée se réfugie dans le « Je ne sais pas ; je ne sais plus », ce qui ne permet pas d’aller très loin. D’abord, elle conjugue « faire » à l’imparfait : « je faisais », n’ayant pas retenu l’exemple de départ et la mémorisation facile des terminaisons – identiques pour tous les groupes de verbes ; elle a dans l’oreille le « ai » final mais a oublié le « r » uvulaire de l’infinitif ; ensuite, il faut résoudre le radical dans lequel le son [?] s’écrit avec la lettre « e » (je ferai) et non « ai » comme à l’imparfait (je faisais) ! Bien sûr dans un oral de conversation, cette élève va employer sans obstacle ce futur, cependant mon objectif est qu’elle prenne conscience de ce futur quant à sa morphologie ainsi qu’à sa valeur. Le fait de se réfugier dans le je ne sais pas est une réaction de peur devant une obstacle sur lequel elle a buté fréquemment. J’essaie de lui montrer qu’elle peut le surmonter à condition qu’elle accepte d’analyser les étapes de son raisonnement. La seconde forme verbale est un futur antérieur. Cette forme très employée dans la vie de tous les jours : « Quand tu auras fini tes devoirs, tu pourras jouer au foot » la stoppe net. Elle n’a pas identifié qu’il s’agit d’un temps composé, c’est mal parti ; la classe et moi-même l’aidons dans sa démarche afin qu’elle élabore un raisonnement progressif et formateur qui l’amène vers la réponse. Le chemin est long car elle reste dans la peur de se tromper… devant les autres. Cette culture de l’erreur comme handicap au savoir est encore très prégnante dans les classes. Difficile de bousculer cette philosophie du tout bon tout de suite. Voire d’une pensée magique dangereuse.

Je suis bien conscient que la conjugaison envisagée sous sa forme analytique et non dynamique (en situation dans un oral ou un écrit) n’est pas un argument pédagogique aisé. Si j’insiste régulièrement – sans pour autant alourdir la barque verbale – c’est parce que je pense que ce travail a une fonction importante pour construire le raisonnement : « Quels outils vais-je utiliser ? (classification, analogie, connaissance orale…) pour trouver la réponse – sachant que je la connais, pour l’avoir énoncée dans la conversation. » Effectivement, une fois la réponse écrite au tableau, elle ne semble étrangère à personne. « Ainsi donc, j’avais la réponse ; c’est la question qui ne me convenait pas.. »
En 1987, Jean-Michel Zakartchouk avait publié un ouvrage remarquable intitulé Lecture des énoncés et consignes dans lequel il passait en revue ce type de problèmes et apportait des solutions méthodologiques qui n’ont pas vieilli. Concernant le problème évoqué ci-dessus, il proposait un exercice de grammaire dans lequel il fallait trouver la consigne – la réponse étant donnée dans son intégralité – , ou bien encore avec une réponse sous forme de texte sur les icebergs, de retrouver la bonne question parmi trois possibilités. Exercice que j’ai parfois pratiqué et qui déstabilisait totalement les élèves… Il se peut que je le réactive dans les prochains jours…

Eduquer et instruire
Il y a des journées difficiles dans la vie d’un enseignant. Difficiles parce que nerveusement éprouvantes. Quoi de plus irritant que de se trouver confronté au déni ? Cette attitude dont j’ai déjà parlé tend à s’amplifier en prenant des formes diverses. A ce comportement négatif s’ajoute maintenant l’absence quasi généralisée du travail personnel.
Ainsi dans cette classe de 4° B, un seul élève avait fait son travail. Il s’agissait tout bonnement de terminer une lecture sélective entamée grandement en classe. Vingt minutes étaient largement suffisantes. C’est la première fois que j’ai constaté ce phénomène récurrent avec un tel pourcentage ! Les élèves ne semblaient pas trop perturbés quand j’ai noté dans le carnet de chacun d’eux ce travail non fait. Ils n’avaient pas d’excuses sérieuses à avancer, seulement les arguments habituels : « J’ai oublié, je ne l’ai pas marqué dans mon cahier de textes, je l’ai laissé à la maison… » Pourtant le support n’a rien d’ennuyeux puisqu’il s’agit de L’île au trésor, de Stevenson. Peut-être ont-ils pensé qu’ils n’avaient pas à réaliser cet exercice étant donné que sept de leurs camarades étaient partis en voyage linguistique à l’étranger. Cette hypothèse, que j’ai avancée devant eux, a paru correspondre à leur pensée… Quoi qu’il en soit, ils avaient l’air de s’être donné le mot pour ne rien faire. Cette manière de procéder m’a vraiment courroucé et je le leur ai fait savoir sèchement en les enjoignant de se mettre immédiatement le nez dans le texte indiqué afin d’opérer ce fameux relevé sur le paratexte de L’île au trésor. Travail qu’ils ont fait sans broncher.
Sauf un élève qui a eu le culot de m’affirmer qu’il travaillait alors que je l’avais surpris en train de ricaner avec son voisin de derrière, son livre dissimulant partiellement son visage. Qu’il ait eu envie de rire n’est pas en soi spécialement blâmable, après tout la classe est un lieu d’échanges. C’est sa façon de répondre en niant avec véhémence qui a fait déborder le flot de mon agacement. Je l’ai envoyé en étude faire son travail ; il en est revenu apparemment adouci, sachant qu’à la maison, on ne lui ferait pas de compliments en signant son carnet.
La fin du cours, après ces incidents, s’est bien déroulée, et chacun est revenu à de meilleurs sentiments. J’ai bien conscience que « l’autorité » dont j’ai fait montre n’a pas résolu le problème posé. J’ai simplement mis un couvercle sur cette marmite qui n’est pas loin d’atteindre la température de l’eau bouillante. Une action solitaire, si elle n’est pas relayée et soutenue, n’a aucune chance d’êre efficace.
Au-delà des dysfonctionnements propres au collège – qui sont pour une part dans l’explication de ces incidents (j’en ai parlé il y a quelque temps) – et qui pourraient trouver une solution à condition que chacun puisse jouer la même partition, ces nouveaux comportements sont le reflet du miroir éthique de la société. Devant le délitement financier, économique, social, beaucoup se réfugient dans un no man’s land teinté d’individualisme le plus outrancier. « Si l’autorité n’existe plus, alors tout m’est permis ; la liberté, c’est ma liberté ; celle des autres m’importe peu. » Je vis réellement au milieu de cette posture mentale. Dans certains cas, elle est aggravée, car en cas de résistance de l’adulte, l’agressivité et la mauvaise foi entrent en lice, il ne faut surtout pas montrer de la faiblesse devant les autres.
L’école devient alors un lieu d’affirmation d’une toute puissance qui ne s’embarrasse pas du principe d’altérité. Cet affrontement avec l’adulte n’a plus rien d’initiatique, il vise inconsciemment un certain nihilisme social qui ravale toute idée d’amélioration personnelle au rang des accessoires ringards.
Cette crise des valeurs et des principes – en premier ceux qui sont contenus dans la devise de la République – nous entraîne dans des affres qui n’ont pas fini de nous tourmenter. Ajoutons à ce tableau un peu désespérant, le constat qu’en haut lieu on ne fait rien pour soutenir et réconforter les personnels éducatifs – hormis de beaux discours sans suite (cf. les promesses sur l’enseignement artistique qui va voir ses horaires diminuer de moitié dans les sections du Bac pro (à quand pour le collège ?) sans oublier la diminution des professeurs d’arts appliqués de 50% d’ici trois ans – dans leurs missions de plus en plus complexes. L’an passé, j’avais assisté à une conférence dont le thème de réflexion était « Eduquer ou instruire ? ». Sans passer pour un empêcheur de tourner en rond, en substituant le « et » au « ou » et en remplaçant le point d’interrogation par un point, les données deviennent plus claires…

Utopie pour le collège
Le rêve n’est pas encore interdit ; profitons-en. Rêvons d’un collège idéal, d’un collège qui n’existe que dans nos pensées, un collège utopique. D’un collège où le travail n’est plus une punition, un « tripalium » infernal qui dissuade de la volonté d’apprendre.
Il ne s’agit pas de réinventer Libres enfants de Summerhill, pas plus que de copier sur quelques établissements autogérés – des lycées – comme celui de saint Nazaire, mais plutôt de réfléchir sur les conditions favorables à l’intégration de tous durant ces quatre années d’adolescence, années souvent vécues comme un pensum ennuyeux, comme un passage obligé avant de franchir les grilles dans le sens de la sortie avec un soulagement profond.
Le premier point à changer, c’est donc la perception qu’ont les élèves – et les familles – du collège. Pour beaucoup, il apparaît comme un lieu où l’on donne – assène serait plus concret – des notes qui vont avoir des conséquences déterminantes. Soyons clairs : un élève de sixième un peu fragile qui écope, pour son premier contrôle – en langues par exemple – d’un 02/20, n’aura peut-être pas l’envie ni la motivation de persévérer. Quand on vous signifie dès le départ d’un nouvel apprentissage – qui certes a fait l’objet d’une initiation en primaire – que vous êtes « nul », il faut posséder une force de caractère au-dessus de la moyenne pour vaincre ce ressentiment. On est encore majoritairement dans le sommatif et non le formatif (vieille antienne des années quatre-vingts) ; de fait, l’élève est catalogué et mis en fiche, « photographié » et figé dans sa posture de départ ; un peu comme si le coureur de 5000 mètres qui prend un mauvais départ n’avait pas le droit de refaire son handicap au fil des hectomètres ; un peu comme si la course qui se déroulait était un cent mètres – course dans laquelle le départ est prépondérant. Rappelons quand même, après cette métaphore compétitive, que le passage au collège n’est pas une course, ni une compétition…
Premier point donc à reconsidérer : la notation, qui devrait être utilisée avec parcimonie au grand profit de l’évaluation, qui prend en compte la progression de l’individu-élève à travers les compétences et refuse de l’assimiler à un carnet de notes. De nombreux travaux ont été menés sur ce sujet. Lorsque l’élève sait que son évaluation ne repose pas essentiellement sur la note, il travaille mieux et plus sereinement. Dans le même ordre d’idées, vont s’inscrire des pratiques, telles que le droit à l’erreur, la pédagogie du projet (personnel et collectif), la prise en compte du profil pédagogique de chacun – c’est à dire de ses méthodes d’apprentissage – afin que cette connaissance de lui-même face aux savoirs lui permette de trouver le meilleur itinéraire.
Deuxième point, l’organisation de la vie au collège. Le collège n’est plus ce lieu de vie tant espéré. C’est une maison dans laquelle on entre par obligation – scolaire – et dont on souhaite sortir le plus vite possible. Comment dans ces conditions espérer y accomplir quelque chose d’intéressant ? Il faut donc inventer, imaginer une organisation qui fasse du collège comme une seconde maison dans laquelle l’apprentissage sous toutes ses formes sera pratiqué. Si dans la première maison, on cultive le familialisme, dans la seconde il serait bon de cultiver l’altérité, la convivialité, la responsabilité, l’initiation au métier de vivre avec le savoir, le savoir faire, le savoir être comme piliers d’une géométrie humaniste. Dans cet ordre d’idées, l’environnement culturel (musique, danse, arts plastiques, théâtre, écriture créative…) doit être encouragé et proposé à tous au même titre que les disciplines traditionnelles. Donner à voir, à entendre, à toucher, mais aussi pourquoi pas à sentir et à goûter (penser aux aliments) sont des activités sensorielles qui n’ont rien de facultatif : elles favorisent l’ouverture de l’esprit au non connu, elles développent la curiosité, moteur de tout apprentissage et de toute pédagogie. Si les élèves semblent repus, c’est parce qu’ils ingurgitent des denrées grasses et sans autre saveur que celle de l’uniformité (« Ah ! ce serait bien le retour de l’uniforme, de la blouse grise… ») ; leur donner l’occasion d’accéder à cet univers de la diversité est un devoir essentiel. S’il y a bien un lieu où le clonage doit être proscrit, c’est bien à l’école. Ce type d’organisation a la prétention de reconnaître chacun comme un acteur indispensable, un maillon précieux, au sein de cette famille éducative « collégiale ». L’intérêt de cette approche est de fédérer les compétences, de n’en laisser aucune sur le bord de la route comme cela advient de plus en plus souvent. Il faut remplacer le verbe exclure par le verbe inclure. Pour cela, il faut changer profondément les pratiques et les habitudes des équipes éducatives.
C’est le troisième point. Le plus crucial. Ne plus travailler seul, mais travailler en équipe, ensemble. Pour de vrai. Pas sur le papier, mais dans les faits. A ce stade, tout est à inventer ou à réinventer. D’abord, il faut être prêt intellectuellement à sortir de son confort personnel – qui l’est de moins en moins – pour entrer dans une autre façon de travailler. Ce que je dis n’est pas nouveau, des expériences de ce genre ont déjà été menées au début des années soixante-dix (avec succès). Mais depuis quelques années, chaque enseignant s’est réfugié dans ses fondamentaux, essayant ainsi de résister au rouleau compresseur de la politique éducative et administrative des deniers ministères, et en particulier du dernier, dont la visée ultime est la destruction de l’Ecole publique. Se réfugier dans sa tanière pédagogique est la plus mauvaise solution. Au contraire, il faut se rassembler et concilier tant que faire se peu nos différences – qui en fait sont minimes pour une majorité d’entre nous – afin de ne pas sombrer définitivement dans une « dépression scolaire », selon la formule de Philippe Meirieu.
Il y a urgence…
Dans les démocraties dignes de ce nom, les citoyens sont tous égaux en droits. Ce n’est plus le cas dans notre pays, la France. Et plus spécialement à l’Ecole. Du démos (le peuple des citoyens) peut surgir l’élan vital qui empêchera de basculer dans une Ecole inégalitaire, au service des intérêts personnels et non plus de l’intérêt collectif.
Que voulons-nous ?

Bernard Stiegler
La semaine dernière, dans un collège de la banlieue toulousaine, un élève de treize ans a poignardé avec un couteau de cuisine sa professeure de mathématiques parce que cette dernière l’avait puni pour un devoir non rendu. L’enseignante est hors de danger et l’enfant a été emprisonné dans un établissement pour mineurs. Ce geste à visée mortelle n’est pas le premier du genre. Il risque de se reproduire – malheureusement – dans d’autres collèges. Loin de moi l’idée de développer une quelconque psychose, mais plutôt de poser la question essentielle : comment en est-on arrivé là ?
Ce n’est pas en quelques lignes que la réponse peut-être trouvée, si réponse il y a. Cette question doit manifestement nous amener à nous poser d’autres questions. Des questions, notamment, sur cette pulsion agressive qui banalise le passage à l’acte. Il faut remarquer que cet enfant est décrit par son avocat comme « un tout petit enfant, pas un adolescent perturbé, qui a voulu par ce geste se protéger d’une sanction qui allait mettre en évidence ce qu’il vivait comme un échec scolaire. Il regrette. Il est pétrifié, paniqué par ce qu’il a fait. » Eh bien ! S’il avait été perturbé, on n’ose imaginer ce qui aurait pu se passer ! Ajoutons que ce collège est considéré comme sans problèmes particuliers. Il semble que ce ne soit pas l’avis des enseignants qui sont sur le terrain tous les jours. Cette violence qui s’exprime, non par les mots mais par les gestes, d’où vient-elle ? Comment a-t-elle été fabriquée ou comment s’est-elle fabriquée ? Cette violence qui était contenue a trouvé ce jour-là l’occasion d’exploser. La préméditation (le couteau dans le sac) indique bien une réflexion avec une intention. La gravité de l’acte, qualifié d’homicide volontaire n’en est que plus inquiétante. Pour avoir mis en pratique cette idée – de tuer sa professeure – il faut avoir accumulé une haine et un ressentiment d’une épaisseur incroyable, il faut cultiver en soi un nihilisme noir. Ce malaise profond de ce jeune adolescent, mais aussi de tous ces adolescents en rupture d’école et de vie sociale existe, mais l’Ecole ne peut pas le prendre en compte à elle toute seule. C’est impossible. Et ce n’est pas comme le dit notre cher ministre « en généralisant la mise en place de portiques détecteurs de métaux » que l’on va résoudre le problème. C’est faire peu de cas de la parole des enseignants de ce collège, qui avaient demandé un classement en zone d’éducation prioritaire de leur établissement…
On sait que dans les collèges, les classes vont devenir surchargées (28 élèves, ce n’est plus rare) ; que les enfants à problèmes vont eux aussi connaître une hausse. Dans le même temps, on supprime des postes d’enseignants, de surveillants, d’assistants pédagogiques, de personnels administratifs, d’entretien aussi… Comment alors espérer entreprendre un vrai travail d’observation, d’écoute et de dialogue pédagogique ? Ce n’est pas en divisant le nombre d’élèves par le nombre d’enseignants que l’on mène une politique éducative. Chacun sait que ce quotient n’a aucune valeur. Ces données propres à l’Ecole ont été abondamment évoquées ces derniers temps. On connaît maintenant un peu mieux les raisons qui font qu’elles ne sont pas prises en compte réellement par les décideurs. Une autre Ecole est en train de prendre forme ; elle prône l’individualisme et la loi du plus fort, elle stigmatise l’instituteur en le présentant comme bien inférieur au prêtre « dans la transmission des valeurs » dixit le premier magistrat de la République française. (cf. l’article de Caroline Fourest du 30 avril dans le journal Le Monde, intitulé : « Quand le prêtre formera l’instituteur »)
Cependant, on aurait tort de penser que toutes les solutions se trouvent à l’école. La société, la famille ont laissé s’ériger des statues aux enfants-rois, puis aux enfants-tyrans. Un autre phénomène s’ajoute à cela : la perception négative qu’une bonne part des adolescents a de leur avenir. On ne peut leur donner tort au regard de la crise économique. La question de la violence revêt alors un caractère complexe, multiforme qui engage les racines mêmes du socle commun des valeurs humanistes. Se poser la question de la violence dans une société démocratique, c’est s’interroger sur l’état de cette démocratie. Où sont les citoyens ? Où sont les futurs citoyens ?
Dans les classes, pardi ! Déclenchons le plan vigipirate pour la démocratie sinon « démo » sera remplacé par « plouto » ou « théo ».
Bernard Stiegler dans une conférence remarquable intitulée : Pourquoi ? devant ce mal-être profond de la jeunesse, qui a vu récemment un adolescent tuer quinze de ses semblables dans un établissement scolaire allemand, remarque que notre attention sur ces « faits divers » n’a produit aucune analyse ni responsabilité afin de réfléchir à cette horreur. Il rappelle qu’après le massacre de Columbine aux U.S.A., on a vite oublié de s’y intéresser pour éviter que cela se reproduise, car « la machine à liquider notre attention » (la société capitaliste pulsionnelle, les médias…) l’a détournée afin que nous ne puissions pas mettre en œuvre le « Ose savoir » de Kant. Nous avons entériné le refus du « Pourquoi ? ».

