Journal de bord 2008-2009 |
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Je vous écris du collège, par Antoine Sévigné
Voir le journal de bord de septembre à février JUIN 2009 Résister Aujourd’hui, je mesure mieux le travail accompli par nos aïeux pour défendre des valeurs auxquelles ils croyaient, et pour assurer à leur enfants une vie meilleure que celle qu’ils avaient connue. Je pense à mon père, à son père, à son grand-père. Ils avaient compris l’importance de l’Ecole, du savoir, de la transmission aux générations. Le travail ne leur faisait pas peur, ils auraient bien voulu aller plus longtemps à l’école, mais la terre, à cette époque avait besoin de bras. L’attrait du savoir n’en était que plus grand. C’est ainsi que mon père, devenu autodidacte, me fit découvrir Nietzsche et Pascal – entre autres – quand j’avais à peine onze ans. Cela marque un enfant pour la vie. De la Princesse de Clèves au Prince de Vérone Par bonheur, il existe dans cette atmosphère zébrée d’éclairs, quelques moments de beauté. Ainsi ce matin, avec cette classe de troisième particulièrement difficile, les élève sont lu la scène 1 de l’acte III de Roméo et Juliette. C’est la scène où tout bascule, où le destin implacable vient ruiner les chances d’apaisement entre les deux clans antagonistes de Vérone. Une rixe violente éclate ; elle va se transformer en tragédie avec la mort de Mercutio (tué par Tybalt) puis de Tybalt (tué par Roméo), morts suivies du bannissement de Roméo. « Le banni d’ici c’est le banni du monde / Et l’exil du monde est la mort ;… » crie Roméo à Frère Laurent. Le silence était bien palpable dans la salle de classe. Je pense que beaucoup d’élèves étaient « dans » la scène. Ils sont très sensibles à ces deux notions incompatibles que sont la justice et la vengeance. Ils en voyaient là le résultat : la pulsion de vengeance n’apaise personne, elle ne fait qu’aviver les blessures et les approfondir. Seule la médiation de la justice, incarnée par le Prince peut avoir une chance de trouver un modus vivendi pour recouvrer le bien commun qu’est la paix civile, espace essentiel pour cultiver la liberté. La médiation de la justice et de l’équité sont fréquemment bannies de notre réflexion. N’entendons surtout pas là, la notion de laxisme ; c’est tout le contraire. La justice n’a pas à être douce ou dure, elle doit être juste. D’où la complexité de son établissement. Les deux parties doivent, à l’issue du verdict, ne pas se sentir flouées. C’est bien cet équilibre – par définition toujours en mouvement et donc imposant une réflexion permanente – qui régule le flux des pulsions dans une société qui est en train de se perdre. Pour que les lézardes ne deviennent pas des failles, peut-être serait-il bon de repenser les chemins de la médiation. Dans une autre pièce qui s’écrit actuellement, le « Prince » s’obstine à diviser, à opposer plutôt qu’à concilier. Il pourrait peut-être lire Roméo et Juliette. L’orthographe avec Annie Ernaux J’avais préparé une séance d’orthographe un peu inhabituelle, dont le prétexte était l’entraînement à la dictée du brevet des collèges. Mon objectif était de travailler sur le statut de l’erreur et les stratégies à mettre en œuvre pour débusquer et corriger ces erreurs. Le protocole était simple. Je dictais une phrase ou deux – en fonction de leur longueur respective – et un élève désigné ou volontaire allait au tableau pour écrire sa phrase ; ensuite un autre élève – ou plusieurs – venait au tableau pour identifier et corriger des erreurs éventuelles ; enfin, je faisais la synthèse en reprenant – si nécessaire – certains points grammaticaux. Le résultat a dépassé mes espérances ; non seulement chacun s’est piqué au jeu, mais encore tous – y compris les plus rétifs à l’orthographe – sont sortis du bois pour poser des questions toutes pertinentes. Qui plus est – après auto évaluation – beaucoup étaient satisfaits de leur travail, et semblaient avoir repris confiance en leurs capacités quant à l’écriture de leur langue… Je remercie intérieurement Annie Ernaux du bonheur simple qu’elle m’a permis de vivre. J’ai ressorti son beau livre, si intense et acéré, qui dit tout le combat de celui qui voulait conquérir sa « place » dans la société. Dans une barrique de pommes Ce matin, avec les quatrièmes, nous avons lu le chapitre 11 de L’île au trésor intitulé : « Ce que j’entendis dans la barrique de pommes ». Les élèves connaissent le texte pour l’avoir découvert en lecture cursive personnelle, puis à travers le portrait du « maître coq » Silver, mais cela n’est pas suffisant pour qu’ils se le soient appropriés. Sans entrer dans des aspects purement techniques, ils sont pour la plupart, timorés pour dire les mots de Stevenson. Et pourtant le héros est un garçon de leur âge, même un peu plus jeune, Jim Hawkins – mais qui raconte son histoire lorsqu’il est devenu adulte , donc avec un style élaboré… L’épisode raconte comment le jeune garçon, embarqué sur le navire « l’Hispanolia » va découvrir que le fameux Long John Silver n’est pas un « maître coq », mais un fieffé flibustier qui est sur le point – avec ses acolytes – de s’emparer du bateau et de l’équipage, pour ensuite s’approprier le trésor caché sur l’île. Quelle plus belle cachette que celle de cette barrique de pommes quasi vide dans laquelle Jim doit séjourner pour ne pas être vu des pirates ! Il doit trembler dans son abri de fortune, mais sa curiosité l’emporte sur la peur, il éprouve son courage et la maîtrise de ses nerfs. C’est un peu la même chose pour mes lecteurs de fortune – « gentilshommes de fortune », dirait Long John Silver, désignant par cette expression ses complices couturés de cicatrices et de balafres. Les élèves éprouvent leur voix, cachés dans leur « barrique » personnelle, qui les protège de la réaction des autres. Et pourtant, ils n’ont qu’une phrase à prononcer, puisque la consigne est de passer le relais après chaque propos délimité par une majuscule et un point. Le principal écueil est tout bête : ils n’ouvrent pas la bouche ! Peu d’air, peu de vibrations, peu de son. Lire à voix haute est très difficile. Une phrase comme : « On peut se figurer ce que j’éprouvai en entendant cet infâme vieux fourbe employer avec un autre les mêmes termes flatteurs dont il avait usé avec moi. »,est remplie de chausse-trapes articulatoires, sa construction au phrasé élégant peut en démonter plus d’un. Cependant chacun lit, comme il peut : ça coince, ça bloque, ça dérape, ça bégaie, ça saute des mots, des lignes, ça hésite devant un mot rare – pour eux – comme « prêcher » : « Tu prêches comme un curé » ou bien des expressions comme : « Nous sommes des matelots de gaillard d’avant », mais la lecture avance tant bien que mal ; il y a une construction commune pour hisser les voiles et trouver le vent signifiant. Il faut transpirer pour ce type de lecture. On ne dira jamais assez que le corps est engagé dans la lecture orale : les muscles font un travail de tous les instants – pensons à ceux des yeux – mais aussi à tout l’appareil respiratoire… ce que les élèves ne savent pas faire. Rien d’anormal vu la place accordée au théâtre, à l’expression théâtrale dans les collèges. Le cours d’éducation musicale est sans doute ce qui permet à beaucoup de connaître un peu leur voix et sa source. Chanter développe le souffle et son contrôle. On a trop longtemps voulu cantonner l’étude des textes littéraires dans le simple examen de la narratologie ou de la stylistique, de la lecture analytique – pour jargonner. Un texte est beau aussi parce qu’il contient une musique, une mélodie, une petite phrase musicale qui émeut au fond des tripes sans que l’on s’en rende bien compte de prime abord. Un texte bien écrit c’est un corps de chair et de sang, de larmes et de joies, c’est un empilement de feuilles noircies de signes noirs qui soudain se métamorphose en une multitude de personnages plus vrais que nature sous l’effet d’une alchimie primitive. Faire entendre aux élèves cette musique intérieure, ce n’est pas une lubie impossible, c’est au contraire une exigence qui permettra par la suite de se sentir en harmonie avec le texte pour le connaître et l’étudier vraiment, avec une méthodologie qui n’aura rien de plaqué ou de superficiel. On raconte qu’Alexandre le Grand était capable de réciter par cœur les milliers de vers de L’Odyssée. Si cela est vrai, on peut penser avec quelque raison qu’il avait accédé au principe créateur de l’œuvre d’Homère, l’aède prodigieux. Le texte des grands auteurs, pour devenir un allié, doit avoir été exploré de mille manières, et la médiation de la voix en est une. Donnons aux élèves des situations pour « dire » les beaux textes afin qu’ils entendent les voix de ceux qui les ont écrits pour ceux de leur époque, mais plus encore pour ceux qui ne vivaient pas encore. A cran A force de tirer sur les ficelles, même les marionnettes perdent toute leur fraîcheur, et Guignol n’est plus qu’une poupée déchue, brisée, tous ses membres éparpillés derrière le castelet bariolé de ses rêves. Les enfants sifflent leur colère et lancent au pantin disloqué leurs quolibets en forme de crachats. Le clown est mort La laïcité en péril de mort En 2009, l’aspect sanglant et meurtrier s’est effacé mais il y a toujours deux groupes qui s’opposent, quel que soit le lieu de l’affrontement. Quoi qu’on en dise, 1905 n’a jamais été digéré par un grand nombre de personnes attachées à une certaine idée de la société – dans laquelle la religion joue un rôle séculier et pas seulement temporel. Les récents reniements des plus hauts responsables de la République en sont un excellent exemple. Détricoter petit à petit le maillage tissé par des générations de républicains et de démocrates pour que revienne à nouveau le temps où « le prêtre était au-dessus de l’instituteur dans la transmissions des valeurs » est le projet désormais montré au grand jour des autorités les plus hautes. Des associations telles que : « Enseignement et libertés », « SOS Education », « Créer son école », « CLE- Catholiques pour les libertés économiques », « ILFM : Institut libre de formation des maîtres», « Famille et libertés », « Mission pour l'école catholique », etc. travaillent ensemble depuis plus de quinze ans pour que l’Education nationale disparaisse en tant que gardienne et passeuse des principes républicains inscrits au fronton des écoles ( primaires…) et des mairies. Ils abhorrent cette école laïque qui selon eux a fait baisser gravement le niveau scolaire. Le président de SOS éducation n’y va pas avec le dos de la cuiller quand il énonce : « Il n'y a d'espoir que si l'Education nationale se trouve menacée dans sa survie par la concurrence d'un grand secteur éducatif libre». Et de citer l’exemple des Etats-Unis, où, rappelons-le, le créationnisme a droit de cité dans maints établissements. Ces mouvements, derrière lesquels s’agite parfois l’Opus Dei, ne seraient pas réellement inquiétants s’ils n’étaient relayés par des hommes politiques de premier plan. C’est ce que révèle le livre Main basse sur l’école que j’ai évoqué il y a quelque temps. Ainsi Jacques Garello, responsable de l’ALEPS, « association pour la liberté économique et le progrès social » - ça ne s’invente pas – a-t-il établi un « Guide du candidat » lors de l’élection présidentielle de 2007, où l’on trouve les points suivants : « Suppression de la carte scolaire et sélection à l'entrée des établissements scolaires et universitaires / liberté totale de l'ouverture de classes, d'établissements, et du recrutement d'enseignants et de personnel administratif par contrat privé / suppression progressive du budget de l'Education nationale et du statut des enseignants fonctionnaires / autonomie totale des établissements en matière de programme, de personnel et de contrôle des connaissances… » Il ajoute, s’adressant au futur président, qui se mettra – en appliquant son programme – à dos tous les défenseurs de la laïcité : « Mais vous allez aussi sauver la jeunesse et, avec elle, l'avenir du pays » ! Inquiétant guide qui attribua au programme du futur président la meilleure note ! Que s’est-il passé depuis dans le paysage éducatif français ? Etrange, n’est-ce pas ? Quelle coïncidence… Fin 2007, le désormais Chanoine de Latran, dans son discours avance que : «La laïcité n'a pas le pouvoir de couper la France de ses racines chrétiennes. Elle a tenté de le faire. Elle n'aurait pas dû ». On pourra reprocher à l’auteur de ces lignes de « faire de la politique » dans une rubrique intitulée « L’école au quotidien ». Si faire de la politique, c’est se préoccuper de la vie de la cité – selon le sens originel du mot – alors oui, je fais de la politique, étant bien obligé de constater sur le terrain que je ne peux plus – avec mes collègues – travailler convenablement tant la pression et les pressions deviennent permanentes et pathogènes. De la lecture Comment ne pas être d’accord avec lui ? Comment ne pas partager sa réflexion ? Notamment lorsqu’il remarque de façon pertinente que « la bibliothèque est l’équipement culturel favori des Français » ; ce qui devrait nous réjouir, pourrait-on penser ; mais notre enthousiasme est vite raboté quand il précise « que le public est essentiellement étudiant et appartient en grande partie aux classes moyennes alors que la bibliothèque a été créée pour les plus démunis ». De la lecture (suite) Bien sûr, tout le monde n’a pas un père comme Daniel Pennac – rappelons quand même que dans on dernier roman Chagrin d’école, Pennac raconte combien sa scolarité fut chaotique – pour enraciner des images profondes et puissantes du lecteur en situation. Chacun a son histoire, sa trajectoire, comme autant de possibles à réaliser. L’important, c’est la graine à mettre en terre. Le jardinier sait que ça ne marche pas à tous les coups, que ça ne « lève » pas systématiquement, et qu’il faut alors semer à nouveau, sans oublier de respecter la saison propice, ainsi que les soins à apporter à cette future plante. De la lecture (encore) Qui pourrait mieux en parler qu’Henry Miller. Il suffit d’extraire quelques lignes de son ouvrage Les livres de ma vie, pour s’en convaincre. D’abord, un préambule inhabituel qui relie le livre à un monde élargi : « Les livres font partie de la vie au même titre que les arbres, les étoiles et le fumier. », assertion qui permet de situer le livre dans un ensemble qui s’appelle la vie… Ensuite une interrogation suivie d’une réponse lumineuse : « Qu’est-ce qui rend un livre vivant ? Voilà une question qui se pose souvent ! La réponse me paraît toute simple. Un livre vit grâce à la recommandation passionnée qu’en fait un lecteur à un autre. Rien ne peut étouffer cet instinct fondamental de l’homme. Quoi qu’en puissent dire les cyniques et les misanthropes, je suis convaincu que les hommes s’efforceront toujours de faire partager les expériences qui les touchent le plus profondément. » Comment ne pas partager cette analyse qui découle de la pratique de l’auteur de Printemps noir ? Henry Miller poursuit sa réflexion : « Les livres sont une des rares choses que les hommes chérissent vraiment. Et les esprits les plus nobles sont ceux-là aussi qui se séparent le plus facilement de leurs chères possessions. Un livre qui traîne sur un rayon, c’est autant de munitions perdues. Prêtez et empruntez tant que vous pourrez, aussi bien livres qu’argent ! Mais surtout les livres car ils représentent infiniment plus que l’argent. Un livre n’est pas seulement un ami, il vous aide à en acquérir de nouveaux. Quand vous vous êtes nourri l’esprit et l’âme d’un livre, vous vous êtes enrichi. Mais vous l’êtes trois fois plus quand vous le transmettez ensuite à autrui. » Voilà. Tout est dit. J’ai tenu à inscrire cette longue citation d’un géant de l’écriture parce qu’elle synthétise parfaitement la complexité de l’acte d’enseigner … la lecture. L’attelage de ce verbe et de ce substantif semblent d’ailleurs tellement incongrus… Par provocation, on pourrait dire que l’Ecole d’aujourd’hui est le lieu où cette transmission a le moins de chances de se réaliser ! L’esprit de compétition et la culture de la concurrence qu’on y véhicule à doses de moins en moins homéopathiques sont des poisons redoutables qui dissuadent d’accéder à cet univers des livres, intégré dans un ensemble infini, au sein duquel l’être humain se met en quête de son « inaccessible étoile ». Le livre y est souvent présenté comme un outil qui va servir à obtenir des résultats, un examen, un concours ; jamais comme un élément constitutif de l’identité et de la culture des humains. Le « système » a matérialisé le livre, l’a vidé de sa substance humaniste. Inutile de « rompre l’os » pour y trouver « la substantifique moelle », il n’y a plus dans la logique de ce système qu’une armature sans saveur. Propos excessifs, sans doute, mais qui ne doivent pas être mis sous le coude. Les discours lénifiants que les élèves peuvent