BANLIEUES

C'est finalement toujours à la périphérie des grands systèmes éducatifs, à la marge des institutions officielles, dans les banlieues de la pédagogie que sont apparues les questions, les méthodes et les outils qui ont permis de faire progresser l'activité éducative. C'est Pestalozzi avec les orphelins de Stans, aux prises avec la résistance d'enfants qui ne veulent pas que l'on « fasse leur bien malgré eux ». C'est Itard inventant, pour Victor de l'Aveyron, les premiers matériaux pédagogiques que développent aujourd'hui, sous des formes plus complexes mais avec les mêmes principes, les spécialistes de la petite enfance. C'est Maria Montessori prenant en charge des enfants abandonnés de tous et créant pour eux des dispositifs qui sont encore utilisés dans les meilleures de nos écoles maternelles. C'est Don Bosco imaginant pour la première fois la possibilité d'une « prévention » en travaillant avec les enfants rejetés des faubourgs italiens. C'est Makarenko, après la révolution soviétique, construisant avec des adolescents délinquants les principes fondateurs qui unissent construction de la Loi et construction de la personne. C'est Deligny, nous ramenant à ce qui fait l'essentiel de ce qui fait l'acte pédagogique en cheminant avec « les vagabonds efficaces » et les enfants autistes. C'est Fernand Oury et « la classe des fous » renouvelant complètement les conceptions de l'évaluation en introduisant ses fameuses « ceintures de judo ». Ce sont Francisco Ferrer, Célestin Freinet et tant d'autres... C'est Korczak aussi, avec les orphelins du ghetto de Varsovie, découvrant le formidable pouvoir de la médiation de l'écrit dans l'éducation : « L'éducateur qui a connu les avantages de la communication écrite avec les enfants conclut rapidement à la nécessité de disposer d'une boite aux lettres... Il est souvent plus facile d'écrire quelque chose que de le dire... La boite aux lettres permet aux enfants : - d'attendre une réponse au lieu de l'exiger sur-le-champ et à n'importe quel moment - à faire la part des choses - à réfléchir, à motiver une action, une décision - à avoir de la volonté... Elle permet à l'éducateur et aux enfants de réfléchir avant de passer à la violence des coups ou de la sanction. Combien de fois avez-vous écrit personnellement une lettre à l'un de vos élèves ?  » ( Comment aimer un enfant , Paris, R. Laffont). Oui, combien de fois ? Au point qu'un élève de BEP rencontré récemment peinant sur l'écriture de quelques malheureuses lignes a pu prononcer devant moi cette terrible sentence : « Je n'y arriverai jamais. D'ailleurs, je ne comprends pas à quoi ça sert d'écrire... puisqu'on m'a toujours corrigé mais qu'on ne m'a jamais répondu. »

Que n'écoute-t-on pas plus les « marginaux » de l'éducation ? Ceux qui se sont donnés pour objectif d'éduquer les enfants et les adolescents laissés pour compte, ceux qui ont parié sur l'éducabilité des inéducables et qui se sont mis au travail, inventeurs obstinés de nouvelles méthodes, chercheurs de nouveaux moyens pour éveiller l'intelligence, donner du sens aux savoirs, rendre possible une relation éducative qui ne soit pas - pas complètement tout au moins - une relation de violence ? Car, c'est ceux-là qui font progresser les choses, c'est leur entêtement, leur résistance à tous les réalismes et à tous les fatalismes qui ouvrent quelques portes et offrent quelque espérance. Certes, ce sont des « militants » et la chose est mal vue aujourd'hui. Le cynisme désabusé a plus d'allure, drapé dans son mépris du monde et toujours fasciné par l'élitisme, fut-il « républicain ». Les « bons sentiments » ne se portent plus guère que sous forme de convictions mondaines bien taillées dans le papier glacé des hebdomadaires, la « pensée unique » et les sciences cognitives réunis. Le citoyen de la post-modernité ne s'en laisse pas conter ! Ce n'est pas lui qui succomberait aux tentations rhétoriques et aux simplifications idéologiques du « pédagogue » ! Et l'« Éducation populaire », la belle affaire ! Elle ne fait plus recette. C'est une vieillerie d'un autre âge : on a abandonné les « méthodes actives » et leurs « illusions spontanéistes », pour l'esthétisme raffiné de quelques artistes privilégiés ou la démagogie populiste des marchands de la « culture jeune ».

Il est vrai que le « discours pédagogique » n'est pas toujours facile à entendre, tant il diffère des discours « philosophiques » ou « scientifiques » qui ont aujourd'hui pignon sur rue. C'est un discours hybride, souvent excessif dans sa caricature des « méthodes traditionnelles », mêlant récits de vie, descriptions d'expériences, déclarations de foi générales et instrumentations tatillonnes. Il n'a pas cette belle apparence toute lisse des textes qui légifèrent in abstracto sur « l'éthique » ou prétendent détenir, avec les neuro-sciences, la clé de tous nos problèmes. La pédagogie - Daniel Hameline nous l'a souvent répété - est « bricolage », arrangement provisoire d'outils, de projets philosophiques et politiques, d'appuis scientifiques plus ou moins sollicités. Elle est universitairement et inévitablement « médiocre »... comme vous et moi quand nous tentons d'agir, dans la singularité d'une situation irréductible à tous les systèmes de pensée, avec nos contradictions et nos faiblesses, avec nos convictions aussi, dans la reconnaissance de notre imperfection qui ouvre, seule, une place à la parole de l'autre, un espace où il puisse grandir. C'est pourquoi il faut une place à la pédagogie et aux mouvements pédagogiques... même si, bien évidemment, ce n'est pas toute la place. Une place pour qu'ils puissent nous rappeler quelques unes de ces vérités essentielles comme le fait que l'éducation d'un homme n'est pas la fabrication d'un objet ou que l'apprentissage ne se décrète pas .

Et aujourd'hui, quand les médias entonnent à nouveau le couplet de « la violence à l'Ecole », quand le ministre envisage très sérieusement d'installer la police dans certains établissements, quand, dans les collèges, quelques professeurs principaux organisent des interrogations écrites sur le règlement intérieur croyant sincèrement « former leurs élèves à la citoyenneté », quand on laisse entendre ici ou là - y compris chez les « intellectuels de gauche » - que tout était tellement plus facile quand les enfants arrivaient à l'École en étant déjà éduqués, propres, polis et disponibles au savoir qui s'expose... quand on pointe du doigt la démission des mauvais parents, de ceux qui sont au chômage et ne se lèvent pas le matin pour emmener leurs enfants à l'école... quand l'opinion publique murmure doucement qu'il suffirait peut-être de « bouter les barbares dehors » pour que « tout rentre dans l'ordre et les pauvres dans leur taudis »... Alors, il est temps que les hommes et les femmes qui travaillent dans nos banlieues fassent vigoureusement entendre leur voix.

Ils doivent nous rappeler sans cesse que notre avenir passe par l'intégration et non par l'exclusion, par le travail au quotidien pour renouer le lien social et non l'orientation prématurée des « inadaptés » dans un système de déversoirs successifs... Ils doivent nous redire que cet effort pour les plus démunis et les plus fragiles bénéficiera bien à l'ensemble d'une population qui se trouve, en réalité, formidablement appauvrie par la marginalisation ou le traitement condescendant de ceux qui pourraient nous enrichir de leur expérience et remettre en question nos confortables certitudes.

Philippe MEIRIEU