L’arbre perdu
Les pluies orageuses abondantes ont fait lever à grande vitesse les pelouses fraîchement semées. Le vert tendre qui sourd de la terre brunâtre envoie un peu de lumière aux passants qui semblent ignorer ce regain de verdure. Pourtant, s’arrêter devant les vieux arbres pour simplement les regarder pourrait être le commencement de cette attention qui s’étiole au fil du temps.
Quand je regarde les gens arriver au collège, je pense aux couloirs du métro arpentés par des personnages déshumanisés, privés de leurs cinq sens, imperméables à toutes les sensations les plus élémentaires. Je fais partie de ces espèces de zombies qui essaient tant bien que mal de repartir pour une nouvelle journée avec l’énergie du premier jour. Entre ma voiture, garée sur le tout nouveau parking du collège (on y entre en tapotant un code sur un clavier, ceci sous les yeux d’une caméra) et le petit portail (lui aussi fermé, mais à clé) qui donne accès à la cour du collège, se déroule dans ma tête une partie de ping-pong mental intense. En cinquante mètres, je passe de la chronique de Stéphane Guillon à la chronique annoncée d’une journée dont je ne connais que mon emploi du temps. Impossible de savoir comment se déroulera tel ou tel cours ? Tant de paramètres sont en jeu que seul un devin pourrait le savoir. Et c’est bien là ce qui est passionnant dans le métier d’enseignant : la certitude que l’on ne répétera jamais le même texte, le même geste menatl, même si les programmes officiels tendent à nous le faire croire. Passionnant, mais parfois épuisant quand rien ne se déroule comme on l’avait anticipé. C’est pourquoi l’humilité fait partie des qualités propres à l’enseignant qui souhaite apprendre tout au long de son périple. Non pas une humilité qui pousse à se coucher dans la terre, mais une humilité qui permet d’accepter l’erreur, qui permet de se poser des questions, à l’occasion de remettre en cause certaines certitudes pour pouvoir progresser un peu chaque jour. On peut aussi faire ce métier comme si de rien n’était et traverser les épreuves sans même les apercevoir. Faire l’autruche cependant n’a jamais été une posture très seyante, ni très agréable ; certes, on ne voit pas les éclairs, mais cette cécité provoquée ne conduit qu’à la négation de soi et à un dégoût suintant d’ennui.
Le sas du hall me donne les dernières vibrations nécessaires à ma transformation en professeur de français. Les élèves – arrivés par le bus – sont déjà là et leurs conversations bruyantes finissent de me convaincre de laisser mes habits de quidam à l’extérieur du collège. Je monte l’escalier qui conduit à la salle des professeurs. Ça y est, je suis arrivé dans la loge commune. La journée va pouvoir commencer. Après les bonjours de circonstance et quelques discussions sur la pluie et le beau temps, la sonnerie donne le signal du départ vers les classes.
Et c’est ainsi chaque matin de cours. Dans cette répétition des mêmes gestes et des mêmes pensées, se glissent insidieusement – malgré les efforts de persuasion interne – des notes aux vibratos discordants, qui crissent comme des pointes acérées sur du métal rouillé. Sensation étrange et désagréable. Comme si le ressort que l’on retendait chaque matin n’en pouvait plus et clamait son désir de retrouver sa souplesse première ; hurlait son malaise grandissant d’être sous tension depuis trop longtemps ; aspirait à se détendre enfin pour retrouver des sensations enfuies. « Un jour je casserai brusquement et vous ne comprendrez pas ; vous vous direz que c’est étrange, lui qui était pourtant si bien tendu, si calme, qu’a-t-il bien pu lui arriver ? »
De la fenêtre de la classe, je contemple l’ample tilleul aux feuilles élégantes, au tronc ancien et poussé droit ; ses écorces contiennent la mémoire des années passées. J’ai l’impression qu’il s’adresse à moi pour me dire de le protéger de mon regard. Lui aussi se sent un peu perdu, bien qu’il n’ait pas bougé de place. Mais tout a changé autour de lui. Il ne reconnaît plus rien. Il ne dit pas que c’était mieux avant, non il dit qu’il ne comprend plus. Il se demande pourquoi.

En vrac
Difficile de travailler en mai (répétition). Il y a les jours fériés, les ponts éventuels – pas obligatoirement au collège mais concernant le travail des parents, et donc les absences importantes – , la proximité du mois de juin, l’arrêt des notes pour les troisièmes avant la fin du mois (afin de respecter les instructions officielles), la volonté pour beaucoup d’élèves d’échapper à toute contrainte scolaire… cela fait beaucoup pour notre pauvre Ecole. Un article récent, paru dans le journal Le Monde calculait, que pour l’année écoulée, le nombre de jours de classe en 2009 battait le précédent record européen de la France en passant de 140 jours à 139 jours. D’aucuns espèrent certainement faire mieux !
De qui se moque-t-on ?
Après les portiques détecteurs d’armes, après la fouille des cartables et… des élèves, voilà que notre ministre de tutelle nous sort une nouvelle proposition : « une force mobile d’agents » pour juguler les violences. Ces personnes seraient « formées et assermentées, placées auprès des recteurs, susceptibles de se rendre dans les établissements rapidement, pouvant constater des délits, confisquer des armes, opérer des fouilles si nécessaires ». Dans cette optique, M. le ministre de l’Education nationale proposerait que les chefs d’établissements ou les conseillers principaux d’éducation deviennent officiers de police judiciaire. A la vitesse où vont les choses, il serait souhaitable de décrocher l’enseigne « Collège » pour y poser un nouveau panneau où serait gravé : « Maison d’Arrêt ». A quand le pistolet « Taser » pour que les profs puissent faire taire les fâcheux et les récalcitrants dans leurs classes? M. le ministre est trop bon de faciliter ainsi la mission d’éducation et d’instruction de ses « gens ». Quelle avancée pédagogique immense dans ce siècle débutant qui agonise déjà sous l’idéologie de la pauvreté intellectuelle revendiquée comme une valeur éminente !
L’idéologie de la revanche – gonflée de sa propre bassesse – se hausse sur le devant de la scène. Jules Ferry est bafoué, la laïcité bâillonnée sans que cela offusque beaucoup de Français. La vieille haine des années 1900 ressort, habilement distillée dans des déclarations répétées. Ainsi, des établissements privés d’enseignement supérieur pourront prendre le titre d’universités et délivrer des diplômes nationaux – et pas seulement théologiques – mettant en miettes le monopole de l’Etat républicain, garant du principe d’égalité des citoyens. Ajoutons à cette « bonne nouvelle » que cet accord avec le Vatican stipule que le baccalauréat, premier grade universitaire, fait partie de ce dispositif.
Sans passer pour un laïcard obtus et borné, accroché à ses principes comme une bernique sur un rocher, il faut dire sans autre procès que ce coup de pied de l’âne met à bas un des fondements de la République française. D’ici peu de temps, on « sentira » ce nouvel encens de la modernité libérale…
Comment dans ces conditions ne pas être amer et en colère ? Comment ne pas se révolter ? Souhaitons que le Conseil d’Etat comprenne le danger profond de ces accords qui semblent faire de la France, « fille aînée de l’Eglise », une république en péril. Rappelons au passage que le statut de l’Alsace Moselle ressemble à s’y méprendre à ce qui se trame – à plus grande échelle – sous nos yeux.
Au sein du collège, chacun sait tout cela, mais bizarrement, personne ne bouge, ou si peu. Chacun aurait plutôt tendance à rentrer les épaules, pour éviter de prendre toute la densité des coups portés régulièrement sur la spécificité de notre travail. La destruction désormais bien visible de notre Maison – elle a commencé avec le dénigrement de l’école maternelle – se poursuit avec allégresse. La Princesse de Clèves méprisée est le symbole fort de cette entreprise de démolition. Pour ses promoteurs, la culture n’a rien à faire dans cette nouvelle société. Elle est une entrave à leurs pulsions de toute puissance.
Cela ne vous rappelle rien ?

Lundi noir
Quand la journée commence mal, il est difficile de redresser le volant. Souvent, la situation empire ou s’enlise. C’est ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Durant cette période d’examens, je ne suis pas oublié pour participer à tel ou tel jury. Rien à redire. Cela fait partie de notre mission. Mais quand les dates de convocation se télescopent avec d’autres dates particulièrement importantes sur le plan professionnel à l’intérieur du collège – des dates et des engagements impossibles à rayer d’un seul coup de tampon administratif – et que l’on (un sinistre fonctionnaire qui se croit obligé de faire du zèle) me répond avec un dédain certain que « Votre[ma] participation au jury passe avant tout », je sens monter l’irritation devant ce traitement imbécile d’un problème posé loyalement. Ce « Je ne veux pas le savoir », résume bien ce qui se passe actuellement dans notre vieille maison. Nous travaillons à flux tendus et tant pis pour ceux qui se retrouvent coincés dans une situation impossible. Comment abandonner mon atelier théâtre et la présentation qui doit être faite au public ? pour ne citer qu’un des empêchements que j’ai. C’est se moquer du travail d’initiation artistique qui est fait dans les collèges, ceci en collaboration avec les services mêmes de la Direction Régionale de l’Action Culturelle. L’engagement pris depuis plusieurs années n’a aucune valeur, je dois me soumettre à l’autorité la plus obtuse. Je n’exagère pas. Quant à obtenir les services académiques concernés qui ont autorité sur le dossier – c’est ce qu’a tenté de faire le principal –, cela a été peine perdue. Personne ne répond, ni par téléphone, ni par courrier électronique ; c’est incroyable ! On voudrait écœurer définitivement les bonnes volontés que l’on ne s’y prendrait pas mieux… Je suis un peu déprimé face à cette machine administrative qui devient un instrument inhumain.
Mon naturel optimiste reprendra peut-être le dessus, les affaires mal engagées vont – pourquoi pas – s’arranger. On verra bien. Cette journée m’a épuisé. Les élèves l’ont bien vu. J’ai néanmoins pu travailler comme à l’accoutumée, ou presque. Notre métier ne tolère pas la cohabitation de la pédagogie avec les soucis personnels. C’est ce qui en fait toute la beauté. Transmettre le savoir, le savoir faire, le savoir être, et seulement ces trois piliers essentiels. Laisser à la porte tout ce qui s’apparente au personnel, y compris professionnel, à l’intime aussi. Ce n’est pas aisé, mais c’est la seule manière de ne pas se fourvoyer en apparaissant chargé d’autre bagages que ceux qui concernent le programme… Ainsi, je suis revenu avec conviction sur la nécessité de connaître les lois de la conjugaison – vieille antienne – après un contrôle très moyen. « Comment bien conduire si vous n’avez pas le code ? » de la route ou le code grammatical ? leur ai-je dit. L’interrogation a semblé les convaincre…
Dans une séquence sur l’expansion du nom, avec pour support un passage descriptif de L’île au trésor, les élèves de quatrième ont exploré des notions qui à priori ne les intéressent guère.
Néanmoins, ils ont quand même, bon gré, mal gré écouté et posé des questions sur l’écriture de Stevenson.
En dernière heure, avec les élèves de troisième, nous avons bien travaillé sur le roman d’Anna Gavalda : Ensemble, c’est tout, présenté par une élève. Ce titre résume assez bien ce qui existe de moins en moins dans les relations professionnelles. L’individualisme y est érigé en valeur suprême au détriment de toute construction associative et progressive. On s’adresse à autrui comme s’il était un larbin qui n’a que le droit d’obtempérer. Il est à craindre que cela ne s’arrange pas. Quand la parole d’autrui est niée, c’est le début d’un glissement qui peut virer au dérapage non contrôlé.
Ce lundi, le temps était lourd, orageux. Le tonnerre n’a pas éclaté. Le soir, l’atmosphère était irrespirable. En rentrant à la maison, j’ai ouvert portes et fenêtres pour qu’un courant d’air vespéral et frais emporte les miasmes de cette journée oppressante. Le vent a tardé à se lever. Seul un friselis a fait frissonner la ramée.

Lettre à Stevenson et à Mme de Lafayette
Dans la dernière ligne droite – mais est-elle droite ? – chacun essaie de se frayer un passage pour ne pas terminer l’année scolaire relégué au fond de la classe.
Ce matin, j’ai corrigé le travail d’écriture d’un élève qui se distingue habituellement par la pauvreté et l’absence. Quelle n’a pas été ma surprise de lire son texte sans m’arrêter à la moindre erreur, et qui plus est de trouver la syntaxe qu’il avait mise à l’œuvre comme étant du meilleur effet. Je ne suis pas dupe. Il n’a pas pu en une semaine devenir ce connaisseur pour qui la relative ou la phrase interro-négative n’ont plus aucun secret… Même s’il me dit avoir travaillé pour de vrai, il a probablement emprunté des passages entiers de son texte dans un roman d’aventure qu’il avait sous la main (il s’agissait de décrire son île au trésor, île sur laquelle le narrateur vivait des péripéties diverses). Ou bien s’est-il fait aider conséquemment par une personne compétente. Que faut-il en penser ? Rien que du bien, en ce qui me concerne. Cette volonté de changer sa façon de travailler est positive car il a tout fait pour présenter un travail lisible. Il a quand même dû mettre en œuvre des stratégies de travail qu’il laissait auparavant sous le boisseau. Il a dû chercher, comparer, éliminer, classer, rassembler un nombre important de données : cohérence avec le sujet, lexique approprié, mise en texte… Ainsi, cet élève a effectué un véritable travail, il a utilisé des outils spécifiques pour répondre à une consigne d’écriture. De fait, il a écrit un texte de bonne facture, il en a eu l’envie et la conscience. D’ailleurs, en le voyant si heureux d’avoir obtenu une bonne note, il était évident qu’il appréciait le fait d’être reconnu comme quelqu’un capable de bien faire. Ce qui n’est pas négligeable.
Je sais bien que ce bon travail ne sera pas forcément suivi d’autres travaux aussi intéressants. Satisfait d’avoir réussi, il a, pendant le cours, repris ses mauvaises habitudes qui font de lui un élève inattentif et pénible. A moi et à mes collègues de le motiver pour qu’il ne s’arrête pas en si bon chemin. Notre travail est jalonné de ces petites victoires bien modestes qui nous font nous aussi reprendre des couleurs pédagogiques. Chaque séance, chaque activité, chaque parole, chaque évaluation, chaque projet est un levier possible pour susciter l’intérêt et la mise en œuvre d’une réflexion et d’une action chez l’élève. Le terrain est la seule réalité possible. Mais ce terrain est de plus en plus miné par des artificiers professionnels dont la visée est de nier cette réalité au profit d’une idéologie de l’individualisme triomphant.
En fin de journée, avec les élèves de quatrième, lecture à voix haute de Stevenson. Chacun lit une phrase, les propositions s’enchaînent plus ou moins bien : il y a, comme souvent, des timidités, des petits rires nerveux qui déstabilisent le lecteur. Qu’importe, cela se fait, et toute la limpidité intelligente de L’île au trésor émerge ; le style élégant sans jamais être ostentatoire séduit l’auditoire, la construction narrative, l’évidence descriptive prennent corps dans les têtes. Stevenson est un très grand écrivain, injustement classé trop longtemps parmi les écrivains d’aventure pour la jeunesse, alors que son roman initiatique rassemble ce qu’il y a de plus noble en littérature. Dans le passage que nous lisions, le chevalier Trewlaney écrit au docteur Livesey un texte à la syntaxe soutenue, ce qui ne semble pas émouvoir les lecteurs : « Je voulais une bonne vingtaine d’hommes en cas de rencontre avec des indigènes, des forbans ou ces maudits Français, et j’avais eu une peine du diable à en recruter une pauvre demi-douzaine, lorsqu’un coup de chance des plus remarquables me mit en présence de l’homme qu’il me fallait.[…] Il s’appelle Long John Silver et il lui manque une jambe ; mais c’est à mes yeux un mérite, car il l’a perdue en défendant son pays sous les ordres de l’immortel Hawke. » On retrouve ici tout le caractère anglais tel que nous l’apprécions, notamment par son humour spécial envers les Français ; ce clin d’œil de Stevenson le rend éminemment sympathique, ce qu’il devait être dans la vie de tous les jours. Mais surtout, bien que ce soit une traduction, on ne peut qu’apprécier la parfaite maîtrise de l’expression, toujours légère et pleine de grâces.
Transmettre le texte de Stevenson à de jeunes adolescents est vraiment un acte gratifiant, un moment de joie secrète qui efface toutes les bassesses, toutes les petitesses, toutes les déceptions rencontrées presque à chaque pas. La culture, c’est bien ce geste profond et désintéressé qui donne à autrui ce que l’on a reçu de ses aînés, en essayant d’y inclure une once de son expérience. Merci Mr. Stevenson.
Mme de Lafayette, je vous envoie mes pensées les plus reconnaissantes pour ce que vous faites en cette année 2009. Puisse votre exemple faire de la culture une « Belle Personne ».
Philosophie sous le « portique »
Anticiper. C’est là une compétence majeure en lecture. Elle permet au lecteur de ne pas rester collé sur le mot ou la phrase, elle le pousse à imaginer, à formuler des hypothèses sur l’action en cours, sur la pensée en développement, sur l’évolution d’un personnage. Anticiper, c’est lire en ayant l’assise du texte qui autorise à se projeter en aval ; cette projection, loin d’être un geste mental risqué ou dangereux, est au contraire l’occasion privilégiée de confronter son imaginaire avec celui de l’auteur. Quand bien même le texte écrit l’est de manière définitive, cette lecture-réécriture du lecteur est l’essence même d’une attitude intellectuelle dont la principale qualité est de refuser la passivité. Le lecteur accompli adhère, rejette, fulmine, s’interroge, compare, dissèque, classe, déclasse, grappille, saute des passages, s’attarde, revient, s’émeut… Il respire grâce au texte, le souffle de ses phrases emplit les veines de sa pensée. Il vit.
Imaginons que l’Education nationale soit un livre (je sais, c’est une transition un peu brutale). La métaphore est sans doute hasardeuse car ce livre ne cesse de se réécrire, et n’a donc pas cette « assise » qui autorise la liberté intellectuelle. Sa réécriture ressemble à un palimpseste usé auquel on tente depuis quelques années de rajouter des chapitres qui vont en faire un document lourd, déséquilibré, indigeste, assommant. S’il y a quelque temps, le lecteur avisé du livre de L’Education nationale pouvait anticiper avec une assise solide, aujourd’hui, il se retrouve en posture précaire tant l’incertitude est devenue sa nourriture quotidienne. Sa pitance parfois. Il n’est pas de jour où le Greffier principal, sous l’autorité du tout-puissant Rédacteur, ne distille ses nouvelles injonctions déguisées sous la forme hypocrite de « propositions » ; dans les derniers paragraphes, il n’y est guère question de savoirs encore moins de pédagogie ; il y est question de sécurité ! Oui. Plus fort que l’admirable film La journée de la jupe, qui, à travers le coup de folie – bien compréhensible – d’une professeure qui prenait les élèves de sa classe en otage – s’interrogeait sur le délitement des valeurs de l’Ecole et de la transmission, on raconte au lecteur que le salut va venir des « portiques », des fouilles (dans les sacs et au corps), ainsi que de la métamorphose des chefs d’établissement en officiers de police judiciaire. Je propose pour couronner cette belle idée, que les personnels de chaque collège ou lycée soient équipés d’un uniforme adéquat qui n’ait rien à envier à celui des forces de l’ordre.
La pédagogie est morte. Vive la démagogie. Vive la manipulation des cerveaux. Les élèves sont des délinquants en puissance. On le savait déjà depuis le sinistre rapport Bennisti, qui préconisait d’identifier les futurs déviants dès l’âge de trois ans. Ce n’est que la suite logique de ce raisonnement qui vise à criminaliser et à stigmatiser une partie de la jeunesse. Comme si La Guerre des boutons n’avait pas existé… Un excellent article du Monde Diplomatique de juin, intitulé : « La Guerre des boutons, un siècle plus tard », article qui s’appuie sur le roman de Bertrand Rothé, Lebrac. Trois mois de prison (Seuil, 2009), dans lequel l’auteur a interrogé des magistrats afin qu’ils délivrent leur verdict en s’appuyant sur les faits commis par les garnements inventés par Louis Pergaud. Le chef, Lebrac, va écoper de deux ans de prison ferme… Qui l’eût cru ?
Dans le même ordre d’idées, il faut lire un autre article du même mensuel, intitulé « Scène ordinaire d’un tribunal scolaire dans un établissement de Roubaix ». Un documentaire relatant cette scène de justice sera programmée en juin sur France 5. La scène se passe dans le bureau du principal en présence d’un policier, du professeur principal, de la professeure agressée et du jeune garçon accusé. Qu’a-t-il fait ? Il a lancé dans la classe une pièce de deux centimes d’euro ; celle-ci est a touché l’œil de Mme V. – il n’y a aucune blessure (en fait le jeune élève ne visait pas sa professeure, il a simplement lancé une pièce en l’air…). Visiblement, le jeune garçon, défendu par son professeur principal a commis un geste qu’il regrette (il est décrit comme non violent, mais hyperactif) ; il est conscient de sa bêtise ; la solennité de la remontrance paraît suffire ; de plus, il sait qu’il va passer devant le conseil de discipline. Mais non. Le policier, dans un long réquisitoire, lui fait un cours sur le code pénal, évoquant la possibilité d’une amende de 45 000 euros assortie de trois ans de prison. Le garçon pleure…
Il n’est pas question de nier la violence qui existe dans les établissements scolaires, et qui a parfois des conséquences dramatiques. Mais il faut se garder de tomber dans le piège qui nous est tendu : faire de l’école une prison (Au secours, Victor Hugo !), dans laquelle la peur de l’autre sera la règle. Bien entendu, ces prisons seront réservées aux établissements des quartiers les plus défavorisés. Donner des solutions qui n’ont jamais fait leurs preuves (voir le cas des Etats-Unis), où d’ailleurs seulement 1% d’établissements sont équipés de portiques (entre-temps, on s’est rendu compte que faire passer tous les élèves sous le portique pouvait prendre plusieurs heures…) est une politique sans nom qui n’a d’autre objectif que de discréditer ce qui reste de dignité à l’Ecole publique. Le procédé est méprisable.
Le livre qui s’écrit en ce moment ne donne pas envie de devenir lecteur. C’était bien là que le Rédacteur en chef voulait en venir…