entendre sur l’importance de la lecture ne leur sont d’aucun secours ; ils les dissuadent à coup sûr de tenter la découverte de cet univers à portée de main. Aussi, toutes les actions – et elles sont nombreuses – pour faire apparaître la lecture comme un constituant de la vie doivent être multipliées ( même si parfois elles s’avèrent être pénibles comme pour l’écrivain Robert Bober intervenant dans une classe de collège mal « préparée » par son responsable – cf Télérama n° 2773 – et qui se retrouve au milieu d’une classe irrespectueuse de sa volonté de transmission, lui l’enfant juif caché pendant l’Occupation, qui n’a pu lire son premier livre qu’à l’âge de vingt ans car son copain d’école avait qui il partageait le livre prêté par le maître : Les Aventures de Tom Sawyer « …est parti avec le livre sous le bras. Il n’est jamais revenu. Il a été déporté. »). Jean-Paul Kauffmann, dans ses geôles libanaises, a pu échapper à la folie grâce à la lecture. Il connaissait par cœur des passages entiers de ses textes et poèmes préférés, et se les « lisait » dans sa tête. Cette nourriture-là lui a permis de ne pas mourir au monde des signes, elle l’a « prémuni du désespoir ». Ils ont assassiné Freinet Peut-être est-ce dû à l’âge et à une nouvelle façon de voir et de vivre le métier d’enseignant ? Mais plus simplement, cela est peut-être causé par la nouvelle atmosphère qui règne déjà dans l’encore Education nationale. Sur le terrain, chacun ressent cela ; pas seulement intellectuellement, mais aussi très physiquement. Certains collègues sont marqués, comme des boxeurs qui ont encaissé un uppercut ravageur ; ils errent dans les couloirs et la salle des professeurs, abattus et quelque peu déprimés. La médecine du travail – que nous ne voyons que très rarement, je l’ai vue deux fois en plus de trente cinq ans – a révélé que désormais, ce ne sont plus les maladies musculo-squelettiques qui sont la cause première des arrêts maladies mais les maladies liées à la santé mentale (dépressions, stress, troubles mentaux…), ceci pour l’ensemble des métiers et activités. Ce fait me semble particulièrement inquiétant. Une société qui devient ainsi psychologiquement malade est une société qui se fragilise autant qu’elle se durcit et se sclérose. L’Ecole n’échappe au constat. Stress et dépression viennent d’un déficit – parfois d’une absence – de conversation, de dialogue, d’ignorance d’autrui et de son travail. Dans le collège, c’est ce qui arrive. Que ce soit entre la direction et les enseignants, entre les enseignants eux-mêmes, entre les élèves et les enseignants, entre les élèves. Pour les élèves, la moindre discussion qui s’envenime dérive de plus en plus souvent en pugilat sévère : coups de pieds, coups de poings, et ceci au vu et au su de tout le monde. Les adultes, eux, ne se tapent pas dessus, ayant intégré quelques règles de savoir-vivre mais ils n’en pensent pas moins parfois, et la violence cette fois-ci passe par certaines paroles blessantes ou bien des attitudes qui sont explicitement dépréciatives. Cerise sur le gâteau, l’autoritarisme refait son apparition comme palliatif de carences anciennes. Entre profs règne néanmoins une certaine solidarité, mais on sent bien que cette belle apparence d’union pourrait s’écrouler au premier coup de vent sévère ; tirer son épingle du jeu deviendrait la priorité. Bientôt on communiquera systématiquement par l’Internet. Déjà, le CNED (Centre National d’Enseignement à Distance) – missionné par le ministre – met sur le Net des « cahiers de vacances » ainsi que des cours qui vont du primaire au lycée. Cette initiative n’est pas en soi négative mais on voit bien que l’on veut résoudre les problèmes posés à l’Ecole publique – surtout – par la technologie tous azimuts, comme panacée. On a compris le calcul… Certains s’en réjouissent, ils prennent ainsi une revanche jubilatoire sur ces ergoteurs que sont les pédagogues. A bas Freinet ! Vive les méga octets ! La Fontaine, pour se « désaltérer » Générations J’ai eu la chance d’avoir un père (né en 1906) qui a quitté l’école très jeune pour aider à la ferme paternelle ; il en gardait une amertume profonde, lui qui rêvait de littérature et de science, de beauté et de sacré. Devenu autodidacte fervent, il m’a transmis l’impérieuse nécessité de la culture comme souffle essentiel dans la vie d’un être humain ; ainsi l’école a pris immédiatement un sens pour le jeune chien fou que j’étais. Du plus profond de mon cœur, je lui dédie ce journal. MAI 2009 Théâtre au collège Lire Roméo et Juliette en 2009 En mai, fais ce qu’il te plaît Eloge du point d’interrogation Eduquer et instruire Utopie pour le collège Bernard Stiegler L’arbre perdu En vrac Lundi noir Lettre à Stevenson et à Mme de Lafayette
AVRIL 2009 Cadran solaire L’heure d’été : c’est le titre d’un beau film d’Olivier Assayas ; c’est aussi une réalité horaire qui ne me convient pas du tout. Ce décalage absurde de deux heures avec l’heure solaire est une insulte aux rythmes biologiques de chacun, en particulier ceux des élèves. Chaque année, il faut bien une dizaine de jours pour que tout le monde s’adapte bon gré, mal gré à cette invention giscardienne, qui doit dater de 1976… et dont le but était d’économiser de l’énergie. De l’énergie, je n’en économise guère ces temps-ci. Comme si le printemps faisait fleurir les travaux nouveaux et les obligations de toutes sortes. Je ne me plains pas. Le travail ne me traumatise pas. Mais profiter d’un peu de farniente ne me déplaît pas. Histoire de laisser ma rêverie reprendre son cours naturel au contact de l’eau, des arbres, des pierres et du ciel. Certains de mes collègues ont d’autres visées, notamment les plus anciens, qui eux, rêvent de leur retraite proche. Il ne faut pas aborder le sujet, même le frôler, pour s’entendre dire dans la foulée que « plus vite, elle arrivera, mieux ils se porteront, n’ayant plus à ferrailler avec toute cette jeunesse qu’ils n’arrivent plus à comprendre ». je leur rétorque invariablement que l’heure de leur retraite arrivera plus vite qu’ils ne l’imaginent, laissant sous-entendre que ce moment tant espéré – à juste titre – n’est pas une fin en soi, mais une étape importante dans la vie d’un être humain. Je peux comprendre cette attitude impatiente, car il existe réellement des personnes qui sont au bout du rouleau, épuisées, sans ressort aucun ni énergie, simplement parce qu’elles n’ont pas trouvé dans leur activité des raisons de se remotiver après un passage difficile. Plus haut, j’avais évoqué la fameuse année sabbatique qui aurait le mérite de redonner à toutes et tous de la matière pour réfléchir et ensuite agir avec un appétit recouvré. Il est vrai qu’en repoussant l’âge de la retraite, on ne favorise pas ce processus. Je l’ai peut-être déjà raconté : il ne se passe pas une semaine sans que l’on me demande si je suis à la retraite ! Je ne sais pas ce que je dois en penser. Ai-je la tête d’un type au bout du rouleau, vieux et cacochyme ? Ou bien pense-t-on que les enseignants sont des petits veinards qui peuvent partir quand bon leur semble ? Peu importe. Il est dans l’ordre des choses que les gens pensent que les autres ont quelques menus avantages. Non, ce n’est pas vraiment le cas. Il suffit de suivre un peu l’actualité. Je reviens au film d’Olivier Assayas. Il y est question, entre autres, de la transmission. Qu’est ce qu’une génération transmet à celle qui va prendre le relais. Hélène, la doyenne, qui a consacré sa vie à préserver l’œuvre de son oncle, un grand peintre, va mourir subitement. Ses enfants sont confrontés à la gestion de cet héritage artistique mondialement connu. Finalement, après maintes disputes entre la sœur et les deux frères, la plupart de la collection du peintre va se retrouver au musée ; comme si cet héritage leur semblait trop lourd à partager entre eux trois. Cette réflexion sur la transmission , la culture, l’art, a le mérite de poser la question centrale que chaque enseignant et éducateur doit avoir en tête en permanence : celle de l’héritage transmis. Dans le film, les trois héritiers préfèrent ne pas « gérer » ce qui leur revient pour que les œuvres d’art soient partagées par le plus grand nombre, par le biais du musée – ce qui témoigne d’un bel élan altruiste. Dans l’Ecole, ce que nous transmettons ne doit pas se retrouver au « musée », c’est à dire relégué dans des cartons de souvenirs fanés, figés. Si le musée en tant que témoin et passeur entre les générations a son importance, il ne doit pas être le lieu où vont aller s’entasser ce que nous transmettons à la jeune génération. L’Ecole, pour transmettre ses savoirs et ses valeurs, doit générer un mouvement de réflexion et de création exigeant mais indispensable. Visiter le « musée de l’Education » est nécessaire pour mieux comprendre ce que nous devons à nos aïeux en pédagogie et ainsi développer l’acuité de notre regard pour ne pas tomber dans le simplisme d’un enseignement qui consisterait à transvaser plutôt qu’à transmettre la complexité. L’heure d’été nous amène au « zénith » de notre vie. Utilisons cette position sans nous brûler les ailes et soyons d’humbles artisans qui donnent à leurs enfants quelques bribes de lucidité. Un faucon à l’école Dernier film de l’opération « Collèges au cinéma », Kes, de Ken Loach a marqué les esprits des élèves, y compris ceux qui préfèrent les films « d’action ». Ce film a été tourné en 1969, et son actualité résonne curieusement avec notre époque… particulièrement en ce qui concerne l’Ecole et la société. Billy est un jeune adolescent qui vit dans une ville minière du Yorkshire. Livré à lui-même – sa mère fréquente les bars et son demi-frère travaille dur à la mine – il n’en distribue pas moins les journaux avant d’aller au collège, pur produit de l’éducation victorienne, où il s’ennuie profondément et se fait insulter et frapper par ses semblables. Il se console dans la nature, qu’il observe d’un œil rêveur mais passionné. C’est ainsi qu’il déniche un jeune faucon crécerelle (kestrell en anglais), qu’il va appeler Kes. Grâce à un livre sur la fauconnerie – qu’il a volé – il va l’apprivoiser et le dresser de main de maître. Le seul enseignant qui le comprenne, Farthing, va lui permettre de montrer lors d’un exposé sur son faucon qu’il est de l’étoffe de l’intelligence et de la liberté. Billy acquiert un statut face aux autres après toutes les brimades, humiliations et mauvais traitements qu’il a subis notamment du directeur du collège ainsi que de son prof de gym, un footballeur raté de cinquante ans. Malheureusement, cette embellie ne va pas durer car Billy n’a pas joué les chevaux – qui vont s’avérer gagnants – sur lesquels son demi-frère Jud avait pariés, il a préféré acheter des fish and chips et des déchets de viande pour son faucon. Fou de rage, Jud va tuer Kes et ainsi laisser Billy dans le désespoir tragique où il était au début du film. Peu habitués à des fins qui ne sont pas des happy end, les élèves ont été marqués par toute la violence qui suinte dans cette société de la fin des années soixante, Billy jouant le rôle de victime expiatoire. L’Ecole – ici une école religieuse – y est montrée à travers des enseignants rigides, corsetés dans une morale de la punition corporelle et de mortification publique. Le seul qui soit un véritable enseignant, à l’écoute des élèves et parfois en empathie, c’est Farthing, qui donne à Billy les clés de sa libération en valorisant le travail qu’il a effectué avec son faucon, Kes. Billy s’est mis dans la peau de celui qui veut apprendre, et qui apprend, pour ensuite partager son savoir ; il a lu avidement le livre de la fauconnerie et en a digéré toutes les arcanes, tendu qu’il était par son projet avec l’oiseau. Il s’éduque en dressant le rapace. Bien sûr l’oiseau, qui pallie la carence affective de Billy, symbolise la liberté qui va être assassinée. Sa mort signe aussi la fin de l’enfance pour Billy qui va devoir travailler, peut-être à la mine… La poésie qui se dégage naturellement des images de Ken Loach dissipe un peu la grisaille, la violence et la bêtise qui suintent à travers les personnages, qui n’ont d’autre but que celui de s’adapter à la société et non de la remettre en question. Ce qui m’a le plus ému, c’est cette poésie en parfaite symbiose avec la réalité. Les longs plans du vol du faucon au-dessus du grand pré vert, le regard émerveillé de Billy, en disent plus que de grandes tirades. La beauté affleure alors sous la crasse de cette ville minière, sa lumière dissout la noirceur des maisons et des humains englués dans un destin privé de douceur. On comprend alors que Billy essaie d’échapper à ce destin morne qui lui est promis, l’Ecole étant l’antichambre de la mine, un lieu où par essence on ne peut pas s’élever, mais seulement sombrer. Cette thématique de l’obscurité et de la lumière est une approche très pédagogique de la vie. Je reste persuadé que les images du film resteront longtemps gravées dans les souvenir des élèves car Ken Loach est un cinéaste pétri de pédagogie ; il sait donner à voir, il sait partager son savoir et sa réflexion par la grâce de sa caméra, par ses plans qui ressemblent à des toiles de maîtres. Kes, qui montre une école formatée au service de la société libérale, préfigure ce qui est en train de se développer aujourd’hui. Le nouveau dogme du mondialisme laisse tout simplement les plus défavorisés sur le bord de la route (dans le fossé). Ainsi notre Ecole se met au service d’un mieux-disant économique cynique qui écœure très rapidement les élèves les plus en difficulté, qui éprouvent les mêmes affres que Billy. Petit ajout : on se souvient que la même année, en 1969, un film anglais de Lindsay Anderson : If, palme d’or à Cannes, montrait la révolte armée d’étudiants qui tiraient sur les enseignants et les représentants de l’ordre. Et en 2009 ? Où est Le Petit Prince ? Il n’y a pas de jour au collège sans qu’il n’y ait un acte de violence. Physique ou verbale. Cette situation est nouvelle et très inquiétante. Elle coïncide avec l’arrivée dans des bâtiments neufs, avec un changement important dans l’équipe de direction, avec l’émergence de nouvelles mentalités adolescentes particulièrement extrêmes, avec un manque évident de solidarité du corps éducatif. L’acte d’agression physique est minimisé, réduit à une simple bagarre sans écho avec l’environnement, un affrontement ponctuel n’étant pas à considérer comme étant révélateur d’un malaise ancien qui sourd de cavernes paléolithiques. J’ai raconté il y a quelques mois l’agression dont j’avais été la cible et surtout la façon dont l’administration avait « enregistré » mon témoignage. Plutôt que de m’écouter et de réunir l’ensemble des collègues pour analyser cet incident qui m’avait salement traumatisé, on m’avait simplement suggéré de porter plainte, autrement dit, on préférait botter en touche en alertant une autorité déjà saturée de ce type de récrimination plutôt que de s’interroger sur ce qui s’était passé – ce n’est qu’au bout d’un mois qu’une affichette officialisait mon histoire. Par la suite, j’appris qu’une surveillante avait été agressée à l’intérieur du collège puis à l’extérieur – on lui avait tailladé le poignet alors qu’elle était dans sa voiture arrêtée à un feu rouge. Régulièrement une petite bande venue d’un collège voisin vient régler ses comptes avec des élèves du collège, ceci à la sortie du collège, sur la grande esplanade qui semble avoir été conçue pour ce type de réunions. La semaine dernière, deux « grands » de troisième se sont violemment battus à la hauteur de l’arrêt de bus tout proche. Des gendarmes en tenue de sport – ils faisaient leur footing – les ont ramenés au collège. Ces deux chiffonniers étaient dans un piteux état, le nez sanguinolent et l’écume encore accrochée aux lèvres. Hier deux « petits » élèves de sixième se sont méchamment affrontés en classe… En dehors de la récupération émotionnelle et compassionnelle – qui ne coûte rien – rien n’est fait pour affronter en face la réalité. Il n’y a eu aucune réunion sérieuse sur ce sujet – à part des échanges sans suite entre deux portes. Cet aveuglement me sidère. C’est comme s’il y avait une volonté inconsciente de laisser se dégrader une situation dont on mesure la complexité et les racines anciennes. A ce propos la chronique de Philippe Meirieu sur le film La journée de la jupe apporte une analyse de fond à la hauteur de la tragédie qui est en train de se jouer dans notre maison commune : l’Education nationale. Comment en est-on arrivé là ? Et surtout que faisons-nous pour retrouver le chemin de l’éducation et de la culture ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. On apporte au collège ses problèmes personnels – futiles ou graves – pour les exposer, les mettre en valeur, quitte à passer par le langage de la violence, qui marque l’échec de la parole et du partage. L’accumulation des malaises individuels a généré un malaise