Lutter contre « l’échec scolaire » Philippe Meirieu
Texte de synthèse, écrit à l'occasion de la première journée du refus de l'échec scolaire, organisée par l'AFEV, et publié pour ouvrir le débat sur LE CAFE PEDAGOGIQUE |
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Socialement, l’échec scolaire n’est un problème que pour une société qui veut que tous ses enfants parviennent, à l’issue de la période de « l’instruction obligatoire », à accéder aux savoirs nécessaires à l’exercice de la citoyenneté. Politiquement, l’échec scolaire est donc insupportable pour une société qui se veut démocratique : il n’y a pas de projet démocratique authentique – même, simplement, comme « utopie de référence » – sans une éducation démocratique à la démocratie. En effet, la démocratisation de l’accès aux savoirs et le développement systématique de la capacité à « penser par soi-même », peuvent, seuls, permettre d’espérer qu’un régime démocratique ne soit pas gangrené par la démagogie et devienne une oligarchie. Économiquement, l’échec scolaire n’est un problème que dans la mesure où l’on exige que les personnes assignées à des tâches d’exécution – qui ne requièrent pas nécessairement la maîtrise de savoirs de haut niveau – ne soient pas, pour autant, écartées de l’accès à l’intelligence des êtres et des choses, des enjeux de notre société et de notre monde. C’est pourquoi il n’y a pas de dimension exclusivement économique de l’échec scolaire : c’est toujours une question d’éthique.
L’usage social de l’expression « échec scolaire » est sujet à caution. On désigne, en fait, sous ce vocable, des réalités très différentes. Dans un travail que j’avais effectué en 1985 et 1986, j’avais distingué « élève en difficulté » et « élève en échec ». Ma collaboratrice, Emmanuelle Yanni, avait repris cette distinction en montrant bien son utilité. L’élève « en difficulté » relève, le plus souvent, de procédures de « remédiation » : il a besoin de plus de temps et d’autres explications, de nouveaux exemples ou d’un meilleur entraînement. L’élève « en échec », lui, est en rupture par rapport à l’institution, au travail et aux savoirs scolaires : il requiert une véritable alternative. La question de savoir quelle doit être cette alternative, si elle relève de la « pédagogie ordinaire différenciée », d’interventions ponctuelles de spécialistes, d’une prise en charge différente, voire de la mise en place de cursus spécialisés, est un objet de travail fondamental aujourd’hui. Il est d’ailleurs essentiel que cette question reste ouverte comme question : rien ne serait pire qu’elle soit « tranchée » définitivement. En matière éducative, toute typologie, en particulier quand elle engage des procédures de traitement institutionnel, doit toujours être réinterrogée comme typologie. Cette réinterrogation est, même, la garantie du caractère éducatif de la démarche… Mais cela n’enlève rien au fait que nous vivons aujourd’hui une situation où un nombre significatif d’élèves est « hors-jeu » dans l’École.
Nous avons réussi, vaille que vaille, depuis 1959 et la scolarité obligatoire à seize ans, à démocratiser l’accès à l’école en permettant l’accueil de tous les enfants dans les mêmes écoles primaires et l’accès de tous les adolescents au collège. Mais nous avons moins bien réussi la démocratisation de la réussite dans l’école. Certes, le niveau global d’instruction s’est élevé, mais, faute de la mise en place d’une pédagogie différenciée autour d’objectifs communs et d’un accompagnement réellement efficace des élèves dont les situations sociales et personnelles sont les plus difficiles, nous avons laissé se développer un pourcentage important (de 15 à 25%, selon la manière dont on le calcule) d’exclus de l’intérieur. Ces élèves n’ont plus « l’excuse » d’avoir été écartés très tôt du système et il est donc facile de leur imputer, à eux et à leur famille, la seule responsabilité de leur échec. De victimes, ils deviennent coupables, dans une oscillation infernale – toujours très idéologique – qui évite de s’interroger sérieusement sur la complexité des situations.