 


AVRIL 2009

Cadran solaire

L’heure d’été : c’est le titre d’un beau film d’Olivier Assayas ; c’est aussi une réalité horaire qui ne me convient pas du tout. Ce décalage absurde de deux heures avec l’heure solaire est une insulte aux rythmes biologiques de chacun, en particulier ceux des élèves. Chaque année, il faut bien une dizaine de jours pour que tout le monde s’adapte bon gré, mal gré à cette invention giscardienne, qui doit dater de 1976… et dont le but était d’économiser de l’énergie. De l’énergie, je n’en économise guère ces temps-ci. Comme si le printemps faisait fleurir les travaux nouveaux et les obligations de toutes sortes. Je ne me plains pas. Le travail ne me traumatise pas. Mais profiter d’un peu de farniente ne me déplaît pas. Histoire de laisser ma rêverie reprendre son cours naturel au contact de l’eau, des arbres, des pierres et du ciel. Certains de mes collègues ont d’autres visées, notamment les plus anciens, qui eux, rêvent de leur retraite proche. Il ne faut pas aborder le sujet, même le frôler, pour s’entendre dire dans la foulée que « plus vite, elle arrivera, mieux ils se porteront, n’ayant plus à ferrailler avec toute cette jeunesse qu’ils n’arrivent plus à comprendre ». je leur rétorque invariablement que l’heure de leur retraite arrivera plus vite qu’ils ne l’imaginent, laissant sous-entendre que ce moment tant espéré – à juste titre – n’est pas une fin en soi, mais une étape importante dans la vie d’un être humain. Je peux comprendre cette attitude impatiente, car il existe réellement des personnes qui sont au bout du rouleau, épuisées, sans ressort aucun ni énergie, simplement parce qu’elles n’ont pas trouvé dans leur activité des raisons de se remotiver après un passage difficile. Plus haut, j’avais évoqué la fameuse année sabbatique qui aurait le mérite de redonner à toutes et tous de la matière pour réfléchir et ensuite agir avec un appétit recouvré. Il est vrai qu’en repoussant l’âge de la retraite, on ne favorise pas ce processus. Je l’ai peut-être déjà raconté : il ne se passe pas une semaine sans que l’on me demande si je suis à la retraite ! Je ne sais pas ce que je dois en penser. Ai-je la tête d’un type au bout du rouleau, vieux et cacochyme ? Ou bien pense-t-on que les enseignants sont des petits veinards qui peuvent partir quand bon leur semble ? Peu importe. Il est dans l’ordre des choses que les gens pensent que les autres ont quelques menus avantages. Non, ce n’est pas vraiment le cas. Il suffit de suivre un peu l’actualité.

Je reviens au film d’Olivier Assayas. Il y est question, entre autres, de la transmission. Qu’est ce qu’une génération transmet à celle qui va prendre le relais. Hélène, la doyenne, qui a consacré sa vie à préserver l’œuvre de son oncle, un grand peintre, va mourir subitement. Ses enfants sont confrontés à la gestion de cet héritage artistique mondialement connu. Finalement, après maintes disputes entre la sœur et les deux frères, la plupart de la collection du peintre va se retrouver au musée ; comme si cet héritage leur semblait trop lourd à partager entre eux trois. Cette réflexion sur la transmission , la culture, l’art, a le mérite de poser la question centrale que chaque enseignant et éducateur doit avoir en tête en permanence : celle de l’héritage transmis. Dans le film, les trois héritiers préfèrent ne pas « gérer » ce qui leur revient pour que les œuvres d’art soient partagées par le plus grand nombre, par le biais du musée – ce qui témoigne d’un bel élan altruiste. Dans l’Ecole, ce que nous transmettons ne doit pas se retrouver au « musée », c’est à dire relégué dans des cartons de souvenirs fanés, figés. Si le musée en tant que témoin et passeur entre les générations a son importance, il ne doit pas être le lieu où vont aller s’entasser ce que nous transmettons à la jeune génération. L’Ecole, pour transmettre ses savoirs et ses valeurs, doit générer un mouvement de réflexion et de création exigeant mais indispensable. Visiter le « musée de l’Education » est nécessaire pour mieux comprendre ce que nous devons à nos aïeux en pédagogie et ainsi développer l’acuité de notre regard pour ne pas tomber dans le simplisme d’un enseignement qui consisterait à transvaser plutôt qu’à transmettre la complexité. L’heure d’été nous amène au « zénith » de notre vie. Utilisons cette position sans nous brûler les ailes et soyons d’humbles artisans qui donnent à leurs enfants quelques bribes de lucidité.

Un faucon à l’école

Dernier film de l’opération « Collèges au cinéma », Kes, de Ken Loach a marqué les esprits des élèves, y compris ceux qui préfèrent les films « d’action ». Ce film a été tourné en 1969, et son actualité résonne curieusement avec notre époque… particulièrement en ce qui concerne l’Ecole et la société.

Billy est un jeune adolescent qui vit dans une ville minière du Yorkshire. Livré à lui-même – sa mère fréquente les bars et son demi-frère travaille dur à la mine – il n’en distribue pas moins les journaux avant d’aller au collège, pur produit de l’éducation victorienne, où il s’ennuie profondément et se fait insulter et frapper par ses semblables. Il se console dans la nature, qu’il observe d’un œil rêveur mais passionné. C’est ainsi qu’il déniche un jeune faucon crécerelle (kestrell en anglais), qu’il va appeler Kes. Grâce à un livre sur la fauconnerie – qu’il a volé – il va l’apprivoiser et le dresser de main de maître. Le seul enseignant qui le comprenne, Farthing, va lui permettre de montrer lors d’un exposé sur son faucon qu’il est de l’étoffe de l’intelligence et de la liberté. Billy acquiert un statut face aux autres après toutes les brimades, humiliations et mauvais traitements qu’il a subis notamment du directeur du collège ainsi que de son prof de gym, un footballeur raté de cinquante ans. Malheureusement, cette embellie ne va pas durer car Billy n’a pas joué les chevaux – qui vont s’avérer gagnants – sur lesquels son demi-frère Jud avait pariés, il a préféré acheter des fish and chips et des déchets de viande pour son faucon. Fou de rage, Jud va tuer Kes et ainsi laisser Billy dans le désespoir tragique où il était au début du film.

Peu habitués à des fins qui ne sont pas des happy end, les élèves ont été marqués par toute la violence qui suinte dans cette société de la fin des années soixante, Billy jouant le rôle de victime expiatoire. L’Ecole – ici une école religieuse – y est montrée à travers des enseignants rigides, corsetés dans une morale de la punition corporelle et de mortification publique. Le seul qui soit un véritable enseignant, à l’écoute des élèves et parfois en empathie, c’est Farthing, qui donne à Billy les clés de sa libération en valorisant le travail qu’il a effectué avec son faucon, Kes. Billy s’est mis dans la peau de celui qui veut apprendre, et qui apprend, pour ensuite partager son savoir ; il a lu avidement le livre de la fauconnerie et en a digéré toutes les arcanes, tendu qu’il était par son projet avec l’oiseau. Il s’éduque en dressant le rapace. Bien sûr l’oiseau, qui pallie la carence affective de Billy, symbolise la liberté qui va être assassinée. Sa mort signe aussi la fin de l’enfance pour Billy qui va devoir travailler, peut-être à la mine… La poésie qui se dégage naturellement des images de Ken Loach dissipe un peu la grisaille, la violence et la bêtise qui suintent à travers les personnages, qui n’ont d’autre but que celui de s’adapter à la société et non de la remettre en question.

Ce qui m’a le plus ému, c’est cette poésie en parfaite symbiose avec la réalité. Les longs plans du vol du faucon au-dessus du grand pré vert, le regard émerveillé de Billy, en disent plus que de grandes tirades. La beauté affleure alors sous la crasse de cette ville minière, sa lumière dissout la noirceur des maisons et des humains englués dans un destin privé de douceur. On comprend alors que Billy essaie d’échapper à ce destin morne qui lui est promis, l’Ecole étant l’antichambre de la mine, un lieu où par essence on ne peut pas s’élever, mais seulement sombrer. Cette thématique de l’obscurité et de la lumière est une approche très pédagogique de la vie. Je reste persuadé que les images du film resteront longtemps gravées dans les souvenir des élèves car Ken Loach est un cinéaste pétri de pédagogie ; il sait donner à voir, il sait partager son savoir et sa réflexion par la grâce de sa caméra, par ses plans qui ressemblent à des toiles de maîtres.

Kes, qui montre une école formatée au service de la société libérale, préfigure ce qui est en train de se développer aujourd’hui. Le nouveau dogme du mondialisme laisse tout simplement les plus défavorisés sur le bord de la route (dans le fossé). Ainsi notre Ecole se met au service d’un mieux-disant économique cynique qui écœure très rapidement les élèves les plus en difficulté, qui éprouvent les mêmes affres que Billy.

Petit ajout : on se souvient que la même année, en 1969, un film anglais de Lindsay Anderson : If, palme d’or à Cannes, montrait la révolte armée d’étudiants qui tiraient sur les enseignants et les représentants de l’ordre. Et en 2009 ?

Où est Le Petit Prince ?

Il n’y a pas de jour au collège sans qu’il n’y ait un acte de violence. Physique ou verbale. Cette situation est nouvelle et très inquiétante. Elle coïncide avec l’arrivée dans des bâtiments neufs, avec un changement important dans l’équipe de direction, avec l’émergence de nouvelles mentalités adolescentes particulièrement extrêmes, avec un manque évident de solidarité du corps éducatif. L’acte d’agression physique est minimisé, réduit à une simple bagarre sans écho avec l’environnement, un affrontement ponctuel n’étant pas à considérer comme étant révélateur d’un malaise ancien qui sourd de cavernes paléolithiques. J’ai raconté il y a quelques mois l’agression dont j’avais été la cible et surtout la façon dont l’administration avait « enregistré » mon témoignage. Plutôt que de m’écouter et de réunir l’ensemble des collègues pour analyser cet incident qui m’avait salement traumatisé, on m’avait simplement suggéré de porter plainte, autrement dit, on préférait botter en touche en alertant une autorité déjà saturée de ce type de récrimination plutôt que de s’interroger sur ce qui s’était passé – ce n’est qu’au bout d’un mois qu’une affichette officialisait mon histoire. Par la suite, j’appris qu’une surveillante avait été agressée à l’intérieur du collège puis à l’extérieur – on lui avait tailladé le poignet alors qu’elle était dans sa voiture arrêtée à un feu rouge. Régulièrement une petite bande venue d’un collège voisin vient régler ses comptes avec des élèves du collège, ceci à la sortie du collège, sur la grande esplanade qui semble avoir été conçue pour ce type de réunions. La semaine dernière, deux « grands » de troisième se sont violemment battus à la hauteur de l’arrêt de bus tout proche. Des gendarmes en tenue de sport – ils faisaient leur footing – les ont ramenés au collège. Ces deux chiffonniers étaient dans un piteux état, le nez sanguinolent et l’écume encore accrochée aux lèvres. Hier deux « petits » élèves de sixième se sont méchamment affrontés en classe… En dehors de la récupération émotionnelle et compassionnelle – qui ne coûte rien – rien n’est fait pour affronter en face la réalité. Il n’y a eu aucune réunion sérieuse sur ce sujet – à part des échanges sans suite entre deux portes. Cet aveuglement me sidère. C’est comme s’il y avait une volonté inconsciente de laisser se dégrader une situation dont on mesure la complexité et les racines anciennes. A ce propos la chronique de Philippe Meirieu sur le film La journée de la jupe apporte une analyse de fond à la hauteur de la tragédie qui est en train de se jouer dans notre maison commune : l’Education nationale.

Comment en est-on arrivé là ? Et surtout que faisons-nous pour retrouver le chemin de l’éducation et de la culture ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. On apporte au collège ses problèmes personnels – futiles ou graves – pour les exposer, les mettre en valeur, quitte à passer par le langage de la violence, qui marque l’échec de la parole et du partage. L’accumulation des malaises individuels a généré un malaise massif qui trouve à l’Ecole un terreau propice. Or l’Ecole n’a pas pour vocation de faire croître le malheur, au contraire – au risque d’être angélique ou pire utopiste – elle a pour mission de cultiver ce qu’il y a de meilleur dans chaque être humain, ce que l’on pourrait définir par une culture humaniste. Au-delà de ce beau discours, il y a le principe de réalité qui nous revient à la figure à la vitesse d’un boomerang fou, chargé des injustices du passé. Faire preuve de courage et d’honnêteté intellectuelle, ce serait peut-être commencer par reconnaître les faits tels qu’ils se présentent. Faire preuve de pragmatisme et d’humilité pour reconstruire notre maison endommagée. Nous travaillons dans un collège à la belle architecture extérieure, mais à l’intérieur les fissures éducatives, culturelles et sociales ne cessent de lézarder les murs. Régulièrement et progressivement, beaucoup de mes collègues me parlent de leur fatigue, de leur peine, de leur épuisement à affronter cette situation inédite. Mais, à de rares exceptions, ils restent confinés dans leur malaise sans penser aux solutions pour en sortir (« on » attend toujours que quelqu’un fasse le travail car « on » pense que l’on n’en est pas responsable. Cette paresse intellectuelle fait le lit de nombre de malentendus. Enseigner est sans doute plus reposant qu’apprendre. Or, sis les enseignants continuent à enseigner, de plus en plus d’élèves refusent d’apprendre. Où peut-il y avoir partage et transmission dans cet échange mort-né. Dans Kes, un seul enseignant a compris Billy, les ressorts de sa motivation. Il l’installe à sa place, sur l’estrade, pour présenter un exposé remarquable sur la fauconnerie. Farthing est l’élève, Billy le maître. Naturellement. La classe est captivée, il se passe quelque chose d’important culturellement et humainement, car il y a eu une reconnaissance mutuelle de la valeur de chacun.

Cette philosophie de l’altérité est ce qui s’est perdu en partie, qui s’effiloche dans les conflits de « territoires » entre les adolescents, et qui les rapproche d’une animalité destructrice, sans autre objet que de mettre l’autre en lambeaux. « Tu es différent de moi, je ne le supporte pas ». Saint-Exupéry dit exactement le contraire dans Citadelle : « Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit. »

Derrière la scène

L’épreuve de Marivaux. C’est la pièce que je suis allé voir avec les élèves de l’atelier théâtre. Comment dire la joie que chacun d’entre nous a éprouvée ? Dans ces moments-là, toutes les difficultés qui nous collent aux basques se diluent grâce à la « magie » de l’espace scénique, lieu de représentation où la double énonciation et une certaine distanciation procurent aux spectateurs le sentiment d’exister autrement qu’à travers la répétition du quotidien. Après Becket, Marivaux ! Ces deux-là sont des bienfaiteurs de l’humanité…

Le plaisir fut grand pour deux raisons supplémentaires. D’abord, le comédien professionnel qui vient apporter son expérience à l’atelier tout au long de l’année, jouait le rôle de Maître Blaise. Alors pour les élèves, voir jouer leur « maître » estimé, un jeune comédien de talent, revêtait un caractère particulier… Ensuite, la metteuse en scène et ses comédiens, avaient eu l’idée formidable de proposer une première partie intitulée Le jour de l’Italienne, partie écrite collectivement, qui mettait en scène toute l’activité de répétition, l’atmosphère des coulisses, avec tous les aléas que l’on peut imaginer . Ainsi la pièce de Marivaux se trouvait éclairée de manière très contemporaine, donnant ainsi au texte une vérité singulièrement actuelle (le rang social, l’amour, l’argent, la parole …). Voici pourquoi le titre réel était Le Diptyque. « Du théâtre dans le théâtre » diraient les spécialistes. Le plus original était sans nul doute Le jour de l’Italienne – du nom de cette technique qui consiste à débiter le texte à toute vitesse pour s’assurer qu’on le possède parfaitement – car on y voyait le processus de création à l’œuvre avec les tensions, les rivalités personnelles, les affinités électives, les angoisses, les fous rires ; assister à la mise en place de ce puzzle invraisemblable (texte, mise en scène, décors, lumières, costumes…) pouvait presque donner le tournis tant les paramètres à rassembler par la metteuse en scène s’accumulaient, mettant en péril l’équilibre de l’édifice : comment tous ces éléments éparpillés allaient-il être rassemblés ? Et puis, toutes affaires cessantes, la pièce était prête pour le jour J ! Avec un succès populaire immédiat, notamment au festival « off » d’Avignon en 2007. J’ai rarement éprouvé un tel régal au théâtre. Cette intelligence, mise au service du théâtre, m’a rappelé le film grandiose Looking for Richard, où l’on voit Al Pacino et sa troupe de comédiens monter le chef-d’œuvre de Shakespeare : Richard III. La pièce – compliquée par ses références historiques et le foisonnement de ses personnages – y est démontée jusque dans ses plus infimes rouages pour être ensuite « redonnée » dans une lecture telle, que le spectateur se trouve « pris » dans une histoire qui raconte la trahison, la séduction, l’amour, le pouvoir, la mort… On ressort du film en se disant que l’on est devenu un spécialiste de Shakespeare. De même pour Marivaux. Ce qui bien entendu n’est qu’une impression fugace. Cette « illusion » théâtrale, c’est toute la beauté de cet art : donner à voir une vérité plus « vraie » que celle de la vie ordinaire.