massif qui trouve à l’Ecole un terreau propice. Or l’Ecole n’a pas pour vocation de faire croître le malheur, au contraire – au risque d’être angélique ou pire utopiste – elle a pour mission de cultiver ce qu’il y a de meilleur dans chaque être humain, ce que l’on pourrait définir par une culture humaniste. Au-delà de ce beau discours, il y a le principe de réalité qui nous revient à la figure à la vitesse d’un boomerang fou, chargé des injustices du passé. Faire preuve de courage et d’honnêteté intellectuelle, ce serait peut-être commencer par reconnaître les faits tels qu’ils se présentent. Faire preuve de pragmatisme et d’humilité pour reconstruire notre maison endommagée. Nous travaillons dans un collège à la belle architecture extérieure, mais à l’intérieur les fissures éducatives, culturelles et sociales ne cessent de lézarder les murs. Régulièrement et progressivement, beaucoup de mes collègues me parlent de leur fatigue, de leur peine, de leur épuisement à affronter cette situation inédite. Mais, à de rares exceptions, ils restent confinés dans leur malaise sans penser aux solutions pour en sortir (« on » attend toujours que quelqu’un fasse le travail car « on » pense que l’on n’en est pas responsable. Cette paresse intellectuelle fait le lit de nombre de malentendus. Enseigner est sans doute plus reposant qu’apprendre. Or, sis les enseignants continuent à enseigner, de plus en plus d’élèves refusent d’apprendre. Où peut-il y avoir partage et transmission dans cet échange mort-né. Dans Kes, un seul enseignant a compris Billy, les ressorts de sa motivation. Il l’installe à sa place, sur l’estrade, pour présenter un exposé remarquable sur la fauconnerie. Farthing est l’élève, Billy le maître. Naturellement. La classe est captivée, il se passe quelque chose d’important culturellement et humainement, car il y a eu une reconnaissance mutuelle de la valeur de chacun. Cette philosophie de l’altérité est ce qui s’est perdu en partie, qui s’effiloche dans les conflits de « territoires » entre les adolescents, et qui les rapproche d’une animalité destructrice, sans autre objet que de mettre l’autre en lambeaux. « Tu es différent de moi, je ne le supporte pas ». Saint-Exupéry dit exactement le contraire dans Citadelle : « Celui qui diffère de moi, loin de me léser, m’enrichit. » Derrière la scène L’épreuve de Marivaux. C’est la pièce que je suis allé voir avec les élèves de l’atelier théâtre. Comment dire la joie que chacun d’entre nous a éprouvée ? Dans ces moments-là, toutes les difficultés qui nous collent aux basques se diluent grâce à la « magie » de l’espace scénique, lieu de représentation où la double énonciation et une certaine distanciation procurent aux spectateurs le sentiment d’exister autrement qu’à travers la répétition du quotidien. Après Becket, Marivaux ! Ces deux-là sont des bienfaiteurs de l’humanité… Le plaisir fut grand pour deux raisons supplémentaires. D’abord, le comédien professionnel qui vient apporter son expérience à l’atelier tout au long de l’année, jouait le rôle de Maître Blaise. Alors pour les élèves, voir jouer leur « maître » estimé, un jeune comédien de talent, revêtait un caractère particulier… Ensuite, la metteuse en scène et ses comédiens, avaient eu l’idée formidable de proposer une première partie intitulée Le jour de l’Italienne, partie écrite collectivement, qui mettait en scène toute l’activité de répétition, l’atmosphère des coulisses, avec tous les aléas que l’on peut imaginer . Ainsi la pièce de Marivaux se trouvait éclairée de manière très contemporaine, donnant ainsi au texte une vérité singulièrement actuelle (le rang social, l’amour, l’argent, la parole …). Voici pourquoi le titre réel était Le Diptyque. « Du théâtre dans le théâtre » diraient les spécialistes. Le plus original était sans nul doute Le jour de l’Italienne – du nom de cette technique qui consiste à débiter le texte à toute vitesse pour s’assurer qu’on le possède parfaitement – car on y voyait le processus de création à l’œuvre avec les tensions, les rivalités personnelles, les affinités électives, les angoisses, les fous rires ; assister à la mise en place de ce puzzle invraisemblable (texte, mise en scène, décors, lumières, costumes…) pouvait presque donner le tournis tant les paramètres à rassembler par la metteuse en scène s’accumulaient, mettant en péril l’équilibre de l’édifice : comment tous ces éléments éparpillés allaient-il être rassemblés ? Et puis, toutes affaires cessantes, la pièce était prête pour le jour J ! Avec un succès populaire immédiat, notamment au festival « off » d’Avignon en 2007. J’ai rarement éprouvé un tel régal au théâtre. Cette intelligence, mise au service du théâtre, m’a rappelé le film grandiose Looking for Richard, où l’on voit Al Pacino et sa troupe de comédiens monter le chef-d’œuvre de Shakespeare : Richard III. La pièce – compliquée par ses références historiques et le foisonnement de ses personnages – y est démontée jusque dans ses plus infimes rouages pour être ensuite « redonnée » dans une lecture telle, que le spectateur se trouve « pris » dans une histoire qui raconte la trahison, la séduction, l’amour, le pouvoir, la mort… On ressort du film en se disant que l’on est devenu un spécialiste de Shakespeare. De même pour Marivaux. Ce qui bien entendu n’est qu’une impression fugace. Cette « illusion » théâtrale, c’est toute la beauté de cet art : donner à voir une vérité plus « vraie » que celle de la vie ordinaire. Ce fut sans conteste – à l’instar de la pièce de Beckett – une leçon de théâtre pour mes chers élèves de l’atelier. Entendre leur « maître » demander – pendant l’Italienne – « On peut fait une pause ? », les ramenait à un vécu très personnel, à l’écho de leurs préoccupations d’apprentis acteurs. Savoir qu’un comédien appelait la metteuse en scène à deux heures du matin pour qu’elle le rassure en lui reformulant sa confiance, indiquait toute la part d’humain qui parcourt le travail théâtral. Constater qu’une comédienne arrivait souvent en retard aux répétitions avec des excuses « d’enfant malade ou de rendez-vous important » envoyait un écho signifiant à ceux qui ne sont pas les plus ponctuels ou bien qui font la tête pendant la séance entière. Du « travail à la table » au dernier « filage », on vivait avec les comédiens, on épousait leurs préoccupations, leurs angoisses personnelles ; avec la solidarité, sans aucun doute, pour fil conducteur. Car au théâtre, il est impossible de jouer seul – même si l’on est seul sur scène – , le mot troupe instituant un ensemble de valeurs qui, sous peine d’être oubliées, envoie l’entreprise dans… les décors. Un peu comme dans une classe ou bien encore une équipe « éducative ». A la fin de la pièce, nous sommes restés dans le théâtre, devenu vide en quelques minutes (nous devions parler avec le comédien qui nous apporte son savoir et ses conseils à l’atelier théâtre). Etrange sensation que celle de l’espace vide de la scène, de l’espace vide de la salle. Quelques secondes auparavant c’était l’apothéose, le dénouement ; Lucidor épouse Angélique, Maître Blaise épouse Lisette, et Frontin, l’ami fidèle se retrouve seul, même si Lisette lui conserve son amour. La pièce est dite, le rituel est accompli. Demain, ils recommenceront et ainsi de suite… Comme dans la vie. Tout semblait acquis. Tout est à recommencer. Et puis, J., le comédien, est arrivé, revêtu de ses vêtements « civils ». Le dialogue s’engagea avec les élèves, et je compris qu’ils avaient ce soir-là, approché jusqu’à le frôler, l’enchantement du théâtre, si proche de nos vies, véritable mosaïque des comportements et des sentiments. Je repartis dans la nuit, encore éclairé par les yeux brillants de plaisir des adolescents. « C’est l’heure des informations ! » « La semaine de la presse » au collège mérite plus qu’une semaine. En effet, aborder ce qui concerne l’information en France et dans le monde, est source de recherches et de dialogues féconds. Cette année, j’avais axé la réflexion sur la liberté de la presse dans le monde – sujet pour ainsi dire inépuisable. Avec les quatrièmes et les troisièmes, nous avons exploré un tout petit peu ce territoire immense, révélateur et analyseur des pays et de des sociétés. A partir des journaux reçus au collège à cette occasion – sans oublier les titres auxquels l’établissement est abonné – ainsi que des documents trouvés sur la toile, chacun a pu se rendre compte que cette belle idée n’était pas acquise pour tous. Les cartes et classements qu’ils ont découverts les ont parfois étonnés. Constater que la France – selon les critères de Reporters Sans Frontières – ne se trouve que vers la trentième place n’a pas manqué de les interroger. De la même manière ils ont été surpris de réaliser que cette liberté de la presse si chère aux démocraties s’inscrivait en négatif dans nombre de pays : la Chine, la Russie, la Corée du Nord… sans parler de la Colombie ou encore de l’Arabie. Il ont été émus et choqués par les témoignages de journalistes torturés et emprisonnés, simplement pour avoir écrit la réalité qu’ils avaient vue – pour avoir informé donc. Ils ont été révoltés par les assassinats perpétrés chaque année contre ces femmes et ces hommes qui ne font que mettre en pratique un article fondamental de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, l’article 19 : « Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ». Quelques élèves connaissaient l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi » : un bon point pour eux ! Cela nous a permis d’aborder un texte d’Arthur Young, datant de 1789 : cet Anglais qui est habitué à lire dans son pays une presse libre et variée s’étonne qu’en France, il n’ait pu trouver que la Gazette de France, - il vient de Strasbourg et arrive à Besançon – « pour laquelle en ce moment un homme de bon sens ne trouverait pas un sou » ; il ajoute : « Dans un moment aussi important, où il n’y a ni censure, ni restrictions à la liberté de la presse, on n’a créé à Paris aucun journal pour les provinces, en ayant soin de prévenir le public, par des affiches ou des placards, de sa fondation. On croit donc dans le pays le contraire de ce qui s’est passé ; on croit que les députés sont à la Bastille, alors que la Bastille est démolie ». Avant d’aborder ce texte, j’avais questionné la classe pour qu’ils fassent des hypothèses sur l’époque à laquelle la presse était née en France. Parmi les réponses, en voici une qui ne manque pas de sel : « La presse a commencé à peu près en même temps que la télévision ». Cette réponse qui peut paraître saugrenue est révélatrice de la prégnance des écrans dans l’univers informatif des enfants au détriment du support papier – qui oblige à une lecture différente, moins consommatrice. Je n’oppose pas l’écran au papier, les deux doivent être complémentaires et permettre d’entrer dans une démarche de vérification des sources ainsi que dans une lecture critique qui écarte d’un panurgisme du politiquement correct tellement en vogue dans les sphères pensantes – bien-pensantes. Sur vingt-sept élèves (vingt-sept familles), huit seulement recevaient ou achetaient régulièrement un quotidien… On comprend alors que la télévision soit la référence informative première. Il y a des raisons économiques à cela (les journaux en France – hormis la presse gratuite, qui, d’ailleurs périclite – , comparés à beaucoup de pays européens, sont chers) ; mais ce n’est pas une explication suffisante. Le zapping de l’information est devenu une habitude. Il faut voir la vitesse à laquelle certains de mes élèves de troisième passaient d’une page numérique à l’autre : ce n’était pas de la lecture rapide, pas même un survol, mais plutôt une dévoration sans fin, une addiction sans fin aux informations pixellisées. Au risque de passer pour un dinosaure – bien que moi aussi je consulte régulièrement les journaux numériques – je continue à penser que la presse écrite, mal en point depuis quelque temps, mérite d’être encouragée à reprendre du poil de la bête car elle donne au lecteur ce temps indispensable de la réflexion et de l’interrogation sans lequel rien de solide ne peut être entrepris. Au petit déjeuner, lire et relire le journal de la veille me procure un plaisir sans cesse renouvelé. Quand j’étais enfant, mon père lisait à table. Lui seul avait le droit de lire… Quand il avait terminé, il pliait le journal … et le planquait sous son postérieur. Peut-être en ai-je gardé l’idée que lire à table est un privilège auquel moi aussi j’ai voulu accéder… Je ne m’en porte que mie. Modulation de fréquences Tenir son journal professionnel peut s’avérer une entreprise rébarbative. Pour le lecteur potentiel. Il peut avoir l’impression d’y retrouver des redites, des obsessions, des longueurs… Comme son nom l’indique, le journal suit la chronologie des événements, le repérage se fait à partir du moment vécu, il peut entraîner une remontée de souvenirs, d’expériences et de réflexions. En ce sens, le journal est un outil de travail qui permet de cerner quelques thèmes majeurs, ou bien d’en évacuer quelques uns sans qu’il y ait là un dessein établi. Pour celui qui l’écrit, le journal permet une mise à distance – même faible – du travail et du questionnement entrepris ; il met en texte des éléments émergeants – des marqueurs sémantiques – dont il faudra par la suite explorer la partie invisible. Depuis plusieurs semaines, l’observateur que je suis est de plus en plus circonspect devant un processus qui agit par capillarité continue. Sans en faire un système de raisonnement, je dois bien constater que la changement de bâtiments – passer du vieux au neuf – a provoqué des effets curieux. En effet, cette installation dans des locaux modernes semble avoir eu un effet inversement proportionnel sur le climat de travail et la qualité des échanges au sein de « l’équipe éducative ». Comme si quitter notre vieux Pailleron pour entrer dans un nouveau collège qui a gardé son ancienne désignation, aux consonances d’ancien régime – j’avais proposé sans succès le nom de Victor Hugo car le père du grand poète y avait une demeure – avait vidé la plupart d’entre nous d’une substance que l’on pourrait appeler solidarité, le terme étant pris dans son acception la plus élémentaire. Je ne suis pas sociologue, je ne vais donc pas me lancer dans une analyse qui n’aurait que peu de valeur. Il me suffit simplement de voir, de parler et de ressentir, pour dire que c’est un peu, à de rares exceptions près, le régime du chacun pour soi. Qu’il y ait une velléité de fédérer un projet, une revendication légitime, ou tout simplement d’organiser une réunion de mise à plat d’un problème entre collègues, et c’est tout de suite la débandade sous des prétextes tellement infantiles que je ne les rapporterai pas ici… Ainsi tel collègue qui était d’accord le matin pour formaliser une idée dans le cadre d’une réunion ne l’est plus à midi. Les « moi je » fleurissent à tous les coins de portes comme des ultimatums à prendre ou à laisser. Les raisons de cette atmosphère délétère sont multiples, mais il en est une qui me semble évidente : c’est ce que chacun se sent autorisé à faire à peu près ce qu’il veut pour sauver les meubles de son pré carré. Imaginez un orchestre symphonique dans lequel chacun jouerait sa partition quand bon lui semble et comme bon lui semble. C’est exactement ce qui est en train de se passer. Vous me demanderez où est le chef d’orchestre. Je vous répondrai qu’il est sans doute là mais qu’il a peut-être perdu sa baguette. Quoi qu’il en soit, chacun a sa part de responsabilité dans cette affaire, et il faudrait peu de choses pour que la musique puisse à nouveau être agréable à l’oreille. Chaque groupe social constitué traverse des cycles, à l’intérieur desquels ses membres peuvent être pris dans des turbulences ; une main amie ou une échelle habilement tendue peuvent les sauver de la chute. Le plus dommageable, c’est que cette manière de voir s’est infiltrée chez les élèves, et la solidarité est là aussi en berne. J’ai évoqué plus haut quelques incidents significatifs. Il ne se passe pas une semaine sans que je sois amené à rappeler à la classe quelques règles indispensables à la vie en groupe. Oh ! bien sûr, ce n’est pas la chienlit, il n’y a pas péril en la demeure ; cependant, il faudrait éviter de suivre cette voie sans issue. Et pour cela, il faut faire à nouveau circuler la parole, la vraie parole, celle qui s’exprime pour améliorer une situation, résoudre un problème, prévenir un accident. Au contraire d’une parole creuse, coquille vide et sans saveur, bruit de fond qui à la longue pourrait plonger chacun dans une torpeur dangereuse. La parole doit conduire à l’acte de parole. Faire ce qui est énoncé. Molière, dans Dom Juan, (II, 4), donne à son personnage ces paroles : « Tous les discours n’avancent point les choses ; il faut faire et non pas dire, et les effets décident mieux que