Dans le domaine éducatif, nous sommes toujours placés face à la même difficulté méthodologique : tenter de repérer des corrélations monofactorielles pour mieux identifier les responsabilités et trouver moyens d’action… ou bien entrer dans l’analyse fine des situations singulières qui ne permet ni de tenir un discours suffisamment manichéen pour être mobilisateur, ni de repérer facilement des leviers efficaces pour intervenir. Ainsi, sur l’échec scolaire, on peut isoler des facteurs sociologiques, psychologiques, voire physiologiques : on parvient ainsi à identifier, statistiquement, des populations « à risque » sur lesquelles il est possible d’engager des interventions ciblées. Mais, en dépit de son caractère de lieu commun scientiste (mobilisé, à « gauche », par la vulgate sociologique et, à « droite », par l’idéologie libérale des « dons »), la méthode se heurte toujours à l’objection – légitime – des exceptions : comment se fait-il que « certains s’en sortent quand même » ?. Et effectivement, la tentation est forte de confondre prédisposition et prédestination. La réflexion pédagogique, en rupture avec la confusion systématique de la corrélation et de la causalité, s’intéresse, elle, très précisément, aux exceptions : parce que c’est là que, quand on a épuisé les combinatoires d’influences diverses, on peut – et l’on doit – introduire la question des situations capables de mobiliser des sujets sur les savoirs scolaires.
L’ensemble des travaux dont nous disposons, ceux sur « l’effet-maître » de l’IREDU, ceux sur le rapport aux savoirs de l’équipe ESCOL, ceux sur la diversité méthodologique de Marc Bru et de son équipe, comme ceux sur les effets de structuration des groupes à Paris X - Nanterre ou ceux que nous avons pu mener à Lyon sur la pédagogie différenciée et, plus récemment, sur les effets des décisions pédagogiques et didactiques dans les pratiques de classes… tout converge sur le fait qu’il existe bien une efficacité spécifique de ce qui se fait à l’école. Pour le pédagogue, cette efficacité ne peut être pensée en termes de causalité : puisque seul le sujet apprend et que cet engagement nécessite sa mobilisation (à ne pas confondre, bien sûr, avec une motivation préexistante), ce qui est en jeu, c’est la construction de situations qui parviennent à mobiliser les personnes et grâce auxquelles elles peuvent se saisir de ressources, les structurer, se les approprier et les transférer.
La question de l’évaluation des « méthodes actives » est complexe. D’une part, parce qu’il est toujours difficile d’isoler la variable « méthode » par rapport à celle de « la personne » de l’enseignant et des effets de la dynamique collective qui s’instaure. D’autre part, il faut savoir ce qu’on entend exactement par « méthode active » : l’important, c’est l’activité intellectuelle de l’élève, la manière dont il établit des connexions mentales, organise et stabilise des connaissances nouvelles. Or, cette activité est évidemment possible aussi bien dans des situations dites « de projet », soutenues par une fabrication encadrée, que dans des situations d’écoute, de lecture, de réflexion. Le problème de tout enseignant est bien de rendre chaque élève mentalement actif, donc de trouver les situations appropriées – avec les consignes et les matériaux requis – pour qu’il apprenne. La nature de « l’objet de travail » (plus ou moins concret) dépend, à la fois, du niveau d’évolution de l’élève et de la nature des objectifs visés. Enfin, il faut souligner que la « pédagogie active » n’a jamais proscrit les temps de présentation systématique (y compris expositifs), ni les exercices d’entraînement. Son principe est d’articuler étroitement finalisation (ce qui mobilise les élèves sur des enjeux) et formalisation (ce qui leur permet de structurer leurs acquis).
