Les pédagogues élaborent des « savoirs pour éduquer » essentiels mais peu reconnus aujourd'hui
Entretien de Philippe Meirieu avec Etiennette Vellas |
Pour vous, qu’est-ce que la pédagogie et à quand remonte ce que vous nommez « la modernité pédagogique » ? Je la ferai, pour ma part, remonter à l’expérience de Pestalozzi. Pestalozzi est un homme des Lumières, proche de la Révolution française (il sera fait citoyen d’honneur de la République). Il croit à la nécessité de transmettre une culture qu’il pense universelle et libératrice, mais, à travers l’expérience de Stans en 1798, il est confronté à la singularité de sujets réfractaires à son enseignement. Ce disciple de Rousseau qui a, toute sa vie, rêvé de « donner des mains » à l’Émile, se refuse au dressage et à l’endoctrinement. Mais il ne bascule pas, pour autant, dans le fatalisme et ne veut pas abandonner les déshérités à leur sort… Car, jusque là, finalement, on n’éduquait, peu ou prou, que ceux qui voulaient bien apprendre, que ceux qui étaient préparés à recevoir l’enseignement qui leur était destiné, que ceux qui étaient soutenus par leur environnement familial. Avec Pestalozzi, naît un projet « fou » : ne plus réserver l’éducation aux privilégiés, mais aller à la rencontre de ceux-là mêmes qui ne veulent pas de vous. Stans, c’est la première ZEP (Zone d’éducation prioritaire), c’est la première fois que l’ambition éducative ne se limite plus à quelques élus mais cherche à embrasser l’ensemble de « l’humanité ». C’est la première fois aussi que cette adresse à l’humanité ne se veut pas endoctrinement, mais bien appel à la liberté de chacun. Ainsi, avec Pestalozzi, nous avons un éducateur qui éprouve et exprime la contradiction fondatrice de la pensée pédagogique : contradiction entre un projet porteur d’universalité et des histoires singulières réfractaires à celui-ci. Il faut enseigner, certes, de toutes ses forces, et transmettre ce que l’on croit le meilleur, mais on ne peut y parvenir par la violence, dans un processus de « fabrication ». Il faut passer, comme l’explique bien Francis Imbert, de la poïesis à la praxis. Et ce passage n’est pas de l’ordre d’une « théorie de l’éducation » : entre le projet d’universalité et la singularité des situations et des personnes, aucune suture, aucune réconciliation théorique n’est possible. Le dépassement ne peut se faire que dans l’action, dans la recherche d’hypothèses de travail, dans l’invention de ce que les pédagogues nomment des « dispositifs » qui tentent, sans renoncer au projet d’instruire et d’éduquer, de laisser un espace à la liberté du sujet. L’unité de la pédagogie me paraît être là : dans cet effort pour dépasser par la pratique des apories théoriques sur lesquelles, justement, le débat éducatif a tendance à s’épuiser. Ainsi, Daniel Hameline explique-t-il bien que la pédagogie contemporaine doit tenir simultanément pour vraies ces deux aphorismes contradictoires : celui de Carl Rogers qui, à la suite de Jacotot et de bien d’autres, affirme que « l’on n’apprend bien que ce que l’on a appris soi-même » et celui de Paul Ricoeur qui affirme, tout aussi justement que « tout autodidacte est un imposteur ». La difficulté tient à ce que ces deux affirmations sont également vraies et que l’on ne peut les prendre en compte ensemble que par l’invention pédagogique, dans une praxéologie qui est aussi, inévitablement, une axiologie. Ainsi, depuis Pestalozzi, les pédagogues sont-ils amenés à inventer des propositions pour dépasser des contradictions… et je ne crois pas qu’on puisse entendre quoi que ce soit à leur discours si l’on a pas cela présent à l’esprit. C’est pourquoi je regrette que Denis Kambouchner n’ait pas cité, dans son étude, mon ouvrage La pédagogie entre le dire et le faire où je traite de cette question. À mon sens, donc, l’aventure de la pédagogie, dans sa modernité, commence avec les Lumières. Mais avec un homme qui ne conçoit pas le triomphe des Lumières comme la mise en œuvre d’une entreprise de colonisation… mais bien comme un travail difficile et contradictoire d’émancipation des hommes par et à travers leurs apprentissages. Elle se poursuit depuis, plutôt comme « activité » que comme « discipline ». Ainsi, comme le médecin, l’avocat ou l’ingénieur, le pédagogue élabore des « savoirs d’action » ou, plus exactement des « savoirs pour l’action » : « des savoirs pour éduquer ». Quelle place occupe la pédagogie dans l’ensemble des discours sur l’éducation ? Au sein de la nébuleuse des discours sur l’éducation, la pensée pédagogique, telle que je la conçois, ne représente qu’un ensemble relativement limité : entre les discours généraux et généreux sur « l’épanouissement de l’enfant » et les prescriptions technocratiques. C’est un discours qui s’installe dans les contradictions vives de l’acte éducatif et aide à les penser, à les