les paroles ». La punition Dans un récit bref et dense, imbibé d’autobiographie, La Punition, Andrée Chédid (1), écrivaine et poétesse rare, nous donne à réfléchir sur les ressorts du comportement humain. La narratrice, âgée de onze ans, est dotée par ses parents absents, d’une institutrice à domicile, omnipotente et omniprésente qui lui (me) « faciliterait le peu d’heures laborieuses que je passais dans un cours ». On pourrait alors penser cette situation idéale : une préceptrice à domicile pour épauler une élève douée, certes, mais manquant de pratique. La suite de l’histoire, bien sûr, ne s’engage pas sur ces sentiers. « Mademoiselle » en plus d’être insomniaque et de réveiller la jeune fille à trois heures du matin, inspire à cette élève de onze ans une terreur sans nom, dont l’explication se loge dans sa bouche : « Son visage aurait pu m’attendrir par sa pâleur, ses yeux par leur tristesse, ses mèches molles – retenues par des barrettes en écaille – par leur abandon. Mais il y avait cette bouche, ces lèvres ; ou plutôt l’étroitesse de cette bouche, la minceur de ces lèvres… Ce trait impitoyable, taillé dans la chair, me glaça. » L’histoire se déroule dans la ville du Caire, « au septième étage d’un immeuble vétuste et cossu ». Ce matin-là, en plein été, à trois heures, Mademoiselle réveille en sursaut son élève sous prétexte de lui faire réciter ses leçons. Malgré son attitude tyrannique, elle obéit à ses ordres et accepte de lui masser les jambes pour lui ôter ses crampes ; mais cela ne l’adoucit pas pour autant et elle la harcèle pour qu’elle lui récite sa leçon de chimie. Paralysée par ce caprice de folle, la narratrice essaie vainement d’amadouer sa tortionnaire en lui proposant de réciter des fables de La Fontaine. Rien n’y fait. Alors, Mademoiselle sort d’un carton un bonnet d’âne de satin rouge qu’elle a fabriqué exprès pour son élève. Si elle n’apprend pas sa leçon, elle devra s’exposer sur le balcon avec le bonnet sur la tête au vu de tout le voisinage. Mais contre toute attente, la jeune fille s’empare du bonnet, le cale sur sa tête et va se montrer ainsi coiffée à la population de l’aube, défiant ainsi sa préceptrice qui voulait qu’elle soit la risée de tout le quartier. Celle-ci, prise de court, lui intime de rentrer, mais sa voix a perdu de sa morgue. Et l’élève révoltée de clamer au monde : « Toute honte bue, toute crainte dépassée, toute timidité rompue, je me sentais bien. Je me sentais libre ! » Et elle ajoute : « Les enfants applaudissaient au spectacle. » C’est alors qu’elle entend l’institutrice qui sanglote bruyamment… Elle va la consoler en feignant de comprendre sa douleur secrète. Quelques jours plus tard, Mademoiselle partira. Adulte, la narratrice apprendra qu’elle a terminé ses jours dans un asile… Cette histoire bouleversante qui met en scène le bourreau et sa victime est une histoire exemplaire. Elle montre que l’autorité – ici la tyrannie la plus abjecte – n’est pas la solution à tous les problèmes qui assaillent avec rudesse le monde de l’éducation. Au-delà de la folie latente de cette institutrice, il y a l’évocation de l’autoritarisme ordinaire qui puise sa légitimité dans un rapport de forces dont l’âge est le principal argument (l’adulte doit être respecté par l’enfant). Personne ne dit le contraire. Mais ce respect-là est un faux. Le vrai respect est mutuel, il est respect des autres et de soi-même avant tout, il fonctionne de manière bilatérale. Qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense pas… Respecter l’enfant, l’adolescent, ce n’est pas faire preuve de laxisme, c’est au contraire instaurer une relation pédagogique claire et saine. L’adolescent sait pertinemment que ce n’est pas lui le « maître »… inutile donc de lui répéter qu’on en est un mais plutôt de lui montrer ; et c’est là une attitude exigeante et complexe qui ne peut se contenter de vocalises autoritaires. C’est le contraire de la facilité. Si les repères sont devenus flous pour de plus en plus d’élèves, c’est bien parce que cette autorité qui semblait aller de soi ne fonctionne de la même façon. Je constate une recrudescence des punitions – sous toutes les formes – pour autant, il n’y a pas d’amélioration du comportement des élèves sanctionnés. Parfois, il semblerait que ce soit le contraire… Cette punition-là ne remplit donc pas son rôle de repère, de frontière à ne pas franchir ; au contraire, elle devient un objectif à dépasser, ne serait-ce que pour épater ses petits copains. Dans l’affaire, on aura compris que réprimer et punir devient une norme qui s’infiltre insidieusement dans les pensées et les pratiques, alors qu’éduquer s’apparente à une peau de chagrin dont le dépérissement n’émeut guère les foules. Combien de bonnets d’ânes réels ou métaphoriques ont-ils traumatisés de jeunes élèves ? Combien d’apprentis écoliers industrieux se sont faits incendier en des termes peu amènes alors que la situation demandait tout au contraire cette empathie qui permet de fluidifier l’obstacle ? Combien de gauchers ont-ils été contrariés dans leur conquête de l’écriture par des « experts » prompts à penser que les droitiers détenaient la vérité ? (J’ai encore recueilli récemment des témoignages dans lesquels des « maîtres » certifiaient qu’il fallait apprendre à écrire aux gauchers comme on le faisait pour les droitiers…) La punition injustifiée peut venir de tous les horizons. Elle ne perd pas de sa vigueur et enfle d’autant que l’éducation s’aplatit. Détruire a toujours été plus facile que de construire. Il serait temps de retrouver le chemin des chantiers de l’éducation. Ah ! J’oubliais… Mademoiselle, bouleversée par l’acte libératoire – qu’elle ne ferait jamais sa vie durant – de la jeune fille, lui murmura, en désignant le bonnet d’âne : « Garde-le, en souvenir de moi. Pour toujours. » Parfois le tyran a cet élan un peu surprenant, mélange d’humilité et de tendresse, qui autorise encore à penser que les êtres humains sont bons Dis-moi comment tu t’habilles Dernière séance sur la presse, derniers échos sur « la semaine de la presse ». Avec la 4e A, j’ai sélectionné un article paru dans le journal Libération du 9 avril. « La jupe bannie par les jeunes » titre la une. En pages intérieures, il se décline en reprenant les paroles d’une jeune collégienne : « Porter une jupe, parfois ça donne une réputation, parfois les garçons matent ». L’article, écrit par Stéphanie Binet recueille des témoignages de jeunes adolescents dans des collèges de Paris et de sa banlieue après la diffusion du film La journée de la jupe, avec Isabelle Adjani. Quelques élèves de la classe l’ont vu sur Arte. Après un bref résumé du film, nous passons à la lecture de l’article. Puis à une analyse sommaire destinée à mettre en évidence la construction du texte, où la journaliste s’efface derrière les témoignages, se contentant de rapporter les paroles entendues sur le terrain. Je lance ensuite la discussion – l’article en étant le support – sur le thème des rapports entre les garçons et les filles au sein du collège – la jupe en étant l’analyseur principal. Pendant tout le débat, un seul garçon prendra la parole, les autres restant étrangement muets… Beaucoup de filles demandent la parole pour abonder dans le sens des témoignages. Elles aussi ne mettent que rarement des jupes de peur de se faire remarquer de manière peu flatteuse, et de passer alors pour des provocatrices. Dans le collège, elles évaluent à 30% les filles qui portent une jupe… Suit alors une série d’interventions sur ce jugement des garçons sur la moralité des filles qui montent leurs jambes. Mutisme des premiers concernés sauf dans les moments de brouhaha où chacun a une idée sur ce qui vient d’être dit. Ce regard qui divise les filles en deux catégories, les « putes » et les autres, ils ne le revendiquent pas devant la classe, mais leur attitude confirme qu’entre eux, ils reprendront la conversation à leur compte. Dans l’article, un garçon de quatrième n’hésite pas à asséner cette remarque : « Regardez ça ! C’est pas bien. Elle n’a pas de collants, on dirait qu’elle est toute nue sous son manteau, ça fait pute. » Les filles sont offusquées, les garçons ne répliquent pas, ils se réfugient pour une fois dans le silence comme si cette féminité naturelle, sans ostentation aucune, leur posait quelque problème… Après la liberté de la presse, la liberté de s’habiller… en jupe (1) s’immisce dans les crânes comme un grain de sable irritant au fond d’une chaussure. Cette difficulté à reconnaître le pôle féminin dans sa spécificité est une question qui peut inquiéter. Jamais par le passé, je n’avais perçu à ce point ce malaise identitaire entre les adolescents et les adolescentes. La représentation virile des garçons, imposant par leur regard une apparence sans signes apparents de féminité peut faire penser à d’autres pratiques où l’on cache plus que les jambes. Quelle est cette société qui prône l’égalité entre hommes et femmes mais qui dans la réalité fait que le masculin s’arroge le pouvoir de décision sur les sujets fondamentaux ? L’Ecole n’a-t-elle pas une mission éducative particulièrement cruciale à mettre en œuvre pour faire cesser cette discrimination dangereuse pour l’avenir de ces futurs adultes ? Quelle image de la femme ces jeunes garçons ont-ils dans leur tête ? Cette représentation n’est sans doute pas très élaborée, sa faiblesse étant contenue dans son simplisme réducteur. Ce qui est grave dans cette situation qui croît dans une certaine indifférence, c’est cette négation de l’autre en tant que personne singulière, avec sa liberté pour viatique. Stigmatiser les filles qui portent une jupe, c’est refuser la réalité du féminin. Or, depuis Platon et Le Banquet, depuis Jung, on a beaucoup réfléchi sur le concept de masculin et de féminin, ces deux pôles indispensables à l’épanouissement d’une société. Si la culture « jeune » - et peut-être moins jeune – en vient à cacher cette évidence sous le tapis, nous sommes au début de tourments d’une extrême dangerosité. Tâchons que cette obscurité ne devienne pas de l’obscurantisme. Cette peur inavouée de la féminité – reconnaître l’autre comme son double inverse – renvoie à un narcissisme sans qualités, à une pensée unique qui rampe sournoisement dans les soubassements de toute une génération. Globalement, les filles réussissent mieux à l’Ecole que les garçons ; qu’attendent les garçons pour rétablir l’équilibre ? Mais bizarrement, elles arrivent mal à concrétiser dans le monde social ce succès amplement mérité… Cherchez l’erreur. Petit rappel : au XIX siècle George Sand (Aurore Dupin) revendiqua, entre autres, le port du pantalon (si « commode ») et l’usage du cigare (« si plaisant »)… Son combat a pour but de promouvoir l’égalité civile, le droit de vote des femmes, leur indépendance (divorce et réforme du code civil), leur émancipation… Sa féminité ne souffre pas de contestation. Déconstruction, reconstruction Est-ce l’effet de l’âge ? De l’usure due au temps passé sur mes épaules ? Je me sens de plus en plus démuni devant l’attitude de certains élèves. Devant leur comportement, leur agressivité, leur mauvaise foi ; devant leur refus affiché d’écouter, de travailler, de rendre un devoir. Ma conscience est-elle plus aiguë face à ce phénomène ou bien s’est-il amplifié insidieusement sans que je m’en rende compte pleinement ? Je ne sais pas… Il n’est pas dans mon idée de m’apitoyer sur mon sort ni encore moins de me faire plaindre. Il y a dans ce constat amer autre chose qu’un malaise personnel. C’est toute une société qui est en train de basculer dans un monde étrange où les valeurs humaines sont reléguées dans les oubliettes. Ce n’est pas une affaire de « génération » au sens habituel du terme ; c’est une transformation profonde qui est en train de s’opérer, une mutation historique à tendance régressive. La revendication des jeunes adolescents n’a pas de base idéologique, elle est purement matérialiste, tournée vers une satisfaction immédiate du moi pulsionnel. Le mouvement est encore à l’état de développement, il n’a pas pris sa pleine ampleur. Ces nouveaux « chiens perdus sans colliers » ont pour seul idéal la minute à venir, pour seul avenir le désir d’échapper à la structure éducative de l’Ecole. Entre ceux qui dorment en classe, ceux qui ont abandonné toute velléité d’effort, ceux qui sont dans la provocation, ceux (ou celles) qui n’ont même plus conscience de leurs paroles ou de leurs gestes – tant ils sont devenus des réflexes ou des tics – , ceux qui sont présents un jour sur trois, ceux qui volent portables ou stylos à des élèves de leur propre classe, ceux qui…, il n’en reste guère qui sont là pour participer à la vie du groupe en s’impliquant du mieux qu’ils peuvent avec leurs forces et leurs faiblesses – mais avec leur motivation… La crise n’est pas seulement financière et économique, elle est sociale et touche en priorité la sphère éducative de l’Ecole. A cet environnement général défavorable peut s’ajouter un environnement local qui accentue le phénomène. Qu’un élève revendique son exclusion temporaire comme une victoire (elle aurait dû être définitive) et tous les élèves de la classe ont compris que cette « punition » n’a pas une grande valeur. Le sens se perd, il se dilue dans une gestion de l’éphémère et du n’importe quoi. Les solidarités s’émoussent pour ne pas dire qu’elles disparaissent au profit d’une vision autocentrée qui fait du nombril un pôle inattendu. Certains adultes empruntent cette route égocentrique bien balisée, il faut sauver les meubles, les siens d’abord, cela va de soi ! On privilégie ses actions, ses intérêts, son CAC 40, au détriment d’un collègue qui vous a rendu un signalé service. Tout se délite au sein du groupe qui devrait au contraire se serrer les coudes pour faire corps et trouver des réponses, peut-être des solutions. Tout juste si ceux qui veulent fédérer un mouvement pour restaurer une action digne ne passent pas pour de vieux éléphants sur le retour agitant des idées de « has been » : l’égalité, la solidarité, la laïcité, la conduite d’un projet collectif et non l’éparpillement dans des projets qui n’ont pour seul but que de faire briller celui ou celle qui le mène. Etoiles de pacotille à la chair de carton pâte, à la clarté obscure… Si vous saviez… Mais quelle est cette société qui n’a pas même le courage de lutter en regroupant ses énergies ? Le libéralisme amoral aurait-il envahi les murs de l’Ecole ? Ceux qui ont toujours abhorré l’Ecole de la République doivent se frotter les mains. Certes, elle était loin d’être parfaite, mais elle essayait au moins de promouvoir des valeurs humanistes avec la culture et l’éducation populaire comme vecteurs principaux. Je ne suis pas sûr que les chants les plus désespérés soient les chants les plus beaux. Certes, le pessimisme n’est pas porteur d’idéal, il est une étape obligée de constat, un passage sur lequel il ne faut pas s’attarder. La lutte, même la plus humble, est préférable à l’entretien d’un climat tapissé de nuages sombres. La lutte, de préférence avec les autres. En rassemblant la diversité et les compétences, c’est à dire en adoptant une philosophie qui prend le contrepied de ce qui est en train d’éclore au grand jour : le projet d’atomiser ce qui reste de l’unité des équipes éducatives pour entrer sans vergogne dans un monde éducatif qui prône ouvertement les valeurs marchandes et consuméristes de l’entreprise. La simplicité au lieu de la complexité. Les élèves dont j’ai parlé plus haut – avec il faut le reconnaître, peu d’empathie – feraient long feu dans ce type d’encadrement… Aussi, je préfère encore qu’ils soient dans ma classe malgré toutes les difficultés que cela implique. Je ne veux pas jeter l’élève avec l’eau du bain, je préfère lui apprendre à nager. Presse (1) : diplômes à vendre Lire la presse est plus qu’un passe temps, c’est une activité indispensable pour savoir, pour se questionner, pour saisir l’air du temps. Ainsi le 17 avril paraissait dans le journal Libération un article intitulé : Diplômes : des Chinois paieraient pour les lauriers. De quoi s’agit-il et en quoi cette nouvelle a-t-elle un rapport avec ce qui se passe au collège ? Le conditionnel reste de rigueur tant que le ministère de l’Education nationale – qui a ouvert une enquête administrative – ne connaîtra pas le fond précis de cette affaire. Il y a déjà quelques témoignages qui ne manquent pas de sel. Pierre Gensse, le directeur de l’Institut d’administration des entreprises de l’université de Toulon raconte : « Un étudiant chinois m’a un jour proposé de lui délivrer entre 60 et 80 diplômes de licences et de masters contre une somme de 100 000 euros. » L’article ajoute que ces étudiants acheteurs de diplômes ne parlent pratiquement pas français… Je l’ai moi-même constaté en regardant un reportage qui passait à la télévision sur France 2 : une jeune étudiante, à qui le journaliste posait des