Dès lors que l’on admet, à la fois, une interdépendance des différents facteurs et la nécessité d’une mobilisation de l’élève lui-même pour sa propre réussite, la lutte contre l’échec scolaire nécessite le travail de plusieurs acteurs, différents et complémentaires et, pourtant, tous entièrement et pleinement responsables. Ce paradoxe est difficile à accepter car nous fonctionnons souvent en faisant varier la responsabilité en sens inverse : dès lors que les parents seraient davantage responsables, les enseignants le seraient moins, et vice-versa. Dès lors que des structures d’accompagnement scolaire se mettraient en place, cela exonèrerait les uns et les autres… Or, l’important, justement, est de créer des configurations sociales et intellectuelles porteuses, à la fois, de ressources et d’interlocutions structurantes. C’est pourquoi on peut agir contre l’échec scolaire à travers la formation à la parentalité : afin que le comportement familial soit plus stimulant et équilibré. On peut aussi agir contre l’échec scolaire, évidemment, à travers un travail pédagogique et didactique rigoureux. On peut, enfin, agir contre l’échec scolaire en travaillant sur la dimension des écoles et des établissements, sur le contexte institutionnel. Dès lors que l’on a le souci, chaque fois, de créer des situations, à la fois, adaptées aux élèves et exigeantes pour eux.
La famille est le lieu de la construction de l’origine – qui n’a rien à voir avec la simple découverte du « commencement » – et de l’inscription dans une histoire singulière. L’École est le lieu de l’accès structuré à l’altérité et de la transmission des savoirs. Ces deux lieux, traditionnellement en rivalité dans notre histoire éducative, ne peuvent trouver leur articulation que grâce à l’existence d’un « tiers-lieu ». Le tiers-lieu permet un regroupement de pairs et d’ex-pairs. C’est un espace où une parole différente passe dans « l’entre ». C’est un sas entre le monde de l’enfance – où l’enfant est assujetti à ceux qui connaissent « son bien » – et le monde des adultes – où l’on est confronté à une responsabilité sociale irréductible. Socialement, le tiers-lieu est souvent associatif et il permet la rencontre entre des enfants et des jeunes adultes qui jouent le rôle de passeurs. Intellectuellement, le tiers-lieu est un cadre de réajustement linguistique et conceptuel : la reformulation et l’explicitation y favorisent l’appropriation de nouvelles normes culturelles. Psychologiquement, le tiers-lieu permet à quelqu’un en train de se construire de rencontrer d’autres personnes qui sont, à la fois, « du même côté » du savoir et de la vie que lui et déjà, aussi, « de l’autre côté ». Concrètement, l’Éducation populaire, à travers ses initiatives en matière d’accompagnement scolaire, peut jouer un rôle essentiel dans la lutte contre l’échec : sans se substituer aux parents et à l’École, ni les exonérer de leur travail, elle contribue à aider les enfants à rencontrer une interlocution essentielle dans leur développement et pour leurs apprentissages.
Éradiquer l’échec scolaire est une finalité consubstantielle de la scolarité obligatoire dans une société qui se veut démocratique. Y parvenir suppose un changement de mentalité radical car, dans l’imaginaire collectif, la réussite des uns n’a de valeur que grâce à l’existence de l’échec des autres : chacun veut que ses enfants réussissent, mais à condition que les autres y parviennent moins bien… Par ailleurs, il est trompeur de laisser croire que la disparition de l’échec scolaire se fera à coût constant : en effet, au fur et à mesure, dans tous les domaines, que l’on se rapproche de la performance maximale, l’énergie exigée est de plus en plus importante, les coûts de plus en plus élevés. Rien n’est plus difficile que de gagner le dixième de seconde qui permettra de battre le record du monde du 100 mètres. Et, en matière scolaire, la lutte contre le grand échec scolaire nécessite des mesures importantes portant aussi bien sur les conditions de vie, l’aide aux familles, la scolarisation, la pédagogie et la didactique… que sur l’accompagnement des enfants par un tissu social mobilisé pour renouer les solidarités intergénérationnelles. Ce coût, néanmoins, pourrait bien s’avérer, à la longue, beaucoup moins élevé que les coûts sociaux de cet échec scolaire. |