ENTREPRISE

(Lettre à un ami chef d'établissement)

Pour avoir partagé pendant quelques années de mon existence la responsabilité d'un établissement scolaire, je sais à quelles difficultés se heurte au quotidien celui qui exerce cette tâche. Je sais que, mille fois, il s'impatiente et s'exaspère devant les lourdeurs administratives, les pressions des technocrates, le caractère vétuste et souvent irréaliste des règlements qui lui sont imposés. Je sais que, particulièrement dans le système scolaire français, le chef d'établissement rêve, aux soirs de fatigue, d'être enfin débarrassé de ces contraintes et de pouvoir gérer en toute liberté ses personnels et ses moyens. Je sais qu'il est tenté par l'image du "manager", tout à la fois meneur d'hommes dynamique et gestionnaire efficace, exalté par la perspective de pouvoir exhiber ses résultats, gratifier les collaborateurs qui lui ont permis de les obtenir et décrocher de nouveaux moyens, à l'arraché, chaque fois qu'il peut justifier d'un retour sur investissement.

Je sais bien tout cela et le comprends profondément... Je sais aussi - parce que je ne suis pas tout à fait naïf - que cette évolution est, à bien des égards, irréversible et que tout chef d'établissement est ou sera amené, un jour ou l'autre, à parler et agir ainsi. Je suis même convaincu que beaucoup d'entre-eux ont déjà revêtu le tenue et emprunté les attributs sociaux du chef d'entreprise... et je sais aussi que personne, autour d'eux, ne comprendrait qu'ils abandonnent ce qui est