questions simples à propos de ce présumé trafic, n’arrivait à prononcer en guise de réponse que le mot « diplôme » – qu’elle semblait avoir parfaitement intégré. Le commentaire était inutile tant l’imposture était flagrante. Plus bas dans le corps du texte, le lecteur apprend que « des dysfonctionnements ont été constatés lors de sessions du test de connaissance de français organisées dans les centres agréés en Chine » ; ces étudiants sont-ils ceux qui achètent leurs diplômes, pour l’instant la liaison n’est qu’une hypothèse. Cela n’a pas empêché le parquet de Marseille d’ouvrir une information judiciaire pour « corruption passive et active, et escroquerie », suite à la plainte déposée par un enseignant de l’université de Toulon. D’autres universités seraient dans le même cas de figure… Attendons patiemment les résultats de l’enquête ; mais d’ores et déjà, il y a des éléments concrets qui montrent un certain état d’esprit qui plane sur la sphère Education nationale. Il n’y a pas longtemps, le site faismesdevoirs.com avait proposé l’espace de quelques jours exactement la même procédure à de jeunes adolescents collégiens ou lycéens. Contre paiement tarifé, il leur était délivré – ou livré – les solutions et résultats à leurs problèmes de maths ou leur exposé de français. Les premiers pas de cette entreprise – du plus pur jus libéral – avaient été un franc succès tant les demandes par milliers affluaient. Las ! Il existe encore dans notre pays quelques individus qui ont pensé que la morale la plus élémentaire avait été bafouée. L’entreprise dut donc baisser pavillon – mais après avoir « managé » comme une star de la communication, reportant à des jours meilleurs la réouverture de son commerce scolaire. Si l’égalité des chances n’a jamais été réalisée – mais reste néanmoins le socle philosophique de la pensée des progressistes, laïques et républicains, et de toutes les personnes de bonne volonté, elle n’avait jamais connu ces velléités répétées de mise à mort. Depuis deux ans, le ministère ne cesse par ses réformes soi-disant à visée amélioratives pour les plus défavorisés, de casser littéralement les structures qui existaient. On voit bien se dessiner une carte des collèges dont la ligne de fracture sera financière, qu’on le veuille ou non. On choisira son collège en fonction de son classement départemental ou régional, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. La situation actuelle est déjà très préoccupante. L’Observatoire des inégalités note que « 84 % des élèves des sections pour jeunes en difficulté au collège sont issus des catégories sociales défavorisées : enfants d’ouvriers, d’employés et des sans activité ». Il ajoute que « les catégories sociales les moins favorisées sont très largement surreprésentées dans les sections d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa) qui accueillent les collégiens présentant des difficultés scolaires "graves et durables" (100 000 élèves sur 3,2 millions). » Le collège ne fait qu’accentuer ce clivage, il suffit de voir dans quel état les élèves les plus en difficultés en sixième arrivent en troisième. Rien de sérieux – au plus haut niveau, car sur le terrain, les enseignants se débattent souvent comme de beaux diables – n’est fait pour que ces jeunes adolescents puissent croire aux vertus éducatives et cognitives de l’Ecole. Et l’Observatoire des inégalités d’enfoncer le clou : « Le système français est marqué par son académisme, des évaluations fréquentes et des enseignements précoces. Autant d’éléments qui pénalisent ceux qui disposent des plus faibles atouts familiaux. » La crise financière est certainement catastrophique pour une partie importante de la société. Mais il y a plus grave : elle exacerbe les inégalités sociales en matière d’éducation et détruit insidieusement les valeurs et les mesures solidaires issues de la Résistance. Il ne s’agit même plus de vendre son âme au diable, il s’agit d’en avoir les moyens. Presse (2) : stress familial Ce terme d’origine anglaise (effort intense, tension) est apparu en 1940 quand Hans Selye l’a proposé, nous apprend Le Grand Robert de la Langue Française. Etre stressé, c’est s’inquiéter, être angoissé, être tendu ; on parlera alors de situation stressante. C’est le sujet de l’article de Martine Laronche paru dans le journal Le Monde du 13 avril dernier. Le titre en est interrogatif : « Elèves trop stressés : la faute aux parents ? » Explorons la teneur de ce propos en confrontant ces données à la réalité du terrain. Une remarque : l’adverbe « trop » induit-il que le stress serait partie intégrante et normale de la réussite scolaire ? A l’inverse ne pas être stressé du tout serait-il un facteur préoccupant car synonyme d’échec ? Quoi qu’il en soit, Martine Laroche, s’appuyant sur un sondage CSA effectué en février 2009 pour l’APPEL (enseignement libre), ainsi que sur les travaux de la pédopsychiatre Gisèle Georges, de la psychopédagogue Brigitte Prot, et de Patrice Huerre, psychiatre de l’enfant et de l’adolescent, dresse un tableau inquiétant des ravages causés par ce mal nerveux. Contre toute attente, les parents seraient encore plus stressés que leurs enfants… Patrice Huerre résume parfaitement cette nouvelle donne en notant qu’il y a « un transfert d’inquiétude concernant l’avenir, des adultes sur leurs enfants». Brigitte Prot complète cette analyse en stigmatisant « la tyrannie de la note » proposant une évaluation par les compétences… La moyenne d’âge des élèves stressés montre une tendance forte à descendre, pour se focaliser sur le collège, ce qui semble d’ailleurs faire les choux gras des officines de soutien scolaire comme Acadomia ou Complétude. Ceux qui habituellement stressaient étaient les élèves de Terminale ou de classes « prépa ». On atteint le summum avec le témoignage de cet enfant de maternelle qui récitait parfaitement ce qu’il avait entendu à la maison (dans la bouche de sa maman en priorité) : « à l’école, il faut cravailler sinon on n’aura pas un bon métier ». Cette mise en condition ne peut bien sûr pas donner de bons « résultats ». La journaliste conclut, en parlant du « métier d’élève », que ce dernier aurait le droit d’oublier en rentrant à la maison, à l’instar des parents qui rentrent fourbus d’une journée de travail, mettant ainsi sur le même pied parents et enfants dans la société. Espérons que ce ne soit qu’un bon mot… En effet, élève n’est pas un métier, même si l’un d’entre eux m’a déclaré il y a peu qu’il trouverait normal d’être payé pour venir au collège. Lui n’était pas stressé. Ceux qui le sont souvent ne disent rien ou très peu. Ils ne se font pas remarquer par une attitude ostensiblement provocatrice ou désinvolte. Ils chercheraient plutôt à se faire oublier sans autre forme de procès. Ce sont en général des travailleurs dont la réussite peine à émerger. Ils sont tendus à la moindre question ou sollicitation – par exemple aller au tableau – et ils n’ont que modérément confiance en leurs capacités à défaut d’avoir confiance en eux. Le plus petit contrôle écrit leur fait perdre les pédales, les plongeant alors dans les affres de l’erreur et de l’oubli – alors qu’ils savaient. Certains d’entre eux fréquentent régulièrement l’infirmerie (maux de tête ou de ventre handicapants) ; parfois, ils sont dispensés d’EPS, ne pouvant supporter le regard d’autrui sur leur physique et ses « performances » – s’imaginant incapables de quelque roulade ou acrobatie que ce soit. Leur vie à l’école est un petit enfer, un calvaire récurrent qui les mine. Dans le meilleur des cas, les parents attentionnés – souvent après un entretien pédagogique approfondi avec le professeur principal ou le conseiller d’orientation psychologue font en sorte qu’ils puissent atténuer ce stress invalidant en consultant un psychologue. Dans beaucoup de cas, rien n’est fait et le malheureux ou la malheureuse traîne son mal toute une éternité. Dans tous les cas, il me semble que la parole la plus simple et la plus concrète peut aider à débloquer ce stress qui prend bien des formes ; ainsi j’ai constaté qu’une très bonne élève – cela arrive – présentait un bégaiement sporadique qui lui causait bien du tort quand elle avait à prendre la parole ; elle-même m’en parlait régulièrement, ayant conscience que reconnaître ce trait expressif désagréable l’aiderait à s’en débarrasser. Mais tous n’ont pas ce caractère bien trempé ! Quand de plus ces élèves stressés – souvent des filles – se retrouvent dans une classe au comportement difficile, ce stress s’en trouve renforcé car l’atmosphère ne se prête pas à l’écoute, voire à l’empathie. Pour une jeune fille de troisième qui peine – alors qu’elle redouble car ses parents veulent à tout prix qu’elle aille en seconde générale – les journées et surtout les nuits ne sont pas reposantes… Ces élèves, sous tension permanente, n’ont plus le temps de se reposer – et encore mieux de s’ennuyer – et se voient placés dans ce que l’entreprise appelle l’obligation de résultats. Bien entendu, qu’ils y arrivent ou non – ils n’y arrivent pas souvent – les dégâts sont déjà importants et la vie à venir (hors école) portera longtemps les séquelles de ce forçage improductif, l’enfant puis l’adolescent n’ayant jamais eu l’occasion de se poser ses propres questions ; il n’aura fait que tenter de répondre aux questions de ses parents (ou de la société) qui ne le considèrent que comme un carnet de notes et non comme un individu avec ses forces et ses faiblesses, un être humain en devenir. Arrêtons le massacre ! Presse (3) : temps scolaire, temps solaire Le sujet qui suit a sans doute un certain rapport avec celui qui précède. Il s’agit du temps scolaire, que j’ai déjà évoqué il y a quelques semaines. L’article du journal Le Monde, paru le 28 avril et intitulé : « Rythmes scolaires : la semaine de quatre jours contestée » concerne l’école primaire, mais sa réflexion touche aussi le collège, en particulier la classe de sixième. Pour résumer, l’article de Martine Laronche met en évidence les problèmes importants posés par cette semaine raccourcie, notamment en ce qui concerne la longueur des journées et la fatigue accumulée des enfants. Ainsi plusieurs villes – socialistes (tiens !) : Angers, Lille, Grenoble, Brest – souhaitent revenir à une semaine de quatre jours et demi avec le mercredi matin. Il faut rappeler que seuls 3,6% des écoles avaient choisi de reporter le samedi matin défunt sur le mercredi matin… décision collégiale prise par le conseil d’école, la commune et l’inspection académique. On voit bien dans cette affaire quels types de considérations ont été privilégiés : des intérêts qui n’avaient rien de pédagogiques, et qui ignoraient royalement les besoins physiologiques élémentaires des enfants ; seul le « rythme » des parents (celui de la société, en fait, qui se soucie plus de consommation que d’éducation) avait prévalu. L’adjoint au maire de Lille, M. Kanner, en charge des questions éducatives, précise que : "Faire classe le mercredi matin présenterait l'avantage de supprimer une rupture de rythme dans la semaine et d'alléger de trois quarts d'heure les jours de classe qui sont parmi les plus longs en Europe". A ces journées de six heures, les plus en difficulté écopent encore de deux heures hebdomadaires supplémentaires coincées dans des créneaux improbables. Quoi qu’il en soit, les espoirs sont maigres de revenir à l’ancienne formule car les nouvelles habitudes de vie étant prises, il est difficile d’accepter de perdre ces « avantages », cela sonnerait comme une régression pour ces chers parents – et parfois enseignants – qui n’ont de cesse de favoriser le développement de l’enfant… à condition qu’il leur permette de ne pas entraver leurs propres désirs. On voit bien que ce débat récurrent oppose deux concepts : celui de l’éducation et celui de la consommation. Compresser le temps du travail scolaire doit permettre de profiter plus et mieux du temps de loisirs. Or ce plan si séduisant sur le papier ne donne en général pas de bons résultats. C’est aussi vrai au collège où nous travaillons sur neuf demi-journées (le samedi matin ayant été reporté sur le mercredi matin). Il a fallu du temps pour que chacun intègre ce nouveau rythme. Il n’empêche que certaines classes bénéficient d’une demi-journée complètement libre, ce qui revient à une semaine de quatre jours. Mais au collège, le nouveau problème qui se pose est le suivant : de plus en plus d’élèves pensent que les heures de cours sont les seules durant lesquelles il faut travailler. En dehors du collège, on ne fait rien ou presque. Si à l’école primaire, le travail à la maison – hormis la relecture ou l’apprentissage d’un travail déjà fait en classe – n’est pas inscrit dans les textes officiels, au collège il en va tout autrement ; une partie non négligeable du travail est demandée à la maison. Mais cette requête tombe en quelque sorte en désuétude… Alors de plus en plus de collègues – dont je fais partie – essaient, d’accomplir ce travail en classe, ou tout du moins de l’initier de façon très ample. Mais cette solution ne remporte pas un franc succès car, comme je l’ai raconté, des élèves refusent de rendre un travail préparé et terminé en classe ! Car ces élèves-là sont entrés dans la spirale de la consommation et considèrent qu’ils peuvent choisir le produit sur lequel ils vont « travailler » ! Certains mêmes deviennent des champions de l’absentéisme – surtout en période de devoirs – et daignent à peine montrer un billet d’excuses – l’un d’entre eux a éprouvé beaucoup de difficultés à reconnaître qu’il avait été absent ! Pour ces élèves le temps de l’école n’existe plus, seul leur temps personnel importe. Il semble que les parents et l’administration ne s’en formalisent guère. Comme si chacun vivait dans « son » temps, de la façon la plus égoïste qui soit. Le temps commun, le temps de l’altruisme, n’existe plus ; quant à « donner son temps », mieux vaut classer cette expression dans la rubrique : « article périmé ». J’ai repris une ancienne lecture : A la recherche du temps perdu, d’un certain Marcel Proust. Aujourd’hui, entreprendre la démarche du très grand romancier, c’est un luxe que nous devons reconquérir, non pas pour plonger dans une nostalgie sans effet, mais au contraire pour retrouver le sens et la valeur du temps décompressé, du « temps retrouvé ». MARS 2009 Première semaine : La petite fumée du temps passé