Ce fut sans conteste – à l’instar de la pièce de Beckett – une leçon de théâtre pour mes chers élèves de l’atelier. Entendre leur « maître » demander – pendant l’Italienne – « On peut fait une pause ? », les ramenait à un vécu très personnel, à l’écho de leurs préoccupations d’apprentis acteurs. Savoir qu’un comédien appelait la metteuse en scène à deux heures du matin pour qu’elle le rassure en lui reformulant sa confiance, indiquait toute la part d’humain qui parcourt le travail théâtral. Constater qu’une comédienne arrivait souvent en retard aux répétitions avec des excuses « d’enfant malade ou de rendez-vous important » envoyait un écho signifiant à ceux qui ne sont pas les plus ponctuels ou bien qui font la tête pendant la séance entière. Du « travail à la table » au dernier « filage », on vivait avec les comédiens, on épousait leurs préoccupations, leurs angoisses personnelles ; avec la solidarité, sans aucun doute, pour fil conducteur. Car au théâtre, il est impossible de jouer seul – même si l’on est seul sur scène – , le mot troupe instituant un ensemble de valeurs qui, sous peine d’être oubliées, envoie l’entreprise dans… les décors. Un peu comme dans une classe ou bien encore une équipe « éducative ». A la fin de la pièce, nous sommes restés dans le théâtre, devenu vide en quelques minutes (nous devions parler avec le comédien qui nous apporte son savoir et ses conseils à l’atelier théâtre). Etrange sensation que celle de l’espace vide de la scène, de l’espace vide de la salle. Quelques secondes auparavant c’était l’apothéose, le dénouement ; Lucidor épouse Angélique, Maître Blaise épouse Lisette, et Frontin, l’ami fidèle se retrouve seul, même si Lisette lui conserve son amour. La pièce est dite, le rituel est accompli. Demain, ils recommenceront et ainsi de suite… Comme dans la vie. Tout semblait acquis. Tout est à recommencer. Et puis, J., le comédien, est arrivé, revêtu de ses vêtements « civils ». Le dialogue s’engagea avec les élèves, et je compris qu’ils avaient ce soir-là, approché jusqu’à le frôler, l’enchantement du théâtre, si proche de nos vies, véritable mosaïque des comportements et des sentiments.

Je repartis dans la nuit, encore éclairé par les yeux brillants de plaisir des adolescents.

« C’est l’heure des informations ! »

« La semaine de la presse » au collège mérite plus qu’une semaine. En effet, aborder ce qui concerne l’information en France et dans le monde, est source de recherches et de dialogues féconds. Cette année, j’avais axé la réflexion sur la liberté de la presse dans le monde – sujet pour ainsi dire inépuisable. Avec les quatrièmes et les troisièmes, nous avons exploré un tout petit peu ce territoire immense, révélateur et analyseur des pays et de des sociétés.

A partir des journaux reçus au collège à cette occasion – sans oublier les titres auxquels l’établissement est abonné – ainsi que des documents trouvés sur la toile, chacun a pu se rendre compte que cette belle idée n’était pas acquise pour tous. Les cartes et classements qu’ils ont découverts les ont parfois étonnés. Constater que la France – selon les critères de Reporters Sans Frontières – ne se trouve que vers la trentième place n’a pas manqué de les interroger. De la même manière ils ont été surpris de réaliser que cette liberté de la presse si chère aux démocraties s’inscrivait en négatif dans nombre de pays : la Chine, la Russie, la Corée du Nord… sans parler de la Colombie ou encore de l’Arabie. Il ont été émus et choqués par les témoignages de journalistes torturés et emprisonnés, simplement pour avoir écrit la réalité qu’ils avaient vue – pour avoir informé donc. Ils ont été révoltés par les assassinats perpétrés chaque année contre ces femmes et ces hommes qui ne font que mettre en pratique un article fondamental de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, l’article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ». Quelques élèves connaissaient l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi » : un bon point pour eux ! Cela nous a permis d’aborder un texte d’Arthur Young, datant de 1789 : cet Anglais qui est habitué à lire dans son pays une presse libre et variée s’étonne qu’en France, il n’ait pu trouver que la Gazette de France, - il vient de Strasbourg et arrive à Besançon – « pour laquelle en ce moment un homme de bon sens ne trouverait pas un sou » ; il ajoute : « Dans un moment aussi important, où il n’y a ni censure, ni restrictions à la liberté de la presse, on n’a créé à Paris aucun journal pour les provinces, en ayant soin de prévenir le public, par des affiches ou des placards, de sa fondation. On croit donc dans le pays le contraire de ce qui s’est passé ; on croit que les députés sont à la Bastille, alors que la Bastille est démolie ». Avant d’aborder ce texte, j’avais questionné la classe pour qu’ils fassent des hypothèses sur l’époque à laquelle la presse était née en France. Parmi les réponses, en voici une qui ne manque pas de sel : « La presse a commencé à peu près en même temps que la télévision ». Cette réponse qui peut paraître saugrenue est révélatrice de la prégnance des écrans dans l’univers informatif des enfants au détriment du support papier – qui oblige à une lecture différente, moins consommatrice. Je n’oppose pas l’écran au papier, les deux doivent être complémentaires et permettre d’entrer dans une démarche de vérification des sources ainsi que dans une lecture critique qui écarte d’un panurgisme du politiquement correct tellement en vogue dans les sphères pensantes – bien-pensantes. Sur vingt-sept élèves (vingt-sept familles), huit seulement recevaient ou achetaient régulièrement un quotidien… On comprend alors que la télévision soit la référence informative première. Il y a des raisons économiques à cela (les journaux en France – hormis la presse gratuite, qui, d’ailleurs périclite – , comparés à beaucoup de pays européens, sont chers) ; mais ce n’est pas une explication suffisante. Le zapping de l’information est devenu une habitude. Il faut voir la vitesse à laquelle certains de mes élèves de troisième passaient d’une page numérique à l’autre : ce n’était pas de la lecture rapide, pas même un survol, mais plutôt une dévoration sans fin, une addiction sans fin aux informations pixellisées.

Au risque de passer pour un dinosaure – bien que moi aussi je consulte régulièrement les journaux numériques – je continue à penser que la presse écrite, mal en point depuis quelque temps, mérite d’être encouragée à reprendre du poil de la bête car elle donne au lecteur ce temps indispensable de la réflexion et de l’interrogation sans lequel rien de solide ne peut être entrepris. Au petit déjeuner, lire et relire le journal de la veille me procure un plaisir sans cesse renouvelé. Quand j’étais enfant, mon père lisait à table. Lui seul avait le droit de lire… Quand il avait terminé, il pliait le journal … et le planquait sous son postérieur. Peut-être en ai-je gardé l’idée que lire à table est un privilège auquel moi aussi j’ai voulu accéder… Je ne m’en porte que mie.

Modulation de fréquences

Tenir son journal professionnel peut s’avérer une entreprise rébarbative. Pour le lecteur potentiel. Il peut avoir l’impression d’y retrouver des redites, des obsessions, des longueurs… Comme son nom l’indique, le journal suit la chronologie des événements, le repérage se fait à partir du moment vécu, il peut entraîner une remontée de souvenirs, d’expériences et de réflexions. En ce sens, le journal est un outil de travail qui permet de cerner quelques thèmes majeurs, ou bien d’en évacuer quelques uns sans qu’il y ait là un dessein établi. Pour celui qui l’écrit, le journal permet une mise à distance – même faible – du travail et du questionnement entrepris ; il met en texte des éléments émergeants – des marqueurs sémantiques – dont il faudra par la suite explorer la partie invisible.

Depuis plusieurs semaines, l’observateur que je suis est de plus en plus circonspect devant un processus qui agit par capillarité continue. Sans en faire un système de raisonnement, je dois bien constater que la changement de bâtiments – passer du vieux au neuf – a provoqué des effets curieux. En effet, cette installation dans des locaux modernes semble avoir eu un effet inversement proportionnel sur le climat de travail et la qualité des échanges au sein de « l’équipe éducative ». Comme si quitter notre vieux Pailleron pour entrer dans un nouveau collège qui a gardé son ancienne désignation, aux consonances d’ancien régime – j’avais proposé sans succès le nom de Victor Hugo car le père du grand poète y avait une demeure – avait vidé la plupart d’entre nous d’une substance que l’on pourrait appeler solidarité, le terme étant pris dans son acception la plus élémentaire. Je ne suis pas sociologue, je ne vais donc pas me lancer dans une analyse qui n’aurait que peu de valeur. Il me suffit simplement de voir, de parler et de ressentir, pour dire que c’est un peu, à de rares exceptions près, le régime du chacun pour soi. Qu’il y ait une velléité de fédérer un projet, une revendication légitime, ou tout simplement d’organiser une réunion de mise à plat d’un problème entre collègues, et c’est tout de suite la débandade sous des prétextes tellement infantiles que je ne les rapporterai pas ici… Ainsi tel collègue qui était d’accord le matin pour formaliser une idée dans le cadre d’une réunion ne l’est plus à midi. Les « moi je » fleurissent à tous les coins de portes comme des ultimatums à prendre ou à laisser. Les raisons de cette atmosphère délétère sont multiples, mais il en est une qui me semble évidente : c’est ce que chacun se sent autorisé à faire à peu près ce qu’il veut pour sauver les meubles de son pré carré. Imaginez un orchestre symphonique dans lequel chacun jouerait sa partition quand bon lui semble et comme bon lui semble. C’est exactement ce qui est en train de se passer. Vous me demanderez où est le chef d’orchestre. Je vous répondrai qu’il est sans doute là mais qu’il a peut-être perdu sa baguette. Quoi qu’il en soit, chacun a sa part de responsabilité dans cette affaire, et il faudrait peu de choses pour que la musique puisse à nouveau être agréable à l’oreille. Chaque groupe social constitué traverse des cycles, à l’intérieur desquels ses membres peuvent être pris dans des turbulences ; une main amie ou une échelle habilement tendue peuvent les sauver de la chute. Le plus dommageable, c’est que cette manière de voir s’est infiltrée chez les élèves, et la solidarité est là aussi en berne. J’ai évoqué plus haut quelques incidents significatifs. Il ne se passe pas une semaine sans que je sois amené à rappeler à la classe quelques règles indispensables à la vie en groupe. Oh ! bien sûr, ce n’est pas la chienlit, il n’y a pas péril en la demeure ; cependant, il faudrait éviter de suivre cette voie sans issue. Et pour cela, il faut faire à nouveau circuler la parole, la vraie parole, celle qui s’exprime pour améliorer une situation, résoudre un problème, prévenir un accident. Au contraire d’une parole creuse, coquille vide et sans saveur, bruit de fond qui à la longue pourrait plonger chacun dans une torpeur dangereuse. La parole doit conduire à l’acte de parole. Faire ce qui est énoncé.

Molière, dans Dom Juan, (II, 4), donne à son personnage ces paroles : « Tous les discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles ».
De même la vraie parole nécessite l’écoute. Je ne me lasse pas d’écouter Jean Tardieu : « J’écoute, je me tais / je me tais pour écouter, / (pour mieux écouter), / je me tais parce que j’écoute / Si je ne me tais pas je n’écoute plus. »La technologie nous permettra certainement de régler nos écouteurs…

La punition

Dans un récit bref et dense, imbibé d’autobiographie, La Punition, Andrée Chédid (1), écrivaine et poétesse rare, nous donne à réfléchir sur les ressorts du comportement humain. La narratrice, âgée de onze ans, est dotée par ses parents absents, d’une institutrice à domicile, omnipotente et omniprésente qui lui (me) « faciliterait le peu d’heures laborieuses que je passais dans un cours ». On pourrait alors penser cette situation idéale : une préceptrice à domicile pour épauler une élève douée, certes, mais manquant de pratique. La suite de l’histoire, bien sûr, ne s’engage pas sur ces sentiers. « Mademoiselle » en plus d’être insomniaque et de réveiller la jeune fille à trois heures du matin, inspire à cette élève de onze ans une terreur sans nom, dont l’explication se loge dans sa bouche : « Son visage aurait pu m’attendrir par sa pâleur, ses yeux par leur tristesse, ses mèches molles – retenues par des barrettes en écaille – par leur abandon. Mais il y avait cette bouche, ces lèvres ; ou plutôt l’étroitesse de cette bouche, la minceur de ces lèvres… Ce trait impitoyable, taillé dans la chair, me glaça. » L’histoire se déroule dans la ville du Caire, « au septième étage d’un immeuble vétuste et cossu ». Ce matin-là, en plein été, à trois heures, Mademoiselle réveille en sursaut son élève sous prétexte de lui faire réciter ses leçons. Malgré son attitude tyrannique, elle obéit à ses ordres et accepte de lui masser les jambes pour lui ôter ses crampes ; mais cela ne l’adoucit pas pour autant et elle la harcèle pour qu’elle lui récite sa leçon de chimie. Paralysée par ce caprice de folle, la narratrice essaie vainement d’amadouer sa tortionnaire en lui proposant de réciter des fables de La Fontaine. Rien n’y fait. Alors, Mademoiselle sort d’un carton un bonnet d’âne de satin rouge qu’elle a fabriqué exprès pour son élève. Si elle n’apprend pas sa leçon, elle devra s’exposer sur le balcon avec le bonnet sur la tête au vu de tout le voisinage. Mais contre toute attente, la jeune fille s’empare du bonnet, le cale sur sa tête et va se montrer ainsi coiffée à la population de l’aube, défiant ainsi sa préceptrice qui voulait qu’elle soit la risée de tout le quartier. Celle-ci, prise de court, lui intime de rentrer, mais sa voix a perdu de sa morgue. Et l’élève révoltée de clamer au monde : « Toute honte bue, toute crainte dépassée, toute timidité rompue, je me sentais bien. Je me sentais libre ! » Et elle ajoute : « Les enfants applaudissaient au spectacle. » C’est alors qu’elle entend l’institutrice qui sanglote bruyamment… Elle va la consoler en feignant de comprendre sa douleur secrète. Quelques jours plus tard, Mademoiselle partira. Adulte, la narratrice apprendra qu’elle a terminé ses jours dans un asile…

Cette histoire bouleversante qui met en scène le bourreau et sa victime est une histoire exemplaire. Elle montre que l’autorité – ici la tyrannie la plus abjecte – n’est pas la solution à tous les problèmes qui assaillent avec rudesse le monde de l’éducation. Au-delà de la folie latente de cette institutrice, il y a l’évocation de l’autoritarisme ordinaire qui puise sa légitimité dans un rapport de forces dont l’âge est le principal argument (l’adulte doit être respecté par l’enfant). Personne ne dit le contraire. Mais ce respect-là est un faux. Le vrai respect est mutuel, il est respect des autres et de soi-même avant tout, il fonctionne de manière bilatérale. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas… Respecter l’enfant, l’adolescent, ce n’est pas faire preuve de laxisme, c’est au contraire instaurer une relation pédagogique claire et saine. L’adolescent sait pertinemment que ce n’est pas lui le « maître »… inutile donc de lui répéter qu’on en est un mais plutôt de lui montrer ; et c’est là une attitude exigeante et complexe qui ne peut se contenter de vocalises autoritaires. C’est le contraire de la facilité. Si les repères sont devenus flous pour de plus en plus d’élèves, c’est bien parce que cette autorité qui semblait aller de soi ne fonctionne de la même façon. Je constate une recrudescence des punitions – sous toutes les formes – pour autant, il n’y a pas d’amélioration du comportement des élèves sanctionnés. Parfois, il semblerait que ce soit le contraire… Cette punition-là ne remplit donc pas son rôle de repère, de frontière à ne pas franchir ; au contraire, elle devient un objectif à dépasser, ne serait-ce que pour épater ses petits copains. Dans l’affaire, on aura compris que réprimer et punir devient une norme qui s’infiltre insidieusement dans les pensées et les pratiques, alors qu’éduquer s’apparente à une peau de chagrin dont le dépérissement n’émeut guère les foules. Combien de bonnets d’ânes réels ou métaphoriques ont-ils traumatisés de jeunes élèves ? Combien d’apprentis écoliers industrieux se sont faits incendier en des termes peu amènes alors que la situation demandait tout au contraire cette empathie qui permet de fluidifier l’obstacle ? Combien de gauchers ont-ils été contrariés dans leur conquête de l’écriture par des « experts » prompts à penser que les droitiers détenaient la vérité ? (J’ai encore recueilli récemment des témoignages dans lesquels des « maîtres » certifiaient qu’il fallait apprendre à écrire aux gauchers comme on le faisait pour les droitiers…) La punition injustifiée peut venir de tous les horizons. Elle ne perd pas de sa vigueur et enfle d’autant que l’éducation s’aplatit. Détruire a toujours été plus facile que de construire. Il serait temps de retrouver le chemin des chantiers de l’éducation. Ah ! J’oubliais… Mademoiselle, bouleversée par l’acte libératoire – qu’elle ne ferait jamais sa vie durant – de la jeune fille, lui murmura, en désignant le bonnet d’âne : « Garde-le, en souvenir de moi. Pour toujours. » Parfois le tyran a cet élan un peu surprenant, mélange d’humilité et de tendresse, qui autorise encore à penser que les êtres humains sont bons

Dis-moi comment tu t’habilles

Dernière séance sur la presse, derniers échos sur « la semaine de la presse ». Avec la 4e A, j’ai sélectionné un article paru dans le journal Libération du 9 avril. « La jupe bannie par les jeunes » titre la une. En pages intérieures, il se décline en reprenant les paroles d’une jeune collégienne : « Porter une jupe, parfois ça donne une réputation, parfois les garçons matent ». L’article, écrit par Stéphanie Binet recueille des témoignages de jeunes adolescents dans des collèges de Paris et de sa banlieue après la diffusion du film La journée de la jupe, avec Isabelle Adjani. Quelques élèves de la classe l’ont vu sur Arte.

Après un bref résumé du film, nous passons à la lecture de l’article. Puis à une analyse sommaire destinée à mettre en évidence la construction du texte, où la journaliste s’efface derrière les témoignages, se contentant de rapporter les paroles entendues sur le terrain. Je lance ensuite la discussion – l’article en étant le support – sur le thème des rapports entre les garçons et les filles au sein du collège – la jupe en étant l’analyseur principal. Pendant tout le débat, un seul garçon prendra la parole, les autres restant étrangement muets… Beaucoup de filles demandent la parole pour abonder dans le sens des témoignages. Elles aussi ne mettent que rarement des jupes de peur de se faire remarquer de manière peu flatteuse, et de passer alors pour des provocatrices. Dans le collège, elles évaluent à 30% les filles qui portent une jupe… Suit alors une série d’interventions sur ce jugement des garçons sur la moralité des filles qui montent leurs jambes. Mutisme des premiers concernés sauf dans les moments de brouhaha où chacun a une idée sur ce qui vient d’être dit. Ce regard qui divise les filles en deux catégories, les « putes » et les autres, ils ne le revendiquent pas devant la classe, mais leur attitude confirme qu’entre eux, ils reprendront la conversation à leur compte. Dans l’article, un garçon de quatrième n’hésite pas à asséner cette remarque : « Regardez ça ! C’est pas bien. Elle n’a pas de collants, on dirait qu’elle est toute nue sous son manteau, ça fait pute. » Les filles sont offusquées, les garçons ne répliquent pas, ils se réfugient pour une fois dans le silence comme si cette féminité naturelle, sans ostentation aucune, leur posait quelque problème… Après la liberté de la presse, la liberté de s’habiller… en jupe (1) s’immisce dans les crânes comme un grain de sable irritant au fond d’une chaussure.
Petite réflexion : on remarquera que les filles ne font pas de remarques sur la mode vestimentaire des garçons…

Cette difficulté à reconnaître le pôle féminin dans sa spécificité est une question qui peut inquiéter. Jamais par le passé, je n’avais perçu à ce point ce malaise identitaire entre les adolescents et les adolescentes. La représentation virile des garçons, imposant par leur regard une apparence sans signes apparents de féminité peut faire penser à d’autres pratiques où l’on cache plus que les jambes. Quelle est cette société qui prône l’égalité entre hommes et femmes mais qui dans la réalité fait que le masculin s’arroge le pouvoir de décision sur les sujets fondamentaux ? L’Ecole n’a-t-elle pas une mission éducative particulièrement cruciale à mettre en œuvre pour faire cesser cette discrimination dangereuse pour l’avenir de ces futurs adultes ? Quelle image de la femme ces jeunes garçons ont-ils dans leur tête ? Cette représentation n’est sans doute pas très élaborée, sa faiblesse étant contenue dans son simplisme réducteur. Ce qui est grave dans cette situation qui croît dans une certaine indifférence, c’est cette négation de l’autre en tant que personne singulière, avec sa liberté pour viatique. Stigmatiser les filles qui portent une jupe, c’est refuser la réalité du féminin. Or, depuis Platon et Le Banquet, depuis Jung, on a beaucoup réfléchi sur le concept de masculin et de féminin, ces deux pôles indispensables à l’épanouissement d’une société. Si la culture « jeune » - et peut-être moins jeune – en vient à cacher cette évidence sous le tapis, nous sommes au début de tourments d’une extrême dangerosité. Tâchons que cette obscurité ne devienne pas de l’obscurantisme. Cette peur inavouée de la féminité – reconnaître l’autre comme son double inverse – renvoie à un narcissisme sans qualités, à une pensée unique qui rampe sournoisement dans les soubassements de toute une génération. Globalement, les filles réussissent mieux à l’Ecole que les garçons ; qu’attendent les garçons pour rétablir l’équilibre ? Mais bizarrement, elles arrivent mal à concrétiser dans le monde social ce succès amplement mérité… Cherchez l’erreur.