dépasser par une action, non point contrôlée par une institution vétilleuse, mais régulée par des hommes et des femmes qui travaillent ensemble dans et sur des situations complexes. Évidemment, le danger est grand de ne retenir que les « recettes » finales en oubliant la démarche, en faisant l’impasse sur la nécessaire réflexion sur « le projet d’enseigner ». Mais, de cela, il ne faut pas faire grief aux pédagogues. En réalité, au sein même des sciences de l’éducation françaises (la chose est tout à fait différente en Allemagne ou en Italie), la pédagogie, ses problématiques, son histoire, tout cela est presque complètement à l’abandon. Et, pour une part, à cause des critiques injustes que la pédagogie a essuyées de la part des philosophes… Lesquels philosophes sont ainsi largement responsables de la montée du discours didactico-technocratique qu’ils critiquent ! Quels rapports entre la pédagogie et les sciences de l’éducation ? En France, les sciences de l’éducation sont aujourd’hui très largement aux mains des didacticiens et des sociologues, après avoir été dominées, à l’origine, par les psychologues. Les psychologues sont même aujourd’hui marginalisés, soit vassalisés par les didacticiens, soit cantonnés dans le traitement des formes pathologiques de l’échec scolaire. Il y a des questions psychologiques, que je considère comme essentielles pour l’enseignement, qui ont presque totalement disparu des préoccupations des sciences de l’éducation, comme la mémoire, l’attention ou la psychologie des groupes. Car, depuis les années 70, les sociologues se donnent comme « les » vrais spécialistes de l’Ecole. Et cela pose un certain nombre de problèmes. En effet, la sociologie, qui se veut scientifique et descriptive, est perpétuellement mobilisée par le politique pour devenir prescriptive. Elle le fait bien volontiers, mais sans toujours expliciter ses choix axiologiques. Et, de plus, elle définit un champ d’intervention spécifique pour traiter les problèmes scolaires, au détriment d’autres champs qui me paraissent devoir avoir leur place, dont le champ pédagogique précisément. Au total, la recherche proprement pédagogique est devenue assez rare : il est vrai qu’elle n’est pas facile à définir, à mettre en œuvre et, surtout, à évaluer avec les critères de la recherche universitaire traditionnelle. Car la pédagogie articule, en des configurations qui sont toujours quelque peu précaires, trois dimensions hétérogènes : la dimension axiologique, celle des fins, la dimension scientifique, qui fournit un étayage théorique, et la dimension praxéologique, qui permet de passer à l’acte. Or, il n’y a pas déductibilité entre ces dimensions : on ne déduit pas les théories des fins pas plus qu’on ne déduit les outils des théories. Il y a simplement des configurations, des « correspondances » qui font qu’à un moment donné, ça marche, ça mobilise des hommes et des femmes, ça fait avancer. Comprendre comment et pourquoi des configurations ont été efficaces, comment elles ont permis à des êtres de participer à l’éducation des « petits d’hommes », de les faire entrer dans le cercle de l’humain… voilà qui est sans doute plein d’enseignements. Voilà qui, à mes yeux, ne devrait pas être abandonné au seul bénéfice des sciences contributoires qui évacuent – par posture épistémologique – la complexité et la prise de risque inhérente à l’action éducative. À mon sens, la culture pédagogique est, en France, quasiment tombée en désuétude. Paradoxalement, elle a été abandonnée au moment même où on s’est mis à parler de plus en plus de « professionnalisation » de l’enseignement… parce que cette professionnalisation a été pensée sur le mode « économique », technocratique, comme un ensemble de « compétences », sans liaison avec une réflexion sérieuse sur les enjeux du métier, sa dimension d’engagement, ses composantes éthiques. Que faire pour qu’aujourd’hui la recherche pédagogique puisse être reconnue comme légitime ? La recherche pédagogique ne peut être légitime que si elle sait « parler » aux praticiens. Non pas pour leur renvoyer une image complaisante d’eux-mêmes ou leur prescrire des méthodes qui seraient considérées comme scientifiques. Mais en tentant de comprendre les contradictions dans lesquelles ils vivent, les histoires auxquelles ils sont confrontés. Les praticiens doivent reconnaître dans le discours pédagogique les questions qui les inquiètent, ils doivent pouvoir apprivoiser leurs angoisses grâce à lui, penser ce qu’ils font ou ne parviennent pas à faire, disposer d’outils d’intelligibilité de leurs pratiques. Ce n’est pas dans les cercles académiques traditionnels que la pédagogie trouvera sa légitimité, ce n’est pas, non plus, dans une vulgarisation technocratique purement instrumentale, c’est par sa capacité à rendre les gens « intelligents de la chose éducative. » |