D’abord, il faut se remotiver, soi, pour que les élèves reprennent le rythme scolaire et le goût du travail. Ce n’est pas chose très aisée pour tous, sans exception. Il ne suffit pas de vouloir pour pouvoir. Certains collègues ont les ressorts abîmés, voire cassés. Ils aimeraient bien souffler un peu plus longtemps (voir ci-dessus) et retrouver un nouvel élan. Quoi qu’on dise, enseigner est un beau métier mais qui nécessite une excellente santé, psychique et physique. Les méninges fatiguées transmettent au corps les formules qu’il va s’appliquer et s’infliger pour son plus grand mal. Ensuite, ces périodes de repos ne le sont pas pour tous ces jeunes adolescents. Si quelques-uns profitent pleinement de ces jours de liberté en allant à la montagne ou dans lieu dépaysant avec leurs parents, un nombre important d’entre eux va rentrer moyennement reposé de ces jours sans classe. Le changement de mode de vie institué hors de l’école aura souvent privilégié un sommeil tardif et peu réparateur. Changer d’activités c’est bien, mais lorsque celles-ci prennent du temps sur le repos nocturne, le bénéfice n’existe pas, il y aurait plutôt un passif. Ces vacances-là, où tout est permis, génèrent forcément un retour « entre les murs » où l’enthousiasme est aux abonnés absents. Ces quinze jours se seront effilochés sans lectures mais avec beaucoup trop d’heures le nez et les yeux collés aux écrans. Cette fausse liberté octroyée par la technologie et la présence en pointillés des parents – la plupart d’entre eux travaille – laissera des traces difficiles à effacer d’un coup de gomme lors de la première journée de remise en selle. Vous me direz : « Avant c’était comme ça… ». Vous savez bien que non. La prégnance consommatrice balbutiait, il n’y avait pas cette emprise insidieuse sur les cerveaux, sans parler de l’idéologie orwellienne qui tend à faire des individus les pièces d’un puzzle infernal. Le temps de l’ennui existait encore, ce temps propice à la recharge de l’imaginaire, de l’utopie et du rêve. A quoi rêvent les adolescents aujourd’hui ? D’aucuns penseront que mon discours est celui d’un vieil aigri, qui ne fait que réactiver la litanie des générations précédentes. C’est possible. Cependant il me semble que l’on ne parle pas de la même chose. Une génération qui ne rêve plus, c’est à dire qui ne voit l’avenir qu’en termes matérialistes, aura les plus grandes peines du monde à trouver du sens à ce qu’elle fait. En quoi l’acte de consommer (être dans une attitude consumériste) permet-il aux êtres humains de progresser ? Qu’attend-on par exemple pour développer une véritable culture populaire en proposant des tarifs symboliques pour l’accès aux spectacles de théâtre, de musique, de cinéma, aux expositions qui se déroulent dans l’espace culturel de ces jeunes adolescents, sans parler d’ateliers de toutes sortes ayant pour vocation d’initier à des arts ou activités méconnus ? Cela nécessite une organisation, un budget, mais cet investissement-là est assurément plus rentable qu’une action chez le sinistre banquier Madoff… Le temps hors école est un temps indispensable à l’enfant, à l’adolescent, à l’adulte. C’est un temps qui doit permettre un retour sur soi, productif et progressif. C’est le temps d’une liberté à maîtriser dans la sérénité, afin que la parole qui apaise les tensions permette aux yeux de se déciller pour traverser l’écran de fumée de la facilité. Dans l’instant me reviennent des souvenirs de vacances hivernales. C’était il y a plus de quarante-cinq ans – j’avais moins de dix ans. J’accompagnais mon oncle dans la forêt pour l’aider à « faire du bois ». En fait, armé d’un gouet, je coupais les petites branches qui dépassaient des troncs couchés dans la terre moussue. J’adorais alimenter le feu avec ces bouts de bois arrachés aux chênes vénérables. La fumée âcre qui se dégageait de ce brasier forestier me remplissait d’une joie qui me fait encore frissonner aujourd’hui. Le bruit sifflant des arbres qui fendaient l’air en tombant pour s’écraser dans un lourd fracas dont l’écho se réverbérait dans la forêt entière emplit toujours mes oreilles d’une émotion intacte. A cette initiation forestière correspondent trois lectures que je me rappelle parfaitement : Amadou le Bouquillon de Charles Vildrac, Les aventures de Mr. Pickwick de Charles Dickens, ainsi que le magazine du Chasseur français auquel mon oncle regretté était abonné. Le coach Le coach – voici un mot que mon correcteur orthographique accepte sans prendre la mouche – est devenu un terme populaire grâce à sa prégnance dans le monde du sport. Quel sportif de haut niveau, quelle équipe de football n’a pas son coach, terme qui signifie « diligence » en anglais, mais qui vient du français « coche », d’où ma fine allusion à la mouche… Donc, les sportifs sont la surveillance des diligences…. je veux dire des entraîneurs. Quand on possède un mot impeccable en français et que l’on souhaite le remplacer par un mot étranger, il y a anguille sous roche ; méfiance… Le coach parfois se transforme en gourou et entraîne l’entraîné à sa perte. Or, en ouvrant le journal Libération du lundi 2 mars, je lis avec stupeur un article intitulé : « Coachs à gogos pour ados désorientés », dans lequel des coachs privés mais pas gratuits vendent leurs conseils à des familles – ayant sans doute les moyens financiers mais pas le réflexe du doute et du questionnement – inquiètes pour l’avenir de leurs adolescents. Une mère de famille dans cette expectative, après avoir déboursé près de 400 € !, s’est vu délivrer un verdict surprenant pour son fils : la coach a préconisé une entrée dans l’univers du clown – vocation hautement indispensable au demeurant – alors que le fiston lorgnait plutôt du côté des grandes écoles… Pour l’instant, seuls les lycéens pré-bacheliers sont concernés ; cependant on peut craindre que dans quelques années le collège soit touché à son tour par cette noria de consultants qui empochent le gros lot à chaque rencontre : près de 400€ pour deux rendez-vous et quelques brochures, la marge est bonne. Une fois que l’argent – au sens le plus péjoratif – est entré dans le temple qu’est l’Ecole républicaine, on peut s’attendre à ce que sa capacité de nuisance fasse des ravages à tous les niveaux. D’ailleurs cela a commencé, car dans le même article, on apprend qu’une professeure dans l’Education nationale s’est auto proclamée « coach parentale à son compte » ! Comme elle a tout compris à sa juteuse activité complémentaire, elle ose ajouter que « pour les adolescents, le coaching semble une solution moins agressive que le rendez-vous chez un psy ». Flaubert pourrait ajouter cette forte pensée à Bouvard et Pécuchet (son encyclopédie inachevée de la bêtise humaine). On apprend également que le magazine L’étudiant s’y est mis, et demande 349 € pour l’année. La maman du futur clown s’est aperçue, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendrait plus ; j’oubliais de préciser, que dans sa grande sagesse, le coach avait proposé une seconde option : « design de chaises » ! « Fumisterie » a lâché la mère en colère. Rappelons maintenant que ce genre de situation n’arrive pas par hasard. C’est un plan concocté de longue date (depuis les années 2000) qui vise à supprimer tout simplement les conseillers d’orientation – qui sont aussi psychologues – pour laisser leurs tâches aux professeurs principaux (qui n’ont pas grand chose à faire , c’est bien connu) et ainsi ouvrir grand la porte à la marchandisation de l’orientation… pour ceux qui le pourront. Les chiffres officiels sont cruels : en 2007, cinquante conseillers d’orientation ont été recrutés contre 250 en 2000. On ne saurait être plus explicite quant aux choix effectués. Dans quel pays vivons-nous ? Il semble bien que tout soit verrouillé, et que malgré le mécontentement général qui monte et qui gronde, répandant sa clameur en tous lieux, l’on ne puisse pas arrêter ce mouvement anti démocratique, contraire à la simple équité. Bientôt, les professeurs deviendront eux aussi des coachs d’enseignement ; puis les chefs d’établissements, les inspecteurs, les recteurs, le ministre, le président (coach en chef). Il faudra alors plier l’échine sous le fouet cinglant du cocher dictateur. Quand l’équipage sera usé jusqu’à l’os, on en changera (il y aura de la réserve) à discrétion. On peut se demander qui a intérêt à brader ainsi un système – perfectible, certes – fondé sur l’égalité des chances… Chacun apportera sa réponse. On peut en tous cas, « orienter » l’orientation dans un sens qui arrange les décideurs économiques, eux-mêmes coachs patentés de la sphère politique. Pour l’heure, le dépeçage est en cours. Défendons chèrement notre peau – s’il en est encore temps… Quand on se sera vraiment rendu compte de ce qui arrive, il sera trop tard. L’Education nationale aura revêtu les habits de l’entreprise dans ce qu’elle a de plus haïssable : le profit pour soi mais pas pour les autres. Devoir : verbe payant Les jours se suivent et se ressemblent. C’est un peu comme au cirque. On fait de plus en fort. Aujourd’hui, en lisant Le Monde, j’ai appris qu’un certain Stéphane Boukris, un ancien élève d’une grande école de commerce, a lancé sur Internet, un site destiné à faire les devoirs des élèves, service rendu contre paiement. L’opération doit débuter le 5 mars et le ministère a pudiquement souhaité ne « pas faire de commentaires ». Les tarifs peuvent aller de 5 €, pour un simple exercice, à 80 €, pour un exposé d’une dizaine de pages. Quant au paiement, ces jeunes qui n’ont pas de carte bancaire pourront utiliser des cartes pré payées ou encore des forfaits de téléphonie mobile. Ce nouveau commerce de l’éducation n’est pas une surprise. Il existait déjà des officines privées qui donnaient des cours de soutien ou de rattrapage (Acadomia…) ; le « contrat » passait quand même par les parents – ce qui ne veut pas dire dans mon esprit que ce système était une bonne chose… Là, on a franchi un cap, il n’y a plus d’intermédiaire, on s’adresse directement au consommateur adolescent pour lui vendre un produit, une marchandise. En supprimant ainsi la médiation des parents, on fait de l’adolescent – qui a les moyens de payer, mais qui va lui donner l’argent ? – un client lambda qui devra savoir de quoi il a besoin pour subvenir à ses besoins… éducatifs. « Alors, cher jeune homme, je vous mets combien de civilisation grecque ? Combien de racines carrées ? Combien de Platon ?Tenez je vous rajoute gratuitement une pincée de Flaubert. » M. Boukris ne s’embarrasse pas de déontologie, encore moins d’éthique, il déclare en toute décontraction du haut de sa suffisance : « S’il y a une demande, c’est qu’il y a un marché. », montrant par cette forte pensée qu’il a assimilé le meilleur de son école de commerce. Quand aux fournisseurs de devoirs, il n’y a eu aucun problème pour les trouver parmi les étudiants des grandes écoles qui – on ne va pas les blâmer – vont arrondir leur maigre budget ; des professeurs de l’Education nationale – je mets encore une majuscule – se sont même précipités sur l’aubaine… Ce qui caractérise le délitement moral d’une société, c’est la morgue et la totale désinhibition dont font montre ceux qui s’emparent du pouvoir, au plus haut niveau comme à ceux intermédiaires, y compris jusqu’au bas de l’échafaudage. La honte. C’est le mot qui me vient à l’esprit. La honte de laisser faire ainsi ces marchands de soupe. Pour l’heure ce système ne s’adressera qu’à ceux qui en ont les moyens ; mais on peut penser qu’il y aura des petits malins pour capturer un public plus large. Pensez donc ! ce n’est même plus la peine de faire ses devoirs, il suffit de taper faismesdevoirs.fric pour obtenir le résultat. Un clic bien placé et le 20 est assuré. Et puis, on pourra revendre les résultats à ses petits copains, histoire d’amortir la dépense… Bien sûr, ce commerce se fait en dehors de la classe, et n’a en principe pas d’incidence sur les devoirs qui sont réalisés en classe. Mais chacun sait que cela se ressentira forcément sur la moyenne de l’élève, car le professeur prend aussi en compte le travail fait à la maison. Bref, on s’achemine vers des lendemains qui ne vont pas chanter vraiment. En fusillant une partie de ses troupes – par la suppression de postes et en sonnant l’hallali de la formation initiale et continue entre autres gracieusetés – , le ministre – téléguidé par son président – a ouvert la boutique aux prédateurs de tous poils. Il démolit méthodiquement tout ce que nos maîtres, depuis les années 1880, avaient construit, il vend le savoir à des personnages pour qui la morale est un mot grossier, il montre son mépris pour les « instituteurs » de la République laïque, il préfère la facilité à la complexité, il ne veut plus que les jeunes gens réfléchissent, il leur suffit de consommer. Et ce ne sont pas les belles déclarations de principes qui y changeront quoi que ce soit. On voit bien la réalité du terrain : des champs que l’on cultive, des champs en friches galopantes. Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Baudelaire pensait à tout autre chose en écrivant ces alexandrins, mais c’est le privilège des grands poètes : leurs mots, parfois, ont d’étranges échos dans la chambre noire de nos pensées. Deuxième semaine : Merci Monsieur Beckett Le projet de site payant pour faire les devoirs a vécu. Son inventeur s’est retiré, en donnant les explications suivantes : « Nous aurions eu pour des millions d'euros de commandes de manière tout à fait légale mais nous ne voulions pas être mêlés à la paupérisation intellectuelle du pays », ce qui témoigne d’un état d’esprit dont la puanteur n’a rien à envier à une bouche d’égout. Il enfonce le clou de son mépris en rappelant : « Nous tenons à vous présenter toutes nos excuses dans la mesure où nous réalisons à ce jour, à quel point ce site va à l’encontre de nos propres valeurs. » On ne saurait mieux faire dans l’infâme. Enfin il termine par ce souhait en forme de prédiction, digne d’un Nostradamus de pacotille : « L'équipe souhaite faire en sorte que les générations futures soient meilleures que les précédentes, et faismesdevoirs.com ne pourra en rien y contribuer ; les nouvelles technologies doivent servir à nous améliorer et non à nous assister. » Le cynisme n’a pas de limites. On notera au passage qu’il ne va pouvoir sauver la planète éducation de sa faiblesse, lui qui pourtant possédait tous les outils pour y remédier… Génie incompris que ce bienfaiteur de l’humanité! Ce matin, j’ai repris contact avec la réalité, celle de la classe, des élèves, du travail, de l’énergie à employer pour remettre toutes et tous dans une atmosphère studieuse. Et ce n’était pas facile, y compris pour moi-même. Je dois dire que j’ai été aidé conséquemment par une personne de grand talent, un prix Nobel de littérature : Samuel Beckett. Avec la classe de 4°B, nous terminons une longue séquence sur le théâtre dont Cyrano a été le pivot. Aujourd’hui, nous faisions connaissance avec le théâtre que l’on appelle « contemporain », ceci pour signifier qu’il a rompu avec les codes du théâtre classique. Un extrait de En attendant Godot était à notre disposition dans le manuel de français ; extrait trop bref, mais significatif du langage du célèbre irlandais de Dublin, qui fit de la France sa patrie d’adoption. Je pense que les élèves ont saisi combien l’aspect déroutant de son théâtre nous force à nous interroger sur notre situation d’êtres humains. Quatre élèves ont joué la rencontre entre les deux couples improbables : Estragon et Vladimir d’une part, Pozzo et Lucky (attaché par une corde au cou comme un animal esclave), d’autre part. Le rire et le tragique sont apparus immédiatement dans leur interprétation spontanée. Il se sentaient à l’aise – et la classe aussi qui les regardait – dans cette langue du quotidien qui à chaque réplique cogne là où ça fait mal. Nous étions dans le vrai travail, celui qui fait que chacun découvre ce qu’il ignorait la veille. Les élèves découvraient un style, une façon de penser le monde – ici le thème de l’attente du « sauveur » Godot – inhabituelle et pourtant si puissante ; et moi, je prenais conscience avec bonheur qu’il ne faut pas hésiter à proposer aux élèves ce qui nous semble a priori complexe car c’est dans cette difficulté qu’ils existent enfin, dans le questionnement incessant dont ils font feu – ils veulent savoir mais Beckett nous laisse seuls face à nos interrogations. En cela, sa volonté de ne pas s’ériger en maître à penser fait de lui précisément un maître, c’est à dire un homme qui donne, qui transmet le désir profond de savoir, de comprendre ce monde absurde. Nous étions loin, très loin, de la morgue et de la suffisance de M. Boukris – nouvel avatar de notre société consommatrice, qui va finir par se consumer – grâce à l’univers atypique de Beckett. Les murs de la classe n’existaient plus. Lucky encordé, « haletant, bavant et écumant » nous invitait à nous libérer de nos cordes sans plus attendre. Can you speak english ? Heure hebdomadaire d’aide (d’accompagnement) au travail personnel en sixième. J’ai trouvé mon rythme de croisière avec ces jeunes élèves qui se montraient souvent rétifs à toute expérience d’apprentissage. Nous avons fait connaissance – pédagogiquement – et ils savent désormais dans quel sens j’oriente la réflexion. La donne s’est inversée : ce sont eux qui sont devenus les demandeurs. Hier, il s’agissait de mémoriser (à deux) un court dialogue en anglais entre deux personnages : Malcom et Simon. Très rapidement, nous formons les duos afin que chacun puisse s’investir dans sa réplique. Ensuite ces duos viendront devant le groupe jouer leur petite conversation. Je les regarde travailler. Ils imitent à merveille le perroquet, répètent jusqu’à plus soif leurs phrases comme des automates bien programmés. Le résultat est donné d’avance. Ça ne marche pas. Arrivés devant les autres le premier duo s’emmêle les pinceaux,bafouille des mots inaudibles, puis capote faute de munitions verbales. J’essaie alors de les mettre en confiance en les rassurant. Je demande à un autre duo de venir devant le groupe, mais en gardant le livre – qui sera posé sur le bureau ; le but étant d’abord de dire le texte et de lui donner du sens. C’est un peu mieux, mais je m’aperçois très vite qu’ils ne comprennent pas grand chose à ce qu’ils prononcent avec peine. Suit alors un long échange de questions-réponses pour accéder au sens du texte, c’est à dire en passant par une méthode qui ne me plaît guère : la traduction en français en faisant parfois du mot à mot – une sorte de déchiffrage laborieux devant une langue vraiment étrangère. Le dialogue se passe pendant un cours de danse et Simon demande à Malcom de lui montrer à nouveau, ( « Can you help me Malcom ? I can’t do this dance. » ainsi qu’aux autres comment il faut procéder car cela va vite et est très compliqué (« Well, because it’s fast and complicated. Can you do it for us again ? »). Malcom lui répond que c’est très facile, qu’il suffit de le regarder (« Ok ! Watch me, it’s easy »). Simon qui semble peu convaincu s’en sort en demandant s’il peut fermer la fenêtre car il a froid (« Can I close the window because I’m cold »). Malcom en colère lui lance : « Quoi d’autre ? « What else ? », qu’ils connaissent – certains – grâce à Georges Clooney quand il vante un célèbre expresso. Simon continue sur sa lancée en disant qu’il a soif (« I’m thirsty »). Malcom, excédé, clôt le dialogue en lui assénant : « You’re a pain », « Tu es un casse-pieds ». Fin de ce dialogue qui n’est pas de Beckett, mais qui dans sa simplicité a le mérite de poser une situation à peu près plausible, même si la danse n’est pas une pratique courante pour la plupart. Chacun reprend son texte, maintenant que le sens semble acquis. Un duo revient devant les autres mais je vois immédiatement que ça ne marche pas encore car la traduction n’est pas encore intégrée. En effet, il faut maintenant oublier le mot à mot et entrer dans une démarche globale – le vilain mot – de sens ; autrement dit, il faut penser en anglais pour donner aux répliques une certaine authenticité (le caractère peu entreprenant de Simon face aux certitudes puis à l’énervement de Malcom), cette atmosphère faisant étrangement écho à celle que je suis en train de vivre… Je reprends donc le dialogue pédagogique avec sérénité car j’ai compris qu’ils ne comprenaient rien à ce qu’ils disaient tant ils étaient emberlificotés dans la mémorisation pure. Exactement comme un lecteur en difficulté qui emploie toute son énergie à déchiffrer un texte écrit dans sa langue maternelle, au bout de sa lecture, il est épuisé mais n’a aucune idée de ce que peut bien raconter ce qu’il avait sous les yeux ! Pour les élèves, il fallait savoir coûte que coûte quitte à n’y rien piger – au moins, on montrera que l’on a travaillé. L’ambiance devient propice et comme par enchantement, chacun arrive à jouervraiment ses répliques ; enfin, ils accèdent à la réalité du texte, après avoir transpiré longuement, après l’avoir regardé de loin pour y plonger pour de vrai. Mon erreur aura été celle d’un débutant. J’ai cru que ce texte était facile (phrases courtes, vocabulaire peu compliqué en liaison avec la leçon, situation crédible…). J’ai donc effacé d’autorité toute difficulté majeure, pensant qu’il suffirait de donner quelques petits coups de chiffons ici ou là, alors qu’il fallait faire le grand nettoyage de printemps. Ce n’est qu’en réalisant que la langue anglaise restait pour eux un langage « étranger » que nous avons pu commencer à travailler en cohérence. J’ai alors mieux saisi le calvaire que pouvaient endurer ceux qui se bloquent dès le départ dans l’apprentissage d’une langue étrangère. L’appellation de « langue vivante » prenait un sens bien réel, celui qui doit faire du cours de langue un lieu où l’on parle en anglais… avec toutes les maladresses, erreurs, tous les bafouillages, quiproquos que cela peut impliquer. Jean Foucambert, qui fut si décrié, disait – avec un certain humour – que pour apprendre à lire, il fallait lire. Eh bien, pour apprendre l’anglais, il faut parler anglais – avec la même conviction que lorsque l’on parle français. « Vaste programme ! » comme disait le Général. Lectrice de rêve Elle a lu plus de vingt-cinq fois le tome 5 des aventures de Harry Potter (1000 pages). Elle a lu dix fois Fascination de Stephenie Meyer. Elle a d’ailleurs présenté ce dernier livre cette semaine et c’est à cette occasion qu’elle a expliqué à la classe et à moi-même ses pratiques de lecture. Elle, c’est M., une élève de la 4e B, une très gentille jeune fille, très simple et pas démonstrative pour un sou. Il faut dire qu’elle a des dispositions intellectuelles d’un excellent niveau – elle est passée en 4e sans passer par la case 5e, ceci dans le plus grand naturel. Elle est parfaitement intégrée à la classe, a beaucoup d’amies et d’amis. Tout va bien pour elle. Elle est heureuse de vivre. Cela se voit. Je dois dire que j’ai été soufflé quand elle a décrit ses pratiques de lecture. Je savais que l’on pouvait relire un livre quand on l’a aimé passionnément – on a alors la sensation de retourner dans un monde qui nous comprend – mais de là à multiplier ces allers retours avec des coefficients aussi phénoménaux, je n’y avais jamais pensé. Ce matin, encore intrigué, je lui demande ce qu’elle a lu hier soir – car bien entendu, elle lit comme on respire et ne regarde que très peu la télévision. « Ah, monsieur, hier soir, j’ai repris le tome 5 de Harry Potter, je l’aime particulièrement, j’en ai lu une centaine de pages. » Il fallait voir la tête des autres élèves, qui n’en croyaient pas leurs oreilles. Mais elle, M., déclarait cela avec tant d’authenticité qu’elle ne provoquait aucun remuement particulier de quelque auditeur que ce soit. Elle était vraie et sincère dans sa narration de lectrice. La discussion s’est poursuivie quelques instants, elle m’a alors confié avec une gentillesse délicieuse « qu’elle avait enfin compris un passage qui lui résistait depuis sa première lecture… ». J’étais tombé sous le charme discret de cette jeune lectrice déjà si aguerrie et rompue aux arcanes sémantiques du texte. Alors, me direz-vous, que faites-vous de ces données et de cette élève. Oh ! c’est très simple, je la laisse continuer son chemin de lectrice comme elle l’entend, elle saura parfaitement demander à la personne de son choix un renseignement lorsqu’elle le jugera utile. Ce que je puis faire, c’est profiter – au sens le plus noble – de son expérience de lectrice pour qu’elle motive ses camarades non lecteurs à entrer dans l’univers de la lecture et de l’écriture. Pour elle, je reste le professeur de français, celui qui est chargé d’appliquer le programme de 4e ; d’ailleurs, elle sait parfaitement qu’elle a à apprendre des notions qu’elle ne connaît pas – elle le fera sans doute avec plus de facilité que les autres, mais elle devra le faire – pour progresser dans sa connaissance du français en général. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est qu’au départ, elle a résisté de toutes ses force pour ne pas lire le livre de Stephenie Meyer – je précise qu’elle a lu les trois autres tomes dans la foulée – car c’est sa grande sœur, qui est au lycée, qui le lui avait suggéré. Ce n’est qu’en allant voir l’adaptation au cinéma qu’elle a senti qu’elle devait absolument découvrir l’œuvre originale. On notera au passage qu’il est plus dans les pratiques de lecture de passer du texte à l’adaptation cinématographique que l’inverse – c’est pourquoi certains élèves ont ce lapsus intéressant, parlant d’un livre : « Monsieur, je l’ai lu en film ! » - car une fois que l’on connaît l’histoire, quel intérêt y aurait-il à la « revoir » à nouveau ? La démarche de M. montre qu’elle a compris que le pouvoir du texte n’avait rien en commun avec celui de l’image – elle n’a vu le film qu’une seule fois – donnée à consommer avec gourmandise, certes, mais sans possibilité de la revisiter et d’y trouver de nouvelles interprétations (il faut mettre de côté les très grands films écrits par des génies (Griffith, Chaplin, Truffault, Hitchcock, Coppola, Ford, Almodovar, Bresson…) qui sont à leur manière de grands écrivains). Avoir compris à treize ans que le texte est inépuisable et contientune densité interprétative, c’est à coup sûr une rareté. Aussi quand je retrouve ma classe de 3°A dans laquelle une bonne demi-douzaine d’élèves a remisé la lecture au rayon des objets périmés, je passe de la lumière au crépuscule. Crépuscule, c’est la traduction littérale de l’ouvrage de Stephenie Meyer, dont le titre anglais est Twilight. L’éditeur français lui a préféré Fascination, sans doute plus vendeur. Mais je ne me démoralise par pour autant, ma mission – si ce mot a encore un sens – c’est d’essayer de donner à chacun un peu de ce que l’on m’a donné avec générosité quand j’étais élève puis étudiant ; donner un peu – beaucoup quand je le peux – de désir, pour grandir avec les textes comme amis à la vie à la mort. Fascination (paru en 2005) raconte comment Bella Swan, dix-sept ans, va faire la connaissance d’Edward Cullen, un lycéen de son âge, d’une beauté singulière : c’est un vampire. L’histoire se déroule à Forks, une petite ville de l’Etat de Washington. Stephenie Meyer explique que l’idée originale lui est venue d’un rêve qu’elle a fait en 2003. Troisième semaine : Des « Fragments » qui rassemblent Ce fut une belle soirée. Inoubliable. Les deux responsables en sont Samuel Beckett et Peter Brook. Beckett pour les textes et Peter Brook pour la mise en scène. En matière de théâtre, on peut difficilement atteindre ce degré de perfection. La représentation intitulée Fragments regroupait cinq mini-drames inachevés joués en anglais – par trois acteurs anglais – et sur titrés en français. Un décor minimaliste, un jeu d’une puissance rare, une émotion où le tragique et le comique se mêlaient – un peu comme dans la vie. Soirée inoubliable pour moi-même, mais aussi et surtout pour les dix élèves – comédiens de l’atelier théâtre du collège – que j’avais emmenés dans le cadre pédagogique de « L’école du spectateur » – la prochaine fois, nous allons voir L’Epreuve, de Marivaux… Ce sont des moments qui procurent le sentiment que ce que l’on entreprend n’est pas tout à fait inutile. Cette représentation était en fait ce que je n’aurais jamais espéré voir : une véritable leçon de théâtre. Non pas une leçon magistrale de laquelle on ressort assommé faute d’avoir eu le temps de respirer ou de réfléchir, mais une leçon qui donne envie d’apprendre encore et toujours, d’être curieux et interrogatif. Comment font ces trois acteurs – deux hommes et une femme – pour donner tant à voir, à entendre, à s’interroger avec cette économie de moyens. Comment font-ils dans ce morceau de bravoure où ils jouent uniquement par mimes et par gestes l’histoire de deux individus diamétralement opposés pour nous plonger dans le rire inextinguible avec leur posture clownesque et burlesque ? Ne pas parler et tout dire, n’est-ce pas là un paradoxe inexplicable au théâtre ? Beckett, déjà si économe, si concis en mots, ne veut-il pas nous signifier que les mots que nous utilisons parfois ne font que surligner avec emphase ce que tout le monde a compris dans un geste, une attitude, un regard, un gargouillement qui ne veut pas s’articuler et s’incarner dans une parole (Actes sans paroles II). Il fallait entendre la salle à bout de souffle dans son rire venu du fond des tripes, ce rire qui délivre de tous les maux, y compris le plus fatal. Une jeune femme au premier rang laissait s’écouler de sa gorge un rire cristallin, tout en cascades hoquetantes, joyeuses et vivantes comme les rires d’un jeune enfant qui découvre la beauté. Mais dans ce rire que nous célébrions tous – en fait nous y voyions notre caricature oscillant entre l’angoisse métaphysique et la vie vécue comme un simulacre sans signification – , il y avait la face cachée, l’ombre de l’humanité : la tragédie de sa condition éphémère : pourquoi se ronger les sangs ou bien se donner l’illusion de vivre alors que nous connaissons tous la fin de la pièce : ni exposition, ni intrigue, ni dénouement ; des rebondissements, des coups de théâtre peut-être, des quiproquos sans doute, mais pas de suspense. Car nous avons éprouvé la catharsis, cette « purgation des passions », selon Aristote, qui nous permet de nous libérer du poids de notre condition ontologique. Le théâtre de Beckett, si sombre, nous avait redonné le goût de vivre… Deux jours plus tard, quand nous sommes revus à l’atelier, nous n’avons pas abordé la représentation sous cet aspect-là – quoique ! – car les élèves n’ont pas plus de quinze ans… mais nous avons quand même pu discuter de ce langage si précis et économe qui nous mène droit à la recherche de notre vérité et peut-être de la vérité. Bien sûr, ils ont préféré les « foirades », ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été fortement marqués par les « dramaticules ». Je suis persuadé que ces moments de théâtre deviendront des références et des repères pour chacun d’entre eux, et ce tout au long de leur vie. - Arrête Antoine, tu crois au Père Noël. Le collège, et après… Les conseils de classe ont repris, pour le deuxième trimestre. En ce moment il s’agit des classes de troisième. Le conseil doit se prononcer – de façon provisoire – sur le choix d’orientation de l’élève. Trois avis sont possibles : favorable, réservé, défavorable. Trois mots qui vont influer sur l’avenir de chacun. La majorité des élèves demande une seconde générale. Ceux qui écopent de l’avertissement « réservé » passeront pour la plupart en seconde générale et technologique, les rares qui ont la mention « défavorable » devront faire un autre choix d’orientation : lycée professionnel pour un bac professionnel, CAP par le biais d’un apprentissage en alternance … Tous n’obtiendront pas satisfaction pour leur premier choix, ils se retrouveront dans des sections qu’ils n’auront pas réellement choisies… Ils auront l’impression de perdre leur temps. De ne pas apprendre ce qu’ils avaient envie d’apprendre. Ils abandonneront tout velléité de réussite et sortiront du système scolaire sans diplôme professionnel. Chaque année, ils sont quelque 150 000 dans ce cas. Alors, dans ces conseils de classes de troisième, j’ai toujours à l’idée cette situation pérenne insupportable. Et je mesure l’importance de mes appréciations écrites et orales ajoutées à celles de l’ensemble de mes collègues. Je me dis aussi que ces élèves qui ont passé quatre ans au collège – que cela passe vite – sont pour certains déjà amers et désabusés car ils n’ont guère appris. Parmi ceux-là, il en est qui ont baissé les bras et ne font strictement plus rien, affirmant même crânement qu’ils ne liront aucun livre étudié en classe, pas plus qu’ils ne feront de travail personnel à la maison. Jamais je n’avais rencontré pareille attitude : revendiquer avec une certaine agressivité que lire ne représente aucun intérêt pour la vie qu’ils se sont tracée. Il faut avoir accumulé beaucoup d’expériences négatives, beaucoup d’aigreurs pour en arriver à cet acte de parole. La lecture vécue comme un tripalium – mot latin qui désigne un instrument de torture, et qui a généré le mot travail – dont on veut s’extraire définitivement. Comment en sommes-nous arrivés là ? J’ai cette question en tête pendant le conseil de classe. Ce n’est pas normal qu’un adolescent réagisse ainsi. Qu’il n’aime pas lire est une réalité qu’assurément nous rencontrons, mais qu’il en fasse son credo, voilà un projet bien singulier ! J’appelle cela un échec. Un échec pour l’élève, mais surtout un échec pour l’Ecole qui a réussi à ce qu’il cultive et fabrique ce rejet et ce dégoût de la chose scolaire, en particulier de la lecture, compétence centrale et transversale, outil de connaissance personnelle incomparable. On me rétorquera – je l’ai déjà entendu dans des stages de lutte contre l’illettrisme – que l’on peut très bien réussir dans la vie en étant dans la situation d’un illettré. Cette remarque avait été formulée par un stagiaire – c’était un stage de formation de formateurs – qui bien sûr n’avait pas de problèmes d’illettrisme ; il interprétait ce que lui avait dit une personne de sa connaissance qui disait-il avait réussi dans la vie – elle possédait une belle maison et était « riche »… Tant mieux pour elle. Mais la réalité n’est pas ainsi… Il n’est pas impossible que ce genre de discours tombe dans l’oreille d’un jeune adolescent en difficulté scolaire, il y puisera alors les arguments deson déni de lecture. Le problème est certes plus complexe, cependant l’attitude de l’environnement proche – amis, famille, professeurs – est capitale. Elle n’explique pas tout mais participe de l’intérêt que l’enfant puis l’adolescent va accorder à la chose scolaire. Je l’ai déjà écrit, les conseils de classe sont souvent des chambres d’enregistrement qui entérinent des situations aux fondations anciennes. Proposer « défavorable, réservé, favorable », ce n’est pas satisfaisant. L’Ecole ne peut pas se résumer à ce constat sommatif. Pourtant certains pensent qu’il faut encore accentuer ce système en prônant l’abandon de la carte scolaire et la fin de la mixité sociale. Une bonne Ecole, pour eux, est une Ecole dans laquelle les réponses sont préférables aux questions, au sein de laquelle il est plus intéressant de creuser les inégalités plutôt que de chercher à les éradiquer. Cette Ecole-là, qui est en train de naître s’appelle une entreprise privée dont le seul intérêt est de faire fructifier les intérêts de ceux qui exècrent la devise de la République française. Je dois dire que j’ai été sidéré par le comportement de ce garçon de quinze ans, élève de troisième. Les élèves de cette classe – une bonne classe au demeurant – terminaient un travail d’écriture que nous avions préparé dans les séances précédentes en essayant d’améliorer les brouillons successifs. L’objectif était de mettre l’accent sur la qualité de l’écriture – le style – en ayant au préalable cogité collectivement sur le sujet. Il s’agissait d’un travail en deux parties : le résumé de la nouvelle de Flaubert, Un cœur simple, que j’avais lue à haute voix, suivi d’une réflexion sur la solitude affective. Bref, un travail qui prenait sa cohérence si l’on reditque nous étudiions