Petit rappel : au XIX siècle George Sand (Aurore Dupin) revendiqua, entre autres, le port du pantalon (si « commode ») et l’usage du cigare (« si plaisant »)… Son combat a pour but de promouvoir l’égalité civile, le droit de vote des femmes, leur indépendance (divorce et réforme du code civil), leur émancipation… Sa féminité ne souffre pas de contestation.

Déconstruction, reconstruction

Est-ce l’effet de l’âge ? De l’usure due au temps passé sur mes épaules ? Je me sens de plus en plus démuni devant l’attitude de certains élèves. Devant leur comportement, leur agressivité, leur mauvaise foi ; devant leur refus affiché d’écouter, de travailler, de rendre un devoir. Ma conscience est-elle plus aiguë face à ce phénomène ou bien s’est-il amplifié insidieusement sans que je m’en rende compte pleinement ? Je ne sais pas…

Il n’est pas dans mon idée de m’apitoyer sur mon sort ni encore moins de me faire plaindre. Il y a dans ce constat amer autre chose qu’un malaise personnel. C’est toute une société qui est en train de basculer dans un monde étrange où les valeurs humaines sont reléguées dans les oubliettes. Ce n’est pas une affaire de « génération » au sens habituel du terme ; c’est une transformation profonde qui est en train de s’opérer, une mutation historique à tendance régressive. La revendication des jeunes adolescents n’a pas de base idéologique, elle est purement matérialiste, tournée vers une satisfaction immédiate du moi pulsionnel. Le mouvement est encore à l’état de développement, il n’a pas pris sa pleine ampleur. Ces nouveaux « chiens perdus sans colliers » ont pour seul idéal la minute à venir, pour seul avenir le désir d’échapper à la structure éducative de l’Ecole. Entre ceux qui dorment en classe, ceux qui ont abandonné toute velléité d’effort, ceux qui sont dans la provocation, ceux (ou celles) qui n’ont même plus conscience de leurs paroles ou de leurs gestes – tant ils sont devenus des réflexes ou des tics – , ceux qui sont présents un jour sur trois, ceux qui volent portables ou stylos à des élèves de leur propre classe, ceux qui…, il n’en reste guère qui sont là pour participer à la vie du groupe en s’impliquant du mieux qu’ils peuvent avec leurs forces et leurs faiblesses – mais avec leur motivation… La crise n’est pas seulement financière et économique, elle est sociale et touche en priorité la sphère éducative de l’Ecole. A cet environnement général défavorable peut s’ajouter un environnement local qui accentue le phénomène. Qu’un élève revendique son exclusion temporaire comme une victoire (elle aurait dû être définitive) et tous les élèves de la classe ont compris que cette « punition » n’a pas une grande valeur. Le sens se perd, il se dilue dans une gestion de l’éphémère et du n’importe quoi. Les solidarités s’émoussent pour ne pas dire qu’elles disparaissent au profit d’une vision autocentrée qui fait du nombril un pôle inattendu. Certains adultes empruntent cette route égocentrique bien balisée, il faut sauver les meubles, les siens d’abord, cela va de soi ! On privilégie ses actions, ses intérêts, son CAC 40, au détriment d’un collègue qui vous a rendu un signalé service. Tout se délite au sein du groupe qui devrait au contraire se serrer les coudes pour faire corps et trouver des réponses, peut-être des solutions. Tout juste si ceux qui veulent fédérer un mouvement pour restaurer une action digne ne passent pas pour de vieux éléphants sur le retour agitant des idées de « has been » : l’égalité, la solidarité, la laïcité, la conduite d’un projet collectif et non l’éparpillement dans des projets qui n’ont pour seul but que de faire briller celui ou celle qui le mène. Etoiles de pacotille à la chair de carton pâte, à la clarté obscure… Si vous saviez…

Mais quelle est cette société qui n’a pas même le courage de lutter en regroupant ses énergies ? Le libéralisme amoral aurait-il envahi les murs de l’Ecole ? Ceux qui ont toujours abhorré l’Ecole de la République doivent se frotter les mains. Certes, elle était loin d’être parfaite, mais elle essayait au moins de promouvoir des valeurs humanistes avec la culture et l’éducation populaire comme vecteurs principaux. Je ne suis pas sûr que les chants les plus désespérés soient les chants les plus beaux. Certes, le pessimisme n’est pas porteur d’idéal, il est une étape obligée de constat, un passage sur lequel il ne faut pas s’attarder. La lutte, même la plus humble, est préférable à l’entretien d’un climat tapissé de nuages sombres. La lutte, de préférence avec les autres. En rassemblant la diversité et les compétences, c’est à dire en adoptant une philosophie qui prend le contrepied de ce qui est en train d’éclore au grand jour : le projet d’atomiser ce qui reste de l’unité des équipes éducatives pour entrer sans vergogne dans un monde éducatif qui prône ouvertement les valeurs marchandes et consuméristes de l’entreprise. La simplicité au lieu de la complexité. Les élèves dont j’ai parlé plus haut – avec il faut le reconnaître, peu d’empathie – feraient long feu dans ce type d’encadrement… Aussi, je préfère encore qu’ils soient dans ma classe malgré toutes les difficultés que cela implique. Je ne veux pas jeter l’élève avec l’eau du bain, je préfère lui apprendre à nager.

Presse (1) : diplômes à vendre

Lire la presse est plus qu’un passe temps, c’est une activité indispensable pour savoir, pour se questionner, pour saisir l’air du temps. Ainsi le 17 avril paraissait dans le journal Libération un article intitulé : Diplômes : des Chinois paieraient pour les lauriers. De quoi s’agit-il et en quoi cette nouvelle a-t-elle un rapport avec ce qui se passe au collège ?

Le conditionnel reste de rigueur tant que le ministère de l’Education nationale – qui a ouvert une enquête administrative – ne connaîtra pas le fond précis de cette affaire. Il y a déjà quelques témoignages qui ne manquent pas de sel. Pierre Gensse, le directeur de l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Toulon raconte : « Un étudiant chinois m’a un jour proposé de lui délivrer entre 60 et 80 diplômes de licences et de masters contre une somme de 100 000 euros. » L’article ajoute que ces étudiants acheteurs de diplômes ne parlent pratiquement pas français… Je l’ai moi-même constaté en regardant un reportage qui passait à la télévision sur France 2 : une jeune étudiante, à qui le journaliste posait des questions simples à propos de ce présumé trafic, n’arrivait à prononcer en guise de réponse que le mot « diplôme » – qu’elle semblait avoir parfaitement intégré. Le commentaire était inutile tant l’imposture était flagrante. Plus bas dans le corps du texte, le lecteur apprend que « des dysfonctionnements ont été constatés lors de sessions du test de connaissance de français organisées dans les centres agréés en Chine » ; ces étudiants sont-ils ceux qui achètent leurs diplômes, pour l’instant la liaison n’est qu’une hypothèse. Cela n’a pas empêché le parquet de Marseille d’ouvrir une information judiciaire pour « corruption passive et active, et escroquerie », suite à la plainte déposée par un enseignant de l’université de Toulon. D’autres universités seraient dans le même cas de figure… Attendons patiemment les résultats de l’enquête ; mais d’ores et déjà, il y a des éléments concrets qui montrent un certain état d’esprit qui plane sur la sphère Education nationale.

Il n’y a pas longtemps, le site faismesdevoirs.com avait proposé l’espace de quelques jours exactement la même procédure à de jeunes adolescents collégiens ou lycéens. Contre paiement tarifé, il leur était délivré – ou livré – les solutions et résultats à leurs problèmes de maths ou leur exposé de français. Les premiers pas de cette entreprise – du plus pur jus libéral – avaient été un franc succès tant les demandes par milliers affluaient. Las ! Il existe encore dans notre pays quelques individus qui ont pensé que la morale la plus élémentaire avait été bafouée. L’entreprise dut donc baisser pavillon – mais après avoir « managé » comme une star de la communication, reportant à des jours meilleurs la réouverture de son commerce scolaire. Si l’égalité des chances n’a jamais été réalisée – mais reste néanmoins le socle philosophique de la pensée des progressistes, laïques et républicains, et de toutes les personnes de bonne volonté, elle n’avait jamais connu ces velléités répétées de mise à mort. Depuis deux ans, le ministère ne cesse par ses réformes soi-disant à visée amélioratives pour les plus défavorisés, de casser littéralement les structures qui existaient. On voit bien se dessiner une carte des collèges dont la ligne de fracture sera financière, qu’on le veuille ou non. On choisira son collège en fonction de son classement départemental ou régional, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. La situation actuelle est déjà très préoccupante. L’Observatoire des inégalités note que « 84 % des élèves des sections pour jeunes en difficulté au collège sont issus des catégories sociales défavorisées : enfants d’ouvriers, d’employés et des sans activité ». Il ajoute que « les catégories sociales les moins favorisées sont très largement surreprésentées dans les sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) qui accueillent les collégiens présentant des difficultés scolaires "graves et durables" (100 000 élèves sur 3,2 millions). » Le collège ne fait qu’accentuer ce clivage, il suffit de voir dans quel état les élèves les plus en difficultés en sixième arrivent en troisième. Rien de sérieux – au plus haut niveau, car sur le terrain, les enseignants se débattent souvent comme de beaux diables – n’est fait pour que ces jeunes adolescents puissent croire aux vertus éducatives et cognitives de l’Ecole. Et l’Observatoire des inégalités d’enfoncer le clou : « Le système français est marqué par son académisme, des évaluations fréquentes et des enseignements précoces. Autant d’éléments qui pénalisent ceux qui disposent des plus faibles atouts familiaux. » La crise financière est certainement catastrophique pour une partie importante de la société. Mais il y a plus grave : elle exacerbe les inégalités sociales en matière d’éducation et détruit insidieusement les valeurs et les mesures solidaires issues de la Résistance. Il ne s’agit même plus de vendre son âme au diable, il s’agit d’en avoir les moyens.

Presse (2) : stress familial

Ce terme d’origine anglaise (effort intense, tension) est apparu en 1940 quand Hans Selye l’a proposé, nous apprend Le Grand Robert de la Langue Française. Etre stressé, c’est s’inquiéter, être angoissé, être tendu ; on parlera alors de situation stressante. C’est le sujet de l’article de Martine Laronche paru dans le journal Le Monde du 13 avril dernier. Le titre en est interrogatif : « Elèves trop stressés : la faute aux parents ? » Explorons la teneur de ce propos en confrontant ces données à la réalité du terrain.

Une remarque : l’adverbe « trop » induit-il que le stress serait partie intégrante et normale de la réussite scolaire ? A l’inverse ne pas être stressé du tout serait-il un facteur préoccupant car synonyme d’échec ? Quoi qu’il en soit, Martine Laroche, s’appuyant sur un sondage CSA effectué en février 2009 pour l’APPEL (enseignement libre), ainsi que sur les travaux de la pédopsychiatre Gisèle Georges, de la psychopédagogue Brigitte Prot, et de Patrice Huerre, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, dresse un tableau inquiétant des ravages causés par ce mal nerveux. Contre toute attente, les parents seraient encore plus stressés que leurs enfants… Patrice Huerre résume parfaitement cette nouvelle donne en notant qu’il y a « un transfert d’inquiétude concernant l’avenir, des adultes sur leurs enfants». Brigitte Prot complète cette analyse en stigmatisant « la tyrannie de la note » proposant une évaluation par les compétences… La moyenne d’âge des élèves stressés montre une tendance forte à descendre, pour se focaliser sur le collège, ce qui semble d’ailleurs faire les choux gras des officines de soutien scolaire comme Acadomia ou Complétude. Ceux qui habituellement stressaient étaient les élèves de Terminale ou de classes « prépa ». On atteint le summum avec le témoignage de cet enfant de maternelle qui récitait parfaitement ce qu’il avait entendu à la maison (dans la bouche de sa maman en priorité) : « à l’école, il faut cravailler sinon on n’aura pas un bon métier ». Cette mise en condition ne peut bien sûr pas donner de bons « résultats ». La journaliste conclut, en parlant du « métier d’élève », que ce dernier aurait le droit d’oublier en rentrant à la maison, à l’instar des parents qui rentrent fourbus d’une journée de travail, mettant ainsi sur le même pied parents et enfants dans la société. Espérons que ce ne soit qu’un bon mot…

En effet, élève n’est pas un métier, même si l’un d’entre eux m’a déclaré il y a peu qu’il trouverait normal d’être payé pour venir au collège. Lui n’était pas stressé. Ceux qui le sont souvent ne disent rien ou très peu. Ils ne se font pas remarquer par une attitude ostensiblement provocatrice ou désinvolte. Ils chercheraient plutôt à se faire oublier sans autre forme de procès. Ce sont en général des travailleurs dont la réussite peine à émerger. Ils sont tendus à la moindre question ou sollicitation – par exemple aller au tableau – et ils n’ont que modérément confiance en leurs capacités à défaut d’avoir confiance en eux. Le plus petit contrôle écrit leur fait perdre les pédales, les plongeant alors dans les affres de l’erreur et de l’oubli – alors qu’ils savaient. Certains d’entre eux fréquentent régulièrement l’infirmerie (maux de tête ou de ventre handicapants) ; parfois, ils sont dispensés d’EPS, ne pouvant supporter le regard d’autrui sur leur physique et ses « performances » – s’imaginant incapables de quelque roulade ou acrobatie que ce soit. Leur vie à l’école est un petit enfer, un calvaire récurrent qui les mine. Dans le meilleur des cas, les parents attentionnés – souvent après un entretien pédagogique approfondi avec le professeur principal ou le conseiller d’orientation psychologue font en sorte qu’ils puissent atténuer ce stress invalidant en consultant un psychologue. Dans beaucoup de cas, rien n’est fait et le malheureux ou la malheureuse traîne son mal toute une éternité. Dans tous les cas, il me semble que la parole la plus simple et la plus concrète peut aider à débloquer ce stress qui prend bien des formes ; ainsi j’ai constaté qu’une très bonne élève – cela arrive – présentait un bégaiement sporadique qui lui causait bien du tort quand elle avait à prendre la parole ; elle-même m’en parlait régulièrement, ayant conscience que reconnaître ce trait expressif désagréable l’aiderait à s’en débarrasser. Mais tous n’ont pas ce caractère bien trempé ! Quand de plus ces élèves stressés – souvent des filles – se retrouvent dans une classe au comportement difficile, ce stress s’en trouve renforcé car l’atmosphère ne se prête pas à l’écoute, voire à l’empathie. Pour une jeune fille de troisième qui peine – alors qu’elle redouble car ses parents veulent à tout prix qu’elle aille en seconde générale – les journées et surtout les nuits ne sont pas reposantes… Ces élèves, sous tension permanente, n’ont plus le temps de se reposer – et encore mieux de s’ennuyer – et se voient placés dans ce que l’entreprise appelle l’obligation de résultats. Bien entendu, qu’ils y arrivent ou non – ils n’y arrivent pas souvent – les dégâts sont déjà importants et la vie à venir (hors école) portera longtemps les séquelles de ce forçage improductif, l’enfant puis l’adolescent n’ayant jamais eu l’occasion de se poser ses propres questions ; il n’aura fait que tenter de répondre aux questions de ses parents (ou de la société) qui ne le considèrent que comme un carnet de notes et non comme un individu avec ses forces et ses faiblesses, un être humain en devenir.

Arrêtons le massacre !

Presse (3) : temps scolaire, temps solaire

Le sujet qui suit a sans doute un certain rapport avec celui qui précède. Il s’agit du temps scolaire, que j’ai déjà évoqué il y a quelques semaines. L’article du journal Le Monde, paru le 28 avril et intitulé : « Rythmes scolaires : la semaine de quatre jours contestée » concerne l’école primaire, mais sa réflexion touche aussi le collège, en particulier la classe de sixième.

Pour résumer, l’article de Martine Laronche met en évidence les problèmes importants posés par cette semaine raccourcie, notamment en ce qui concerne la longueur des journées et la fatigue accumulée des enfants. Ainsi plusieurs villes – socialistes (tiens !) : Angers, Lille, Grenoble, Brest – souhaitent revenir à une semaine de quatre jours et demi avec le mercredi matin. Il faut rappeler que seuls 3,6% des écoles avaient choisi de reporter le samedi matin défunt sur le mercredi matin… décision collégiale prise par le conseil d’école, la commune et l’inspection académique. On voit bien dans cette affaire quels types de considérations ont été privilégiés : des intérêts qui n’avaient rien de pédagogiques, et qui ignoraient royalement les besoins physiologiques élémentaires des enfants ; seul le « rythme » des parents (celui de la société, en fait, qui se soucie plus de consommation que d’éducation) avait prévalu. L’adjoint au maire de Lille, M. Kanner, en charge des questions éducatives, précise que : "Faire classe le mercredi matin présenterait l'avantage de supprimer une rupture de rythme dans la semaine et d'alléger de trois quarts d'heure les jours de classe qui sont parmi les plus longs en Europe". A ces journées de six heures, les plus en difficulté écopent encore de deux heures hebdomadaires supplémentaires coincées dans des créneaux improbables. Quoi qu’il en soit, les espoirs sont maigres de revenir à l’ancienne formule car les nouvelles habitudes de vie étant prises, il est difficile d’accepter de perdre ces « avantages », cela sonnerait comme une régression pour ces chers parents – et parfois enseignants – qui n’ont de cesse de favoriser le développement de l’enfant… à condition qu’il leur permette de ne pas entraver leurs propres désirs.

On voit bien que ce débat récurrent oppose deux concepts : celui de l’éducation et celui de la consommation. Compresser le temps du travail scolaire doit permettre de profiter plus et mieux du temps de loisirs. Or ce plan si séduisant sur le papier ne donne en général pas de bons résultats. C’est aussi vrai au collège où nous travaillons sur neuf demi-journées (le samedi matin ayant été reporté sur le mercredi matin). Il a fallu du temps pour que chacun intègre ce nouveau rythme. Il n’empêche que certaines classes bénéficient d’une demi-journée complètement libre, ce qui revient à une semaine de quatre jours. Mais au collège, le nouveau problème qui se pose est le suivant : de plus en plus d’élèves pensent que les heures de cours sont les seules durant lesquelles il faut travailler. En dehors du collège, on ne fait rien ou presque. Si à l’école primaire, le travail à la maison – hormis la relecture ou l’apprentissage d’un travail déjà fait en classe – n’est pas inscrit dans les textes officiels, au collège il en va tout autrement ; une partie non négligeable du travail est demandée à la maison. Mais cette requête tombe en quelque sorte en désuétude… Alors de plus en plus de collègues – dont je fais partie – essaient, d’accomplir ce travail en classe, ou tout du moins de l’initier de façon très ample. Mais cette solution ne remporte pas un franc succès car, comme je l’ai raconté, des élèves refusent de rendre un travail préparé et terminé en classe ! Car ces élèves-là sont entrés dans la spirale de la consommation et considèrent qu’ils peuvent choisir le produit sur lequel ils vont « travailler » ! Certains mêmes deviennent des champions de l’absentéisme – surtout en période de devoirs – et daignent à peine montrer un billet d’excuses – l’un d’entre eux a éprouvé beaucoup de difficultés à reconnaître qu’il avait été absent ! Pour ces élèves le temps de l’école n’existe plus, seul leur temps personnel importe. Il semble que les parents et l’administration ne s’en formalisent guère. Comme si chacun vivait dans « son » temps, de la façon la plus égoïste qui soit. Le temps commun, le temps de l’altruisme, n’existe plus ; quant à « donner son temps », mieux vaut classer cette expression dans la rubrique : « article périmé ».

J’ai repris une ancienne lecture : A la recherche du temps perdu, d’un certain Marcel Proust. Aujourd’hui, entreprendre la démarche du très grand romancier, c’est un luxe que nous devons reconquérir, non pas pour plonger dans une nostalgie sans effet, mais au contraire pour retrouver le sens et la valeur du temps décompressé, du « temps retrouvé ».


MARS 2009

Première semaine : La petite fumée du temps passé


Le printemps, par bribes infimes, se glisse dans les derniers fils de l’hiver et diffuse aux sens anémiés une vigueur nouvelle, propice au réveil des cerveaux embrumés. Les quelques journées de vacances qui restent préparent chacun aux quatre derniers mois de l’année scolaire – coupés en avril par les vacances de Pâques. Beaucoup de travail reste à faire. Visible et invisible.

D’abord, il faut se remotiver, soi, pour que les élèves reprennent le rythme scolaire et le goût du travail. Ce n’est pas chose très aisée pour tous, sans exception. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Certains collègues ont les ressorts abîmés, voire cassés. Ils aimeraient bien souffler un peu plus longtemps (voir ci-dessus) et retrouver un nouvel élan. Quoi qu’on dise, enseigner est un beau métier mais qui nécessite une excellente santé, psychique et physique. Les méninges fatiguées transmettent au corps les formules qu’il va s’appliquer et s’infliger pour son plus grand mal.

Ensuite, ces périodes de repos ne le sont pas pour tous ces jeunes adolescents. Si quelques-uns profitent pleinement de ces jours de liberté en allant à la montagne ou dans lieu dépaysant avec leurs parents, un nombre important d’entre eux va rentrer moyennement reposé de ces jours sans classe. Le changement de mode de vie institué hors de l’école aura souvent privilégié un sommeil tardif et peu réparateur. Changer d’activités c’est bien, mais lorsque celles-ci prennent du temps sur le repos nocturne, le bénéfice n’existe pas, il y aurait plutôt un passif. Ces vacances-là, où tout est permis, génèrent forcément un retour « entre les murs » où l’enthousiasme est aux abonnés absents. Ces quinze jours se seront effilochés sans lectures mais avec beaucoup trop d’heures le nez et les yeux collés aux écrans. Cette fausse liberté octroyée par la technologie et la présence en pointillés des parents – la plupart d’entre eux travaille – laissera des traces difficiles à effacer d’un coup de gomme lors de la première journée de remise en selle. Vous me direz : « Avant c’était comme ça… ». Vous savez bien que non. La prégnance consommatrice balbutiait, il n’y avait pas cette emprise insidieuse sur les cerveaux, sans parler de l’idéologie orwellienne qui tend à faire des individus les pièces d’un puzzle infernal. Le temps de l’ennui existait encore, ce temps propice à la recharge de l’imaginaire, de l’utopie et du rêve. A quoi rêvent les adolescents aujourd’hui ? D’aucuns penseront que mon discours est celui d’un vieil aigri, qui ne fait que réactiver la litanie des générations précédentes. C’est possible. Cependant il me semble que l’on ne parle pas de la même chose. Une génération qui ne rêve plus, c’est à dire qui ne voit l’avenir qu’en termes matérialistes, aura les plus grandes peines du monde à trouver du sens à ce qu’elle fait. En quoi l’acte de consommer (être dans une attitude consumériste) permet-il aux êtres humains de progresser ? Qu’attend-on par exemple pour développer une véritable culture populaire en proposant des tarifs symboliques pour l’accès aux spectacles de théâtre, de musique, de cinéma, aux expositions qui se déroulent dans l’espace culturel de ces jeunes adolescents, sans parler d’ateliers de toutes sortes ayant pour vocation d’initier à des arts ou activités méconnus ? Cela nécessite une organisation, un budget, mais cet investissement-là est assurément plus rentable qu’une action chez le sinistre banquier Madoff…

Le temps hors école est un temps indispensable à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte. C’est un temps qui doit permettre un retour sur soi, productif et progressif. C’est le temps d’une liberté à maîtriser dans la sérénité, afin que la parole qui apaise les tensions permette aux yeux de se déciller pour traverser l’écran de fumée de la facilité.

Dans l’instant me reviennent des souvenirs de vacances hivernales. C’était il y a plus de quarante-cinq ans – j’avais moins de dix ans. J’accompagnais mon oncle dans la forêt pour l’aider à « faire du bois ». En fait, armé d’un gouet, je coupais les petites branches qui dépassaient des troncs couchés dans la terre moussue. J’adorais alimenter le feu avec ces bouts de bois arrachés aux chênes vénérables. La fumée âcre qui se dégageait de ce brasier forestier me remplissait d’une joie qui me fait encore frissonner aujourd’hui. Le bruit sifflant des arbres qui fendaient l’air en tombant pour s’écraser dans un lourd fracas dont l’écho se réverbérait dans la forêt entière emplit toujours mes oreilles d’une émotion intacte. A cette initiation forestière correspondent trois lectures que je me rappelle parfaitement : Amadou le Bouquillon de Charles Vildrac, Les aventures de Mr. Pickwick de Charles Dickens, ainsi que le magazine du Chasseur français auquel mon oncle regretté était abonné.
Ah ! Les beaux jours…

Le coach

Le coach – voici un mot que mon correcteur orthographique accepte sans prendre la mouche – est devenu un terme populaire grâce à sa prégnance dans le monde du sport. Quel sportif de haut niveau, quelle équipe de football n’a pas son coach, terme qui signifie « diligence » en anglais, mais qui vient du français « coche », d’où ma fine allusion à la mouche… Donc, les sportifs sont la surveillance des diligences…. je veux dire des entraîneurs. Quand on possède un mot impeccable en français et que l’on souhaite le remplacer par un mot étranger, il y a anguille sous roche ; méfiance… Le coach parfois se transforme en gourou et entraîne l’entraîné à sa perte.

Or, en ouvrant le journal Libération du lundi 2 mars, je lis avec stupeur un article intitulé : « Coachs à gogos pour ados désorientés », dans lequel des coachs privés mais pas gratuits vendent leurs conseils à des familles – ayant sans doute les moyens financiers mais pas le réflexe du doute et du questionnement – inquiètes pour l’avenir de leurs adolescents. Une mère de famille dans cette expectative, après avoir déboursé près de 400 € !, s’est vu délivrer un verdict surprenant pour son fils : la coach a préconisé une entrée dans l’univers du clown – vocation hautement indispensable au demeurant – alors que le fiston lorgnait plutôt du côté des grandes écoles…

Pour l’instant, seuls les lycéens pré-bacheliers sont concernés ; cependant on peut craindre que dans quelques années le collège soit touché à son tour par cette noria de consultants qui empochent le gros lot à chaque rencontre : près de 400€ pour deux rendez-vous et quelques brochures, la marge est bonne. Une fois que l’argent – au sens le plus péjoratif – est entré dans le temple qu’est l’Ecole républicaine, on peut s’attendre à ce que sa capacité de nuisance fasse des ravages à tous les niveaux. D’ailleurs cela a commencé, car dans le même article, on apprend qu’une professeure dans l’Education nationale s’est auto proclamée « coach parentale à son compte » ! Comme elle a tout compris à sa juteuse activité complémentaire, elle ose ajouter que « pour les adolescents, le coaching semble une solution moins agressive que le rendez-vous chez un psy ». Flaubert pourrait ajouter cette forte pensée à Bouvard et Pécuchet (son encyclopédie inachevée de la bêtise humaine). On apprend également que le magazine L’étudiant s’y est mis, et demande 349 € pour l’année. La maman du futur clown s’est aperçue, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus ; j’oubliais de préciser, que dans sa grande sagesse, le coach avait proposé une seconde option : « design de chaises » ! « Fumisterie » a lâché la mère en colère.

Rappelons maintenant que ce genre de situation n’arrive pas par hasard. C’est un plan concocté de longue date (depuis les années 2000) qui vise à supprimer tout simplement les conseillers d’orientation – qui sont aussi psychologues – pour laisser leurs tâches aux professeurs principaux (qui n’ont pas grand chose à faire , c’est bien connu) et ainsi ouvrir grand la porte à la marchandisation de l’orientation… pour ceux qui le pourront. Les chiffres officiels sont cruels : en 2007, cinquante conseillers d’orientation ont été recrutés contre 250 en 2000. On ne saurait être plus explicite quant aux choix effectués. Dans quel pays vivons-nous ? Il semble bien que tout soit verrouillé, et que malgré le mécontentement général qui monte et qui gronde, répandant sa clameur en tous lieux, l’on ne puisse pas arrêter ce mouvement anti démocratique, contraire à la simple équité. Bientôt, les professeurs deviendront eux aussi des coachs d’enseignement ; puis les chefs d’établissements, les inspecteurs, les recteurs, le ministre, le président (coach en chef). Il faudra alors plier l’échine sous le fouet cinglant du cocher dictateur. Quand l’équipage sera usé jusqu’à l’os, on en changera (il y aura de la réserve) à discrétion.

On peut se demander qui a intérêt à brader ainsi un système – perfectible, certes – fondé sur l’égalité des chances… Chacun apportera sa réponse. On peut en tous cas, « orienter » l’orientation dans un sens qui arrange les décideurs économiques, eux-mêmes coachs patentés de la sphère politique. Pour l’heure, le dépeçage est en cours. Défendons chèrement notre peau – s’il en est encore temps… Quand on se sera vraiment rendu compte de ce qui arrive, il sera trop tard. L’Education nationale aura revêtu les habits de l’entreprise dans ce qu’elle a de plus haïssable : le profit pour soi mais pas pour les autres.

Devoir : verbe payant

Les jours se suivent et se ressemblent. C’est un peu comme au cirque. On fait de plus en fort. Aujourd’hui, en lisant Le Monde, j’ai appris qu’un certain Stéphane Boukris, un ancien élève d’une grande école de commerce, a lancé sur Internet, un site destiné à faire les devoirs des élèves, service rendu contre paiement. L’opération doit débuter le 5 mars et le ministère a pudiquement souhaité ne « pas faire de commentaires ». Les tarifs peuvent aller de 5 €, pour un simple exercice, à 80 €, pour un exposé d’une dizaine de pages. Quant au paiement, ces jeunes qui n’ont pas de carte bancaire pourront utiliser des cartes pré payées ou encore des forfaits de téléphonie mobile.

Ce nouveau commerce de l’éducation n’est pas une surprise. Il existait déjà des officines privées qui donnaient des cours de soutien ou de rattrapage (Acadomia…) ; le « contrat » passait quand même par les parents – ce qui ne veut pas dire dans mon esprit que ce système était une bonne chose… Là, on a franchi un cap, il n’y a plus d’intermédiaire, on s’adresse directement au consommateur adolescent pour lui vendre un produit, une marchandise. En supprimant ainsi la médiation des parents, on fait de l’adolescent – qui a les moyens de payer, mais qui va lui donner l’argent ? – un client lambda qui devra savoir de quoi il a besoin pour subvenir à ses besoins… éducatifs. « Alors, cher jeune homme, je vous mets combien de civilisation grecque ? Combien de racines carrées ? Combien de Platon ?Tenez je vous rajoute gratuitement une pincée de Flaubert. » M. Boukris ne s’embarrasse pas de déontologie, encore moins d’éthique, il déclare en toute décontraction du haut de sa suffisance : « S’il y a une demande, c’est qu’il y a un marché. », montrant par cette forte pensée qu’il a assimilé le meilleur de son école de commerce. Quand aux fournisseurs de devoirs, il n’y a eu aucun problème pour les trouver parmi les étudiants des grandes écoles qui – on ne va pas les blâmer – vont arrondir leur maigre budget ; des professeurs de l’Education nationale – je mets encore une majuscule – se sont même précipités sur l’aubaine…

Ce qui caractérise le délitement moral d’une société, c’est la morgue et la totale désinhibition dont font montre ceux qui s’emparent du pouvoir, au plus haut niveau comme à ceux intermédiaires, y compris jusqu’au bas de l’échafaudage. La honte. C’est le mot qui me vient à l’esprit. La honte de laisser faire ainsi ces marchands de soupe. Pour l’heure ce système ne s’adressera qu’à ceux qui en ont les moyens ; mais on peut penser qu’il y aura des petits malins pour capturer un public plus large. Pensez donc ! ce n’est même plus la peine de faire ses devoirs, il suffit de taper faismesdevoirs.fric pour obtenir le résultat. Un clic bien placé et le 20 est assuré. Et puis, on pourra revendre les résultats à ses petits copains, histoire d’amortir la dépense… Bien sûr, ce commerce se fait en dehors de la classe, et n’a en principe pas d’incidence sur les devoirs qui sont réalisés en classe. Mais chacun sait que cela se ressentira forcément sur la moyenne de l’élève, car le professeur prend aussi en compte le travail fait à la maison. Bref, on s’achemine vers des lendemains qui ne vont pas chanter vraiment.

En fusillant une partie de ses troupes – par la suppression de postes et en sonnant l’hallali de la formation initiale et continue entre autres gracieusetés – , le ministre – téléguidé par son président – a ouvert la boutique aux prédateurs de tous poils. Il démolit méthodiquement tout ce que nos maîtres, depuis les années 1880, avaient construit, il vend le savoir à des personnages pour qui la morale est un mot grossier, il montre son mépris pour les « instituteurs » de la République laïque, il préfère la facilité à la complexité, il ne veut plus que les jeunes gens réfléchissent, il leur suffit de consommer. Et ce ne sont pas les belles déclarations de principes qui y changeront quoi que ce soit. On voit bien la réalité du terrain : des champs que l’on cultive, des champs en friches galopantes.

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Baudelaire pensait à tout autre chose en écrivant ces alexandrins, mais c’est le privilège des grands poètes : leurs mots, parfois, ont d’étranges échos dans la chambre noire de nos pensées.

Deuxième semaine : Merci Monsieur Beckett

Le projet de site payant pour faire les devoirs a vécu. Son inventeur s’est retiré, en donnant les explications suivantes : « Nous aurions eu pour des millions d'euros de commandes de manière tout à fait légale mais nous ne voulions pas être mêlés à la paupérisation intellectuelle du pays », ce qui témoigne d’un état d’esprit dont la puanteur n’a rien à envier à une bouche d’égout. Il enfonce le clou de son mépris en rappelant : « Nous tenons à vous présenter toutes nos excuses dans la mesure où nous réalisons à ce jour, à quel point ce site va à l’encontre de nos propres valeurs. » On ne saurait mieux faire dans l’infâme. Enfin il termine par ce souhait en forme de prédiction, digne d’un Nostradamus de pacotille : « L'équipe souhaite faire en sorte que les générations futures soient meilleures que les précédentes, et faismesdevoirs.com ne pourra en rien y contribuer ; les nouvelles technologies doivent servir à nous améliorer et non à nous assister. » Le cynisme n’a pas de limites. On notera au passage qu’il ne va pouvoir sauver la planète éducation de sa faiblesse, lui qui pourtant possédait tous les outils pour y remédier… Génie incompris que ce bienfaiteur de l’humanité!
La vraie raison de l’abandon n’est pas donnée. On se doute bien que les pressions des enseignants, des syndicats d’enseignants, des parents d’élèves, – et reconnaissons-le – du ministère ont joué en sa défaveur – ; en effet, l’image de marque morale n’aurait pas été fameuse. Malgré tout, il faut rappeler que ce site n’était pas dans l’illégalité – il n’y a pas eu dépôt de plainte – mais ne faisait qu’officialiser au grand jour des pratiques payantes de soutien scolaire. On peut donc penser que M. Boukris a réalisé un test grandeur nature – 80 000 connections en trois heures – qui n’est qu’une étape vers un projet plus mûri et plus « propre » pour les mois à venir. Il sait qu’il y a des besoins de satisfaction immédiate et de l’argent à la clé. Le marché est là. Vive la crise !

Ce matin, j’ai repris contact avec la réalité, celle de la classe, des élèves, du travail, de l’énergie à employer pour remettre toutes et tous dans une atmosphère studieuse. Et ce n’était pas facile, y compris pour moi-même. Je dois dire que j’ai été aidé conséquemment par une personne de grand talent, un prix Nobel de littérature : Samuel Beckett. Avec la classe de 4°B, nous terminons une longue séquence sur le théâtre dont Cyrano a été le pivot. Aujourd’hui, nous faisions connaissance avec le théâtre que l’on appelle « contemporain », ceci pour signifier qu’il a rompu avec les codes du théâtre classique. Un extrait de En attendant Godot était à notre disposition dans le manuel de français ; extrait trop bref, mais significatif du langage du célèbre irlandais de Dublin, qui fit de la France sa patrie d’adoption. Je pense que les élèves ont saisi combien l’aspect déroutant de son théâtre nous force à nous interroger sur notre situation d’êtres humains. Quatre élèves ont joué la rencontre entre les deux couples improbables : Estragon et Vladimir d’une part, Pozzo et Lucky (attaché par une corde au cou comme un animal esclave), d’autre part. Le rire et le tragique sont apparus immédiatement dans leur interprétation spontanée. Il se sentaient à l’aise – et la classe aussi qui les regardait – dans cette langue du quotidien qui à chaque réplique cogne là où ça fait mal. Nous étions dans le vrai travail, celui qui fait que chacun découvre ce qu’il ignorait la veille. Les élèves découvraient un style, une façon de penser le monde – ici le thème de l’attente du « sauveur » Godot – inhabituelle et pourtant si puissante ; et moi, je prenais conscience avec bonheur qu’il ne faut pas hésiter à proposer aux élèves ce qui nous semble a priori complexe car c’est dans cette difficulté qu’ils existent enfin, dans le questionnement incessant dont ils font feu – ils veulent savoir mais Beckett nous laisse seuls face à nos interrogations. En cela, sa volonté de ne pas s’ériger en maître à penser fait de lui précisément un maître, c’est à dire un homme qui donne, qui transmet le désir profond de savoir, de comprendre ce monde absurde.
Pour apporter un éclairage nouveau, j’avais photocopié le texte qu’il avait envoyé en retour à la demande de Michel Polac : Lettre à Michel Polac, janvier 1952. Dans ce texte bref mais ô combien extraordinaire, il écrit notamment : « Je n’ai pas d’idées sur le théâtre. Je n’y connais rien. Je n’y vais pas. C’est admissible. Ce qui l’est sans doute moins, c’est d’abord, dans ces conditions, d’écrire une pièce, et ensuite, l’ayant fait, de ne pas avoir d’idées sur elle non plus. » Ce n’est pas de la fausse modestie, assurément, mais la pensée réelle de cet homme passionnant. D’ailleurs, il donne, plus bas, la clé – une clé magistrale par sa simplicité – de son travail de dramaturge : « Tout ce que j’ai pu savoir, je l’ai montré. Ce n’est pas beaucoup. Mais ça me suffit, et largement. Je dirais même que je me serais contenté de moins. »

Nous étions loin, très loin, de la morgue et de la suffisance de M. Boukris – nouvel avatar de notre société consommatrice, qui va finir par se consumer – grâce à l’univers atypique de Beckett. Les murs de la classe n’existaient plus. Lucky encordé, « haletant, bavant et écumant » nous invitait à nous libérer de nos cordes sans plus attendre.