Toine et autre contes normands de Maupassant. Chacun possédait le même matériau, l’intérêt était donc de passer à la construction, à la mise en texte. Or, que me grommelle cet élève alors que je lui demande son travail, après avoir constaté qu’il avait rangé ostensiblement toute feuille et tout stylo dans son sac léger : « De toute façon, je vous le rendrai pas, vous pouvez pas m’obliger… » Je tiens à redire qu’il ne s’agissait pas d’un travail qu’il fallait faire à la maison, mais d’un travail qui avait été préparé en classe, et ce de façon assez approfondie. On n’était donc pas dans le cas classique de l’élève qui « a oublié » son travail. Là, c’était une véritable revendication assortie d’un regard agressif qui me signifiait que mes prétentions d’enseignant, je pouvais les faire passer par pertes et profits (je reste poli). J’imagine que cette situation a été vécue par nombre d’enseignants, notamment dans des collèges difficiles – le nôtre ne l’est pas particulièrement ; j’insiste sur cet aspect – où la rébellion devient un « sport » permettant de récolter des médailles de combativité anti scolaire. Pour parler « sportif », j’avoue que j’ai été « séché » ; je ne m’y attendais pas. Dans son discours, cet élève assumait totalement son acte de parole, et ce n’est pas l’avertissement que j’ai inscrit dans son carnet de liaison qui y a changé quoi que ce soit. A ce propos, il est bon de signaler que son carnet, depuis le début de l’année, n’a jamais été signé par ses parents. Je l’ai bien fait remarquer autour de moi, mais cela n’a rien déclenché… Bref, cet incident m’a bien interrogé. En tout premier lieu, sur les sources de cette attitude. D’où cet adolescent tire-t-il cette autorisation – qui lui paraît légitime au nom dit-il de sa liberté – de se comporter comme un jeune malappris insolent dans le sens le plus péjoratif du terme ? Ce qui m’inquiète, c’est cette totale désinhibition devant l’adulte, considéré comme un élément superfétatoire. Comment cet élève en est-il arrivé là ? On peut penser que ce qu’il a montré sans aucune nuance sera connu et commenté par ses pairs – parfois comme une attitude à imiter. « Mais qu’est-ce qu’ils ont à vouloir nous faire travailler, ces profs ?Ils ne pourraient pas nous laisser tranquilles ? » Mon discours se veut aux antipodes d’une quelconque exaspération mettant en jeu un ego bousculé ou encore la litanie d’une vieille antienne quant à l’autorité qui n’est plus respectée (cf ; Socrate en son temps). Non, ce qui me paraît très inquiétant, c’est que de jeunes adolescents s’excluent sciemment de la communauté scolaire – qui est quand même une entité socialisante – en sachant parfaitement ce qu’ils font et les conséquences qui peuvent en découler. L’Ecole, pour eux, n’a plus aucun sens. C’est ce que formule autrement Philippe Meirieu lorsqu’il explique le comportement pénible, voire inadmissible d’un élève, en insistant sur le fait « qu’il n’a pas trouvé sa place dans la classe, l’établissement, l’institution ». Je n’excuse pas pour autant lecomportement de cet élève, mais sa morgue n’est pas le fait du hasard, elle s’est construite chez lui (dans sa famille), avec ses amis, à l’école… Il serait intéressant de savoir les idées de l’intéressé sur ce sujet. Sans doute viderait-il son sac de rancœurs et d’infortune sans plus de précautions avant de comprendre le sens profond de sa révolte ? Il en va de même dans d’autres attitudes d’élèves, dans lesquelles le verbe s’avère insultant : « Ta gueule, toi ! » a récemment éructé un jeune élève à son professeur qui lui posait une question sur son travail. Toutes ces incivilités sont les signes précurseurs d’un grand malaise qui ne va cesser de croître en prenant desformes différentes, un malaise qui met en relief un délitement du lien social en opposant entre eux des groupes de la société qui, au contraire, devraient travailler ensemble. Demandons-nous quels sont ceux qui ont créé ces conditions détestables ? Demandons-nous quelles sont leurs visées ? A ce sujet, est paru en novembre 2008, un livre remarquable : Main basse sur l’Ecole publique, écrit par Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi, aux éditions Démopolis. J’en reparlerai. Félicité : la servante au grand cœur, héroïne d’ «Un cœur simple » Quatrième semaine : Traces d’école Que reste-t-il dans la tête d’un élève après une heure de cours ? Au bout d’une journée ? D’une semaine ? D’un mois ? D’une année ? D’une scolarité entière ? Que reste-t-il de ses heures passées dans une classe ? Difficile de répondre à cette interrogation sans faire une enquête sérieuse sur des bases statistiques rigoureuses. Dans l’attente, on peut répondre en se référant à sa propre histoire scolaire… Que reste-t-il de nos chères études ? Que me reste-t-il de mes années d’école, de lycée, d’école normale, d’université ? « Une photo, vieille photo de ma jeunesse », répondrait le poète. Je me souviens de figures marquantes, de camarades, de professeurs, de surveillants ; de moments de cours amusants, drôles, inquiétants, de moments forts lorsque le sujet s’était emparé de nos imaginations adolescentes, de moments – rares – de tristesse quand le cours était ennuyeux, sans vie, vide. Je me rappelle parfaitement mon entrée en sixième – c’était en 1964 – lorsque le principal du haut du perron du lycée nous harangua comme un général romain devant ses légions : « Et je vous le répète, qui bene amat, bene castigat : qui aime bien châtie bien». J’étais tétanisé, me demandant avec appréhension dans quelle prison j’étais tombé. Mais de prison, il n’y en eut point, malgré la vie d’internat. Ce fut difficile sans être impossible. J’aimais travailler, j’aimais écouter, j’aimais prendre la parole, j’aimais chanter les chansons de Charles Trenet pendant le cours de musique. Le professeur d’histoire nous racontait la guerre de 14-18 à la manière d’Alain Decaux, avec l’hyperbole en bandoulière. J’aimais les longues heures d’étude que la lecture occupait avec constance. Nous fêtions la saint Charlemagne, il y avait un banquet avec les édiles et nous avions droit à notre verre de vin. Sacré Charlemagne ! Je pourrais égrener longtemps mes souvenirs, ce n’était pas mon propos initial, seulement la mémoire a vite fait de ressortir de son cartable les cahiers, les vieux cahiers de la jeunesse. Les mémoires ne se ressemblent pas ; heureusement. Les élèves de 2009 vivent le moment présent, ils le consomment –avec tout ce que ce mot peut contenir d’aspect péjoratif – sans penser à autre chose. Dans vingt ans, qu’en restera-t-il ? Des photos numériques oubliées sur un support obsolète… Julien Gracq dans Lettrines 2, publié en 1974, évoque – avec quelle hauteur ! – quelques souvenirs de son lycée de Nantes, vers 1925 : «Vers 1925, au lycée de Nantes, et au niveau le plus élevé, je veux dire dans le second cycle des classes littéraires, la poésie était l’objet d’un débat scolastique aux formes fixes : ce débat n’admettait que trois options : le Lac, le Souvenir de Musset et la Tristesse d’Olympio : aiguillés sans alternative par nos Morceaux choisis vers la trinité de ces voies de garage parallèles, de poésie, nous parlions faux à ravir, aussi innocemment qu’on parle du nez, mais avec passion et à longueur de jour. » Qu’as-tu fait de ta journée ? Huit heures. Je commence par deux heures avec les 3°B. Je rends les rédactions terminées en classe la semaine dernière. Le sujet comportait le résumé d’un texte lu à voix haute (Un cœur simple) auquel s’ajoutait une réflexion sur les animaux de compagnie et la solitude affective. Le travail de correction est copieux et varié ; les élèves semblent être pris par le sujet ; la conclusion élargit le débat sur les vertus thérapeutiques des animaux – les chevaux, les poneys, les dauphins – auprès des enfants notamment. Je termine par la relecture du passage où Loulou, le perroquet de Félicité, est l’attraction de l’entourage de Mme Aubain ; comment il devient celui qui révèle les personnalités. La seconde heure est réservée à la fin du travail sur le conte de Maupassant, Toine. Nous mettons en commun le travail de groupe effectué sur les deux thèmes suivants : l’animalité, d’une part et la destruction, la déchéance et la mort d’autre part. Les élèves sont frappés par la métamorphose de Toine, qui s’animalise progressivement jusqu’à couver des œufs… Dans ce processus morbide, rôde la mort. Ils voient maintenant Maupassant d’un autre œil. Ils comprennent que le texte est mille fois plus riche que le film, aussi bon soit-il. Dix heures. Après une courte pause, j’ai une heure sans cours. Je termine la préparation du conseil de classe de la 4° B dont je suis le professeur principal. Analyse des résultats chiffrés et des appréciations, puis synthèse pour chaque bulletin. Sans oublier la vérification des fiches de liaison sur lesquelles les familles et les élèves ont exprimé leurs demandes pour l’année prochaine. Onze heures. Cours avec les 4°B. Présentation de livres par les élèves. Le rituel est bien rôdé. Aujourd’hui, nous avons droit à deux exposés de grande qualité. Premier livre : Et après… de Guillaume Musso ; le héros, après avoir vécu l’expérience de mort imminente, se retrouve confronté à la vie, une vie qui ne va pas être de tout repos. Le second est un beau récit véridique, Si tu veux être mon amie de Mervet Akram et Fink Sha'Ban , qui raconte la correspondance, sur fond de conflit israélo-palestinien, entre deux adolescentes, l’une palestinienne, l’autre israélienne. Un jour, elles vont se rencontrer physiquement. Les questions des élèves, qui ont été très attentifs, permettent d’aller plus loin dans chacun des livres présentés. Je suis content de cette séance qui a mis la lecture au centre du travail scolaire. Il est midi passé. Je rentre à la maison déjeuner. Cette coupure géographique me permet de reprendre des forces pour l’après-midi et la fin de la journée. Reprise des cours à deux heures. Je vais avoir trois heures de cours avec la 4°A. La première heure (« vie de classe ») est consacrée au conseil de classe qui va se dérouler en fin d’après-midi. J’essaie de faire en sorte que chacun prenne la parole au moins une fois ; j’utilise les « fiches de liaison 3° » pour engager la discussion. Parler de ce qui va se passer l’an prochain enclenche l’anticipation et la participation. Nous faisons aussi le point sur le travail, les résultats et le comportement. Ce n’est pas de tout repos. Les élèves perturbateurs ont beaucoup de mal à reconnaître leur attitude peu sociale. C’est parfois éreintant et irritant de devoir argumenter devant ce déni des faits. Finalement , cette heure aura été fructueuse car nous avons ouvert tous les dossiers qui fâchent, tout en mettant en valeur ceux qui fonctionnent bien. Il reste deux heures pleines. Nous rattrapons d’abord le retard pris dans la présentation de livres. Les allumettes suédoises de Robert Sabatier et La sorcière de midi de Michel Honaker – lecture plutôt réservée à la sixième – sont à l’affiche. Le premier exposé montre l’élégance et la sensibilité de Robert Sabatier à travers le parcours d’Olivier, enfant poète et solitaire, en quête d’affection. Le second exposé n’arrive pas à convaincre l’auditoire car le travail méthodique n’a pas été réellement effectué ; mais ce que les élèves entendent les incitent quand même à poser des questions, notamment sur la signification du titre… Nous passons sans plus attendre à la poursuite de la séquence consacrée au théâtre. Nous travaillons sur un monologue de Jean-Michel Ribes extrait de Monologues, bilogues, trilogues, trilogues. Le propos est de l’apprendre pour le jouer, ceci par groupe de quatre. Mais auparavant, il est indispensable de le décrypter. Les élèves l’ont tous lu au premier degré et pensent que le narrateur est vraiment paranoïaque (nous avons expliqué ce terme qu’ils « connaissaient sous sa forme abrégée) alors que les situations vécues montrent de toute évidence qu’ils s’agit d’une parodie de paranoïa, avec notamment des clins d’œil appuyés dans l’antiphrase : « Je lisais un livre léger, distrayant, un livre de Kafka. Un humoriste tchèque, un homme qui savait rire. » Une fois cette confusion levée, l’apprentissage semble beaucoup simple à tous car l’intention de l’auteur a été mise à jour : faire rire d’une maladie mentale épouvantable ! Le cours se termine, chacun commence déjà à répéter sa partie de texte avec enthousiasme. A peine cinq minutes de pause et c’est reparti pour deux conseils de classe : deux classes de quatrième. Il y en a pour trois heures. J’y reviendrai plus tard. Huit heures. Fin de partie. Je rentre à la maison. Je sais pourquoi je suis fatigué. Après un dîner rapide, je devrai me mettre à jour pour mes cours de demain. Et je repense à cet ami qui me dit régulièrement : - Alors Antoine, pas encore en vacances ? L’écume des jours Nous arrivons à la fin du mois de mars. Trois mois nous séparent de la fin du mois de juin. J’ai l’impression de n’avoir pas vu défiler les jours. Comme si j’étais emporté dans une coulée qui ne permet pas de se poser, de s’arrêter sur une rive amie sur laquelle s’asseoir en toute simplicité. C’est un sentiment que j’ai déjà évoqué. Aujourd’hui, il me semble que sa croissance s’est amplifiée, qu’elle va continuer sur son erre jusqu’à ce que l’estuaire – ou le port d’attache – soit en vue. Si mes souvenirs de débutant me laissent une impression de temps allongé baignant dans une relative insouciance, la période actuelle – depuis une dizaine d’années – me plonge dans un tourbillon de questions existentielles qui ont pour lieu commun le sens de mon métier d’enseignant. Est-ce ma perception des enjeux de l’Education qui s’est accrue face aux périls qui la menacent ? Est-ce tout simplement l’âge, qui resserrant les mailles du temps, m’oblige à modifier mon regard ? Est-ce cette impression désagréable de voir ces jeunes adolescents glisser petit à petit dans une culture qui brasse le vide comme un concept définitif ? Je ne sais pas. Je ne joue pas à celui qui, ayant alourdi ses épaules du poids des ans, se met à pérorer sur la jeunesse qui n’a plus de valeurs, sur les institutions qui se délitent. Il n’y a pas à pérorer, il y a juste à constater l’ampleur des dégâts. Les agressions verbales les plus insultantes, les propos les plus vulgaires, les attitudes les plus insolentes fleurissent désormais dans tous les collèges, sans exception. Dire « Ta gueule » à un professeur ou bien s’accorder le droit de ne pas rendre un devoir fait en classe relève presque de la banalité. Il n’y a pas de plainte – au sens pleurnichard du terme – dans mes propos, mais seulement une question inquiète sur les explications à donner à ces prises de parole à l’emporte-pièce, à ces comportements de refus obstiné. D’où vient le fait que ces adolescents s’autorisent à entrer dans le pulsionnel le plus débridé, quitte à s’y perdre avec pertes et sans profits ? Pourquoi une élève de onze ans, qui est en sixième, passe-t-elle l’heure entière à provoquer ostensiblement le professeur en cherchant son élastique à cheveux tout en proférant de façon vulgaire – elle jure comme un charretier – des réponses sans signification ? Je ne suis pas sociologue, j’imagine cependant qu’il y a un faisceau de raisons pour expliquer ces postures qui se banalisent. Bien sûr, ces dérapages non contrôlés ne sont pas légion, il n’envahissent pas la sphère scolaire. Toutefois, ils font leur chemin, tout doucement, d’abord en catimini et puis maintenant au grand jour. Il y a comme un effet « boule de neige ». Dans l’histoire, il est patent que ceux qui, au bout du compte trinqueront, ce sont ces adolescents qui, lorsqu’ils se retrouveront dans un monde sans école, au contact du principe de réalité, auront beaucoup de mal à recoller les morceaux éparpillés au grand large… Mais c’est finalement l’ensemble de la société qui aura à « gérer » ce malaise… l’Ecole ayant été le dernier maillon du parcours éducatif de ces adolescents, chiens perdus sans collier. Plus grave encore, les agressions physiques – rarissimes heureusement – dont sont victimes des personnels éducatifs. « Je suis libre ; je fais ce que je veux. » Cet argument revient souvent dans le discours de ces jeunes adolescents. Pour eux la liberté ignore l’altérité, elle cultive son propre égoïsme, son propre aveuglement, elle n’a que faire de la notion de respect au sens le plus simple du terme. A l’écoute de leurs pulsions les plus reptiliennes, ils nient toute approche de la complexité et pensent que leur avis est le seul qui puisse être recevable. Ces rois sans couronne, ces dictateurs d’opérette sont nés des entrailles de notre société. Notre Ecole, de plus en plus marchande et concurrentielle, – imitant en cela la société libérale (« je suis libre, je fais ce que veux ») – , est devenue contre son gré la courroie de transmission d’un monde privé de sens, d’un monde privé de ses sens. |