Can you speak english ?

Heure hebdomadaire d’aide (d’accompagnement) au travail personnel en sixième. J’ai trouvé mon rythme de croisière avec ces jeunes élèves qui se montraient souvent rétifs à toute expérience d’apprentissage. Nous avons fait connaissance – pédagogiquement – et ils savent désormais dans quel sens j’oriente la réflexion. La donne s’est inversée : ce sont eux qui sont devenus les demandeurs. Hier, il s’agissait de mémoriser (à deux) un court dialogue en anglais entre deux personnages : Malcom et Simon.

Très rapidement, nous formons les duos afin que chacun puisse s’investir dans sa réplique. Ensuite ces duos viendront devant le groupe jouer leur petite conversation. Je les regarde travailler. Ils imitent à merveille le perroquet, répètent jusqu’à plus soif leurs phrases comme des automates bien programmés. Le résultat est donné d’avance. Ça ne marche pas. Arrivés devant les autres le premier duo s’emmêle les pinceaux,bafouille des mots inaudibles, puis capote faute de munitions verbales.

J’essaie alors de les mettre en confiance en les rassurant. Je demande à un autre duo de venir devant le groupe, mais en gardant le livre – qui sera posé sur le bureau ; le but étant d’abord de dire le texte et de lui donner du sens. C’est un peu mieux, mais je m’aperçois très vite qu’ils ne comprennent pas grand chose à ce qu’ils prononcent avec peine. Suit alors un long échange de questions-réponses pour accéder au sens du texte, c’est à dire en passant par une méthode qui ne me plaît guère : la traduction en français en faisant parfois du mot à mot – une sorte de déchiffrage laborieux devant une langue vraiment étrangère. Le dialogue se passe pendant un cours de danse et Simon demande à Malcom de lui montrer à nouveau, ( « Can you help me Malcom ? I can’t do this dance. » ainsi qu’aux autres comment il faut procéder car cela va vite et est très compliqué (« Well, because it’s fast and complicated. Can you do it for us again ? »). Malcom lui répond que c’est très facile, qu’il suffit de le regarder (« Ok ! Watch me, it’s easy »). Simon qui semble peu convaincu s’en sort en demandant s’il peut fermer la fenêtre car il a froid (« Can I close the window because I’m cold »). Malcom en colère lui lance : « Quoi d’autre ? « What else ? », qu’ils connaissent – certains – grâce à Georges Clooney quand il vante un célèbre expresso. Simon continue sur sa lancée en disant qu’il a soif (« I’m thirsty »). Malcom, excédé, clôt le dialogue en lui assénant : « You’re a pain », « Tu es un casse-pieds ». Fin de ce dialogue qui n’est pas de Beckett, mais qui dans sa simplicité a le mérite de poser une situation à peu près plausible, même si la danse n’est pas une pratique courante pour la plupart. Chacun reprend son texte, maintenant que le sens semble acquis. Un duo revient devant les autres mais je vois immédiatement que ça ne marche pas encore car la traduction n’est pas encore intégrée. En effet, il faut maintenant oublier le mot à mot et entrer dans une démarche globale – le vilain mot – de sens ; autrement dit, il faut penser en anglais pour donner aux répliques une certaine authenticité (le caractère peu entreprenant de Simon face aux certitudes puis à l’énervement de Malcom), cette atmosphère faisant étrangement écho à celle que je suis en train de vivre… Je reprends donc le dialogue pédagogique avec sérénité car j’ai compris qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils disaient tant ils étaient emberlificotés dans la mémorisation pure. Exactement comme un lecteur en difficulté qui emploie toute son énergie à déchiffrer un texte écrit dans sa langue maternelle, au bout de sa lecture, il est épuisé mais n’a aucune idée de ce que peut bien raconter ce qu’il avait sous les yeux ! Pour les élèves, il fallait savoir coûte que coûte quitte à n’y rien piger – au moins, on montrera que l’on a travaillé. L’ambiance devient propice et comme par enchantement, chacun arrive à jouervraiment ses répliques ; enfin, ils accèdent à la réalité du texte, après avoir transpiré longuement, après l’avoir regardé de loin pour y plonger pour de vrai.

Mon erreur aura été celle d’un débutant. J’ai cru que ce texte était facile (phrases courtes, vocabulaire peu compliqué en liaison avec la leçon, situation crédible…). J’ai donc effacé d’autorité toute difficulté majeure, pensant qu’il suffirait de donner quelques petits coups de chiffons ici ou là, alors qu’il fallait faire le grand nettoyage de printemps. Ce n’est qu’en réalisant que la langue anglaise restait pour eux un langage « étranger » que nous avons pu commencer à travailler en cohérence. J’ai alors mieux saisi le calvaire que pouvaient endurer ceux qui se bloquent dès le départ dans l’apprentissage d’une langue étrangère. L’appellation de « langue vivante » prenait un sens bien réel, celui qui doit faire du cours de langue un lieu où l’on parle en anglais… avec toutes les maladresses, erreurs, tous les bafouillages, quiproquos que cela peut impliquer. Jean Foucambert, qui fut si décrié, disait – avec un certain humour – que pour apprendre à lire, il fallait lire. Eh bien, pour apprendre l’anglais, il faut parler anglais – avec la même conviction que lorsque l’on parle français. « Vaste programme ! » comme disait le Général.

Lectrice de rêve

Elle a lu plus de vingt-cinq fois le tome 5 des aventures de Harry Potter (1000 pages). Elle a lu dix fois Fascination de Stephenie Meyer. Elle a d’ailleurs présenté ce dernier livre cette semaine et c’est à cette occasion qu’elle a expliqué à la classe et à moi-même ses pratiques de lecture. Elle, c’est M., une élève de la 4e B, une très gentille jeune fille, très simple et pas démonstrative pour un sou. Il faut dire qu’elle a des dispositions intellectuelles d’un excellent niveau – elle est passée en 4e sans passer par la case 5e, ceci dans le plus grand naturel. Elle est parfaitement intégrée à la classe, a beaucoup d’amies et d’amis. Tout va bien pour elle. Elle est heureuse de vivre. Cela se voit.

Je dois dire que j’ai été soufflé quand elle a décrit ses pratiques de lecture. Je savais que l’on pouvait relire un livre quand on l’a aimé passionnément – on a alors la sensation de retourner dans un monde qui nous comprend – mais de là à multiplier ces allers retours avec des coefficients aussi phénoménaux, je n’y avais jamais pensé. Ce matin, encore intrigué, je lui demande ce qu’elle a lu hier soir – car bien entendu, elle lit comme on respire et ne regarde que très peu la télévision. « Ah, monsieur, hier soir, j’ai repris le tome 5 de Harry Potter, je l’aime particulièrement, j’en ai lu une centaine de pages. » Il fallait voir la tête des autres élèves, qui n’en croyaient pas leurs oreilles. Mais elle, M., déclarait cela avec tant d’authenticité qu’elle ne provoquait aucun remuement particulier de quelque auditeur que ce soit. Elle était vraie et sincère dans sa narration de lectrice. La discussion s’est poursuivie quelques instants, elle m’a alors confié avec une gentillesse délicieuse « qu’elle avait enfin compris un passage qui lui résistait depuis sa première lecture… ». J’étais tombé sous le charme discret de cette jeune lectrice déjà si aguerrie et rompue aux arcanes sémantiques du texte. Alors, me direz-vous, que faites-vous de ces données et de cette élève. Oh ! c’est très simple, je la laisse continuer son chemin de lectrice comme elle l’entend, elle saura parfaitement demander à la personne de son choix un renseignement lorsqu’elle le jugera utile. Ce que je puis faire, c’est profiter – au sens le plus noble – de son expérience de lectrice pour qu’elle motive ses camarades non lecteurs à entrer dans l’univers de la lecture et de l’écriture. Pour elle, je reste le professeur de français, celui qui est chargé d’appliquer le programme de 4e ; d’ailleurs, elle sait parfaitement qu’elle a à apprendre des notions qu’elle ne connaît pas – elle le fera sans doute avec plus de facilité que les autres, mais elle devra le faire – pour progresser dans sa connaissance du français en général. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est qu’au départ, elle a résisté de toutes ses force pour ne pas lire le livre de Stephenie Meyer – je précise qu’elle a lu les trois autres tomes dans la foulée – car c’est sa grande sœur, qui est au lycée, qui le lui avait suggéré. Ce n’est qu’en allant voir l’adaptation au cinéma qu’elle a senti qu’elle devait absolument découvrir l’œuvre originale. On notera au passage qu’il est plus dans les pratiques de lecture de passer du texte à l’adaptation cinématographique que l’inverse – c’est pourquoi certains élèves ont ce lapsus intéressant, parlant d’un livre : « Monsieur, je l’ai lu en film ! » - car une fois que l’on connaît l’histoire, quel intérêt y aurait-il à la « revoir » à nouveau ? La démarche de M. montre qu’elle a compris que le pouvoir du texte n’avait rien en commun avec celui de l’image – elle n’a vu le film qu’une seule fois – donnée à consommer avec gourmandise, certes, mais sans possibilité de la revisiter et d’y trouver de nouvelles interprétations (il faut mettre de côté les très grands films écrits par des génies (Griffith, Chaplin, Truffault, Hitchcock, Coppola, Ford, Almodovar, Bresson…) qui sont à leur manière de grands écrivains). Avoir compris à treize ans que le texte est inépuisable et contientune densité interprétative, c’est à coup sûr une rareté.

Aussi quand je retrouve ma classe de 3°A dans laquelle une bonne demi-douzaine d’élèves a remisé la lecture au rayon des objets périmés, je passe de la lumière au crépuscule. Crépuscule, c’est la traduction littérale de l’ouvrage de Stephenie Meyer, dont le titre anglais est Twilight. L’éditeur français lui a préféré Fascination, sans doute plus vendeur. Mais je ne me démoralise par pour autant, ma mission – si ce mot a encore un sens – c’est d’essayer de donner à chacun un peu de ce que l’on m’a donné avec générosité quand j’étais élève puis étudiant ; donner un peu – beaucoup quand je le peux – de désir, pour grandir avec

les textes comme amis à la vie à la mort.

Fascination (paru en 2005) raconte comment Bella Swan, dix-sept ans, va faire la connaissance d’Edward Cullen, un lycéen de son âge, d’une beauté singulière : c’est un vampire. L’histoire se déroule à Forks, une petite ville de l’Etat de Washington. Stephenie Meyer explique que l’idée originale lui est venue d’un rêve qu’elle a fait en 2003.

Troisième semaine : Des « Fragments » qui rassemblent

Ce fut une belle soirée. Inoubliable. Les deux responsables en sont Samuel Beckett et Peter Brook. Beckett pour les textes et Peter Brook pour la mise en scène. En matière de théâtre, on peut difficilement atteindre ce degré de perfection. La représentation intitulée Fragments regroupait cinq mini-drames inachevés joués en anglais – par trois acteurs anglais – et sur titrés en français. Un décor minimaliste, un jeu d’une puissance rare, une émotion où le tragique et le comique se mêlaient – un peu comme dans la vie.

Soirée inoubliable pour moi-même, mais aussi et surtout pour les dix élèves – comédiens de l’atelier théâtre du collège – que j’avais emmenés dans le cadre pédagogique de « L’école du spectateur » – la prochaine fois, nous allons voir L’Epreuve, de Marivaux… Ce sont des moments qui procurent le sentiment que ce que l’on entreprend n’est pas tout à fait inutile. Cette représentation était en fait ce que je n’aurais jamais espéré voir : une véritable leçon de théâtre. Non pas une leçon magistrale de laquelle on ressort assommé faute d’avoir eu le temps de respirer ou de réfléchir, mais une leçon qui donne envie d’apprendre encore et toujours, d’être curieux et interrogatif. Comment font ces trois acteurs – deux hommes et une femme – pour donner tant à voir, à entendre, à s’interroger avec cette économie de moyens. Comment font-ils dans ce morceau de bravoure où ils jouent uniquement par mimes et par gestes l’histoire de deux individus diamétralement opposés pour nous plonger dans le rire inextinguible avec leur posture clownesque et burlesque ? Ne pas parler et tout dire, n’est-ce pas là un paradoxe inexplicable au théâtre ? Beckett, déjà si économe, si concis en mots, ne veut-il pas nous signifier que les mots que nous utilisons parfois ne font que surligner avec emphase ce que tout le monde a compris dans un geste, une attitude, un regard, un gargouillement qui ne veut pas s’articuler et s’incarner dans une parole (Actes sans paroles II). Il fallait entendre la salle à bout de souffle dans son rire venu du fond des tripes, ce rire qui délivre de tous les maux, y compris le plus fatal. Une jeune femme au premier rang laissait s’écouler de sa gorge un rire cristallin, tout en cascades hoquetantes, joyeuses et vivantes comme les rires d’un jeune enfant qui découvre la beauté. Mais dans ce rire que nous célébrions tous – en fait nous y voyions notre caricature oscillant entre l’angoisse métaphysique et la vie vécue comme un simulacre sans signification – , il y avait la face cachée, l’ombre de l’humanité : la tragédie de sa condition éphémère : pourquoi se ronger les sangs ou bien se donner l’illusion de vivre alors que nous connaissons tous la fin de la pièce : ni exposition, ni intrigue, ni dénouement ; des rebondissements, des coups de théâtre peut-être, des quiproquos sans doute, mais pas de suspense.
Beckett dramaturge omniscient qui sait nous faire passer de la « foirade » comique au « dramaticule » – termes utilisés par Beckett – le plus tragique ( Fragment de théâtre I) lorsqu’ il met en présence deux clochards – ses personnages préférés – seuls au monde et condamnés à essayer de s’entraider, l’un étant un aveugle-musicien et l’autre un infirme amputé d’une jambe. On ne rit plus, on a même parfois le vertige quand on assiste impuissant à leurs tentatives difficiles de solidarité – et que revient toujours la volonté de l’un ou l’autre d’être celui qui a le pouvoir. Le pouvoir. Quelle dérision sous la plume acérée de Beckett ! Il met en pièces les dernières illusions humaines en exposant à nu notre incapacité à sortir de l’inertie de nos vies, notre vacuité, notre impossibilité à construire des relations humaines véritables. Beckett nous plonge dans les affres de notre existence, dans la noirceur de notre condition. La mort est notre malédiction. Et pourtant, bizarrement, quand nous quittons notre fauteuil, nous avons le sourire au lèvres, nous voudrions encore rester, tant nous étions bien. Etrangement bien.

Car nous avons éprouvé la catharsis, cette « purgation des passions », selon Aristote, qui nous permet de nous libérer du poids de notre condition ontologique. Le théâtre de Beckett, si sombre, nous avait redonné le goût de vivre…

Deux jours plus tard, quand nous sommes revus à l’atelier, nous n’avons pas abordé la représentation sous cet aspect-là – quoique ! – car les élèves n’ont pas plus de quinze ans… mais nous avons quand même pu discuter de ce langage si précis et économe qui nous mène droit à la recherche de notre vérité et peut-être de la vérité. Bien sûr, ils ont préféré les « foirades », ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été fortement marqués par les « dramaticules ». Je suis persuadé que ces moments de théâtre deviendront des références et des repères pour chacun d’entre eux, et ce tout au long de leur vie.
La grande force de Beckett, magnifiquement « relu » par Peter Brook, c’est son humanité, son empathie pour les personnages perdus, déboussolés, abandonnés à eux-mêmes. Il nous donne à voir ce que nous sommes, des êtres qui se cherchent, qui cherchent.
Et si le théâtre devenait un pilier de la culture au collège ?

- Arrête Antoine, tu crois au Père Noël.

Le collège, et après…

Les conseils de classe ont repris, pour le deuxième trimestre. En ce moment il s’agit des classes de troisième. Le conseil doit se prononcer – de façon provisoire – sur le choix d’orientation de l’élève. Trois avis sont possibles : favorable, réservé, défavorable. Trois mots qui vont influer sur l’avenir de chacun. La majorité des élèves demande une seconde générale. Ceux qui écopent de l’avertissement « réservé » passeront pour la plupart en seconde générale et technologique, les rares qui ont la mention « défavorable » devront faire un autre choix d’orientation : lycée professionnel pour un bac professionnel, CAP par le biais d’un apprentissage en alternance … Tous n’obtiendront pas satisfaction pour leur premier choix, ils se retrouveront dans des sections qu’ils n’auront pas réellement choisies… Ils auront l’impression de perdre leur temps. De ne pas apprendre ce qu’ils avaient envie d’apprendre. Ils abandonneront tout velléité de réussite et sortiront du système scolaire sans diplôme professionnel. Chaque année, ils sont quelque 150 000 dans ce cas.

Alors, dans ces conseils de classes de troisième, j’ai toujours à l’idée cette situation pérenne insupportable. Et je mesure l’importance de mes appréciations écrites et orales ajoutées à celles de l’ensemble de mes collègues. Je me dis aussi que ces élèves qui ont passé quatre ans au collège – que cela passe vite – sont pour certains déjà amers et désabusés car ils n’ont guère appris. Parmi ceux-là, il en est qui ont baissé les bras et ne font strictement plus rien, affirmant même crânement qu’ils ne liront aucun livre étudié en classe, pas plus qu’ils ne feront de travail personnel à la maison. Jamais je n’avais rencontré pareille attitude : revendiquer avec une certaine agressivité que lire ne représente aucun intérêt pour la vie qu’ils se sont tracée. Il faut avoir accumulé beaucoup d’expériences négatives, beaucoup d’aigreurs pour en arriver à cet acte de parole. La lecture vécue comme un tripalium – mot latin qui désigne un instrument de torture, et qui a généré le mot travail – dont on veut s’extraire définitivement. Comment en sommes-nous arrivés là ? J’ai cette question en tête pendant le conseil de classe. Ce n’est pas normal qu’un adolescent réagisse ainsi. Qu’il n’aime pas lire est une réalité qu’assurément nous rencontrons, mais qu’il en fasse son credo, voilà un projet bien singulier ! J’appelle cela un échec. Un échec pour l’élève, mais surtout un échec pour l’Ecole qui a réussi à ce qu’il cultive et fabrique ce rejet et ce dégoût de la chose scolaire, en particulier de la lecture, compétence centrale et transversale, outil de connaissance personnelle incomparable. On me rétorquera – je l’ai déjà entendu dans des stages de lutte contre l’illettrisme – que l’on peut très bien réussir dans la vie en étant dans la situation d’un illettré. Cette remarque avait été formulée par un stagiaire – c’était un stage de formation de formateurs – qui bien sûr n’avait pas de problèmes d’illettrisme ; il interprétait ce que lui avait dit une personne de sa connaissance qui disait-il avait réussi dans la vie – elle possédait une belle maison et était « riche »… Tant mieux pour elle. Mais la réalité n’est pas ainsi… Il n’est pas impossible que ce genre de discours tombe dans l’oreille d’un jeune adolescent en difficulté scolaire, il y puisera alors les arguments deson déni de lecture. Le problème est certes plus complexe, cependant l’attitude de l’environnement proche – amis, famille, professeurs – est capitale. Elle n’explique pas tout mais participe de l’intérêt que l’enfant puis l’adolescent va accorder à la chose scolaire.

Je l’ai déjà écrit, les conseils de classe sont souvent des chambres d’enregistrement qui entérinent des situations aux fondations anciennes. Proposer « défavorable, réservé, favorable », ce n’est pas satisfaisant. L’Ecole ne peut pas se résumer à ce constat sommatif. Pourtant certains pensent qu’il faut encore accentuer ce système en prônant l’abandon de la carte scolaire et la fin de la mixité sociale. Une bonne Ecole, pour eux, est une Ecole dans laquelle les réponses sont préférables aux questions, au sein de laquelle il est plus intéressant de creuser les inégalités plutôt que de chercher à les éradiquer. Cette Ecole-là, qui est en train de naître s’appelle une entreprise privée dont le seul intérêt est de faire fructifier les intérêts de ceux qui exècrent la devise de la République française.
Ce n’est pas la Félicité

Je dois dire que j’ai été sidéré par le comportement de ce garçon de quinze ans, élève de troisième. Les élèves de cette classe – une bonne classe au demeurant – terminaient un travail d’écriture que nous avions préparé dans les séances précédentes en essayant d’améliorer les brouillons successifs. L’objectif était de mettre l’accent sur la qualité de l’écriture – le style – en ayant au préalable cogité collectivement sur le sujet. Il s’agissait d’un travail en deux parties : le résumé de la nouvelle de Flaubert, Un cœur simple, que j’avais lue à haute voix, suivi d’une réflexion sur la solitude affective. Bref, un travail qui prenait sa cohérence si l’on reditque nous étudiions Toine et autre contes normands de Maupassant. Chacun possédait le même matériau, l’intérêt était donc de passer à la construction, à la mise en texte. Or, que me grommelle cet élève alors que je lui demande son travail, après avoir constaté qu’il avait rangé ostensiblement toute feuille et tout stylo dans son sac léger : « De toute façon, je vous le rendrai pas, vous pouvez pas m’obliger… »

Je tiens à redire qu’il ne s’agissait pas d’un travail qu’il fallait faire à la maison, mais d’un travail qui avait été préparé en classe, et ce de façon assez approfondie. On n’était donc pas dans le cas classique de l’élève qui « a oublié » son travail. Là, c’était une véritable revendication assortie d’un regard agressif qui me signifiait que mes prétentions d’enseignant, je pouvais les faire passer par pertes et profits (je reste poli). J’imagine que cette situation a été vécue par nombre d’enseignants, notamment dans des collèges difficiles – le nôtre ne l’est pas particulièrement ; j’insiste sur cet aspect – où la rébellion devient un « sport » permettant de récolter des médailles de combativité anti scolaire. Pour parler « sportif », j’avoue que j’ai été « séché » ; je ne m’y attendais pas. Dans son discours, cet élève assumait totalement son acte de parole, et ce n’est pas l’avertissement que j’ai inscrit dans son carnet de liaison qui y a changé quoi que ce soit. A ce propos, il est bon de signaler que son carnet, depuis le début de l’année, n’a jamais été signé par ses parents. Je l’ai bien fait remarquer autour de moi, mais cela n’a rien déclenché… Bref, cet incident m’a bien interrogé. En tout premier lieu, sur les sources de cette attitude. D’où cet adolescent tire-t-il cette autorisation – qui lui paraît légitime au nom dit-il de sa liberté – de se comporter comme un jeune malappris insolent dans le sens le plus péjoratif du terme ? Ce qui m’inquiète, c’est cette totale désinhibition devant l’adulte, considéré comme un élément superfétatoire. Comment cet élève en est-il arrivé là ? On peut penser que ce qu’il a montré sans aucune nuance sera connu et commenté par ses pairs – parfois comme une attitude à imiter. « Mais qu’est-ce qu’ils ont à vouloir nous faire travailler, ces profs ?Ils ne pourraient pas nous laisser tranquilles ? » Mon discours se veut aux antipodes d’une quelconque exaspération mettant en jeu un ego bousculé ou encore la litanie d’une vieille antienne quant à l’autorité qui n’est plus respectée (cf ; Socrate en son temps). Non, ce qui me paraît très inquiétant, c’est que de jeunes adolescents s’excluent sciemment de la communauté scolaire – qui est quand même une entité socialisante – en sachant parfaitement ce qu’ils font et les conséquences qui peuvent en découler. L’Ecole, pour eux, n’a plus aucun sens. C’est ce que formule autrement Philippe Meirieu lorsqu’il explique le comportement pénible, voire inadmissible d’un élève, en insistant sur le fait « qu’il n’a pas trouvé sa place dans la classe, l’établissement, l’institution ». Je n’excuse pas pour autant lecomportement de cet élève, mais sa morgue n’est pas le fait du hasard, elle s’est construite chez lui (dans sa famille), avec ses amis, à l’école… Il serait intéressant de savoir les idées de l’intéressé sur ce sujet. Sans doute viderait-il son sac de rancœurs et d’infortune sans plus de précautions avant de comprendre le sens profond de sa révolte ?

Il en va de même dans d’autres attitudes d’élèves, dans lesquelles le verbe s’avère insultant : « Ta gueule, toi ! » a récemment éructé un jeune élève à son professeur qui lui posait une question sur son travail. Toutes ces incivilités sont les signes précurseurs d’un grand malaise qui ne va cesser de croître en prenant desformes différentes, un malaise qui met en relief un délitement du lien social en opposant entre eux des groupes de la société qui, au contraire, devraient travailler ensemble. Demandons-nous quels sont ceux qui ont créé ces conditions détestables ? Demandons-nous quelles sont leurs visées ? A ce sujet, est paru en novembre 2008, un livre remarquable : Main basse sur l’Ecole publique, écrit par Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi, aux éditions Démopolis. J’en reparlerai.

Félicité : la servante au grand cœur, héroïne d’ «Un cœur simple »

Quatrième semaine : Traces d’école

Que reste-t-il dans la tête d’un élève après une heure de cours ? Au bout d’une journée ? D’une semaine ? D’un mois ? D’une année ? D’une scolarité entière ? Que reste-t-il de ses heures passées dans une classe ?
Un empilement de connaissances qu’il ne sait pas où ranger ; dont il ne sait que faire ? De vagues souvenirs éparpillés comme des feuilles mortes au gré du vent ? Des visages de professeurs, de camarades de classe? Des voix, des phrases, des formules ? Des réminiscences d’angoisses devant l’énoncé et la page blanche ? Une impression de vide, voire d’ahurissement d’être resté si longtemps dans cet univers ? La joie d’avoir appris en quantité et en qualité ? La volonté de continuer et d’approfondir ses connaissances en se spécialisant sous d’autres cieux ? Des regrets –d’avoir tardé à comprendre ce que l’on pouvait faire à l’école ? Ou peut-être aucune question, rien ?

Difficile de répondre à cette interrogation sans faire une enquête sérieuse sur des bases statistiques rigoureuses. Dans l’attente, on peut répondre en se référant à sa propre histoire scolaire… Que reste-t-il de nos chères études ? Que me reste-t-il de mes années d’école, de lycée, d’école normale, d’université ? « Une photo, vieille photo de ma jeunesse », répondrait le poète.

Je me souviens de figures marquantes, de camarades, de professeurs, de surveillants ; de moments de cours amusants, drôles, inquiétants, de moments forts lorsque le sujet s’était emparé de nos imaginations adolescentes, de moments – rares – de tristesse quand le cours était ennuyeux, sans vie, vide. Je me rappelle parfaitement mon entrée en sixième – c’était en 1964 – lorsque le principal du haut du perron du lycée nous harangua comme un général romain devant ses légions : « Et je vous le répète, qui bene amat, bene castigat : qui aime bien châtie bien». J’étais tétanisé, me demandant avec appréhension dans quelle prison j’étais tombé. Mais de prison, il n’y en eut point, malgré la vie d’internat. Ce fut difficile sans être impossible. J’aimais travailler, j’aimais écouter, j’aimais prendre la parole, j’aimais chanter les chansons de Charles Trenet pendant le cours de musique. Le professeur d’histoire nous racontait la guerre de 14-18 à la manière d’Alain Decaux, avec l’hyperbole en bandoulière. J’aimais les longues heures d’étude que la lecture occupait avec constance. Nous fêtions la saint Charlemagne, il y avait un banquet avec les édiles et nous avions droit à notre verre de vin. Sacré Charlemagne !

Je pourrais égrener longtemps mes souvenirs, ce n’était pas mon propos initial, seulement la mémoire a vite fait de ressortir de son cartable les cahiers, les vieux cahiers de la jeunesse. Les mémoires ne se ressemblent pas ; heureusement. Les élèves de 2009 vivent le moment présent, ils le consomment –avec tout ce que ce mot peut contenir d’aspect péjoratif – sans penser à autre chose. Dans vingt ans, qu’en restera-t-il ? Des photos numériques oubliées sur un support obsolète…

Julien Gracq dans Lettrines 2, publié en 1974, évoque – avec quelle hauteur ! – quelques souvenirs de son lycée de Nantes, vers 1925 : «Vers 1925, au lycée de Nantes, et au niveau le plus élevé, je veux dire dans le second cycle des classes littéraires, la poésie était l’objet d’un débat scolastique aux formes fixes : ce débat n’admettait que trois options : le Lac, le Souvenir de Musset et la Tristesse d’Olympio : aiguillés sans alternative par nos Morceaux choisis vers la trinité de ces voies de garage parallèles, de poésie, nous parlions faux à ravir, aussi innocemment qu’on parle du nez, mais avec passion et à longueur de jour. »
Ce « nous parlions faux à ravir » est un trait de génie qui éclaire tout ce qui peut constituer les pensées d’un jeune adolescent de cette époque : la certitude de lui-même. Est-ce aussi vrai aujourd’hui ? Sur quoi s’appuie la génération des années 2009 ? Quelles sont ses lectures ? Quelle est sa culture ? Assurément, des fractures, des failles se sont produites. Pour autant faut-il se désoler sur la disparition d’un soi-disant âge d’or ? Je persiste à penser que chaque élève rencontre dans sa vie scolaire un éducateur – au sens plein du terme – qui lui donne des clés pour ouvrir une ou des portes, pour grandir et apprendre à être un peu de ce qu’il est. Il reste toujours quelque chose auquel il pourra se raccrocher – c’est du moins ce que j’espère. Car je sais qu’il est des situations désespérées, tragiques, desquelles l’enfant, l’adolescent ne pourra sortir, faute d’avoir pu accrocher sa main à une autre main.

Qu’as-tu fait de ta journée ?

Huit heures. Je commence par deux heures avec les 3°B. Je rends les rédactions terminées en classe la semaine dernière. Le sujet comportait le résumé d’un texte lu à voix haute (Un cœur simple) auquel s’ajoutait une réflexion sur les animaux de compagnie et la solitude affective. Le travail de correction est copieux et varié ; les élèves semblent être pris par le sujet ; la conclusion élargit le débat sur les vertus thérapeutiques des animaux – les chevaux, les poneys, les dauphins – auprès des enfants notamment. Je termine par la relecture du passage où Loulou, le perroquet de Félicité, est l’attraction de l’entourage de Mme Aubain ; comment il devient celui qui révèle les personnalités. La seconde heure est réservée à la fin du travail sur le conte de Maupassant, Toine. Nous mettons en commun le travail de groupe effectué sur les deux thèmes suivants : l’animalité, d’une part et la destruction, la déchéance et la mort d’autre part. Les élèves sont frappés par la métamorphose de Toine, qui s’animalise progressivement jusqu’à couver des œufs… Dans ce processus morbide, rôde la mort. Ils voient maintenant Maupassant d’un autre œil. Ils comprennent que le texte est mille fois plus riche que le film, aussi bon soit-il.

Dix heures. Après une courte pause, j’ai une heure sans cours. Je termine la préparation du conseil de classe de la 4° B dont je suis le professeur principal. Analyse des résultats chiffrés et des appréciations, puis synthèse pour chaque bulletin. Sans oublier la vérification des fiches de liaison sur lesquelles les familles et les élèves ont exprimé leurs demandes pour l’année prochaine.

Onze heures. Cours avec les 4°B. Présentation de livres par les élèves. Le rituel est bien rôdé. Aujourd’hui, nous avons droit à deux exposés de grande qualité. Premier livre : Et après… de Guillaume Musso ; le héros, après avoir vécu l’expérience de mort imminente, se retrouve confronté à la vie, une vie qui ne va pas être de tout repos. Le second est un beau récit véridique, Si tu veux être mon amie de Mervet Akram et Fink Sha'Ban , qui raconte la correspondance, sur fond de conflit israélo-palestinien, entre deux adolescentes, l’une palestinienne, l’autre israélienne. Un jour, elles vont se rencontrer physiquement. Les questions des élèves, qui ont été très attentifs, permettent d’aller plus loin dans chacun des livres présentés. Je suis content de cette séance qui a mis la lecture au centre du travail scolaire.

Il est midi passé. Je rentre à la maison déjeuner. Cette coupure géographique me permet de reprendre des forces pour l’après-midi et la fin de la journée. Reprise des cours à deux heures. Je vais avoir trois heures de cours avec la 4°A. La première heure (« vie de classe ») est consacrée au conseil de classe qui va se dérouler en fin d’après-midi. J’essaie de faire en sorte que chacun prenne la parole au moins une fois ; j’utilise les « fiches de liaison 3° » pour engager la discussion. Parler de ce qui va se passer l’an prochain enclenche l’anticipation et la participation. Nous faisons aussi le point sur le travail, les résultats et le comportement. Ce n’est pas de tout repos. Les élèves perturbateurs ont beaucoup de mal à reconnaître leur attitude peu sociale. C’est parfois éreintant et irritant de devoir argumenter devant ce déni des faits. Finalement , cette heure aura été fructueuse car nous avons ouvert tous les dossiers qui fâchent, tout en mettant en valeur ceux qui fonctionnent bien.

Il reste deux heures pleines. Nous rattrapons d’abord le retard pris dans la présentation de livres. Les allumettes suédoises de Robert Sabatier et La sorcière de midi de Michel Honaker – lecture plutôt réservée à la sixième – sont à l’affiche. Le premier exposé montre l’élégance et la sensibilité de Robert Sabatier à travers le parcours d’Olivier, enfant poète et solitaire, en quête d’affection. Le second exposé n’arrive pas à convaincre l’auditoire car le travail méthodique n’a pas été réellement effectué ; mais ce que les élèves entendent les incitent quand même à poser des questions, notamment sur la signification du titre… Nous passons sans plus attendre à la poursuite de la séquence consacrée au théâtre. Nous travaillons sur un monologue de Jean-Michel Ribes extrait de Monologues, bilogues, trilogues, trilogues. Le propos est de l’apprendre pour le jouer, ceci par groupe de quatre. Mais auparavant, il est indispensable de le décrypter. Les élèves l’ont tous lu au premier degré et pensent que le narrateur est vraiment paranoïaque (nous avons expliqué ce terme qu’ils « connaissaient sous sa forme abrégée) alors que les situations vécues montrent de toute évidence qu’ils s’agit d’une parodie de paranoïa, avec notamment des clins d’œil appuyés dans l’antiphrase : « Je lisais un livre léger, distrayant, un livre de Kafka. Un humoriste tchèque, un homme qui savait rire. » Une fois cette confusion levée, l’apprentissage semble beaucoup simple à tous car l’intention de l’auteur a été mise à jour : faire rire d’une maladie mentale épouvantable ! Le cours se termine, chacun commence déjà à répéter sa partie de texte avec enthousiasme.

A peine cinq minutes de pause et c’est reparti pour deux conseils de classe : deux classes de quatrième. Il y en a pour trois heures. J’y reviendrai plus tard. Huit heures. Fin de partie. Je rentre à la maison. Je sais pourquoi je suis fatigué. Après un dîner rapide, je devrai me mettre à jour pour mes cours de demain. Et je repense à cet ami qui me dit régulièrement :

- Alors Antoine, pas encore en vacances ?

L’écume des jours

Nous arrivons à la fin du mois de mars. Trois mois nous séparent de la fin du mois de juin. J’ai l’impression de n’avoir pas vu défiler les jours. Comme si j’étais emporté dans une coulée qui ne permet pas de se poser, de s’arrêter sur une rive amie sur laquelle s’asseoir en toute simplicité. C’est un sentiment que j’ai déjà évoqué. Aujourd’hui, il me semble que sa croissance s’est amplifiée, qu’elle va continuer sur son erre jusqu’à ce que l’estuaire – ou le port d’attache – soit en vue. Si mes souvenirs de débutant me laissent une impression de temps allongé baignant dans une relative insouciance, la période actuelle – depuis une dizaine d’années – me plonge dans un tourbillon de questions existentielles qui ont pour lieu commun le sens de mon métier d’enseignant. Est-ce ma perception des enjeux de l’Education qui s’est accrue face aux périls qui la menacent ? Est-ce tout simplement l’âge, qui resserrant les mailles du temps, m’oblige à modifier mon regard ? Est-ce cette impression désagréable de voir ces jeunes adolescents glisser petit à petit dans une culture qui brasse le vide comme un concept définitif ? Je ne sais pas. Je ne joue pas à celui qui, ayant alourdi ses épaules du poids des ans, se met à pérorer sur la jeunesse qui n’a plus de valeurs, sur les institutions qui se délitent. Il n’y a pas à pérorer, il y a juste à constater l’ampleur des dégâts.

Les agressions verbales les plus insultantes, les propos les plus vulgaires, les attitudes les plus insolentes fleurissent désormais dans tous les collèges, sans exception. Dire « Ta gueule » à un professeur ou bien s’accorder le droit de ne pas rendre un devoir fait en classe relève presque de la banalité. Il n’y a pas de plainte – au sens pleurnichard du terme – dans mes propos, mais seulement une question inquiète sur les explications à donner à ces prises de parole à l’emporte-pièce, à ces comportements de refus obstiné. D’où vient le fait que ces adolescents s’autorisent à entrer dans le pulsionnel le plus débridé, quitte à s’y perdre avec pertes et sans profits ? Pourquoi une élève de onze ans, qui est en sixième, passe-t-elle l’heure entière à provoquer ostensiblement le professeur en cherchant son élastique à cheveux tout en proférant de façon vulgaire – elle jure comme un charretier – des réponses sans signification ? Je ne suis pas sociologue, j’imagine cependant qu’il y a un faisceau de raisons pour expliquer ces postures qui se banalisent. Bien sûr, ces dérapages non contrôlés ne sont pas légion, il n’envahissent pas la sphère scolaire. Toutefois, ils font leur chemin, tout doucement, d’abord en catimini et puis maintenant au grand jour. Il y a comme un effet « boule de neige ». Dans l’histoire, il est patent que ceux qui, au bout du compte trinqueront, ce sont ces adolescents qui, lorsqu’ils se retrouveront dans un monde sans école, au contact du principe de réalité, auront beaucoup de mal à recoller les morceaux éparpillés au grand large… Mais c’est finalement l’ensemble de la société qui aura à « gérer » ce malaise… l’Ecole ayant été le dernier maillon du parcours éducatif de ces adolescents, chiens perdus sans collier. Plus grave encore, les agressions physiques – rarissimes heureusement – dont sont victimes des personnels éducatifs.

« Je suis libre ; je fais ce que je veux. » Cet argument revient souvent dans le discours de ces jeunes adolescents. Pour eux la liberté ignore l’altérité, elle cultive son propre égoïsme, son propre aveuglement, elle n’a que faire de la notion de respect au sens le plus simple du terme. A l’écoute de leurs pulsions les plus reptiliennes, ils nient toute approche de la complexité et pensent que leur avis est le seul qui puisse être recevable. Ces rois sans couronne, ces dictateurs d’opérette sont nés des entrailles de notre société. Notre Ecole, de plus en plus marchande et concurrentielle, – imitant en cela la société libérale (« je suis libre, je fais ce que veux ») – , est devenue contre son gré la courroie de transmission d’un monde privé de sens, d’un monde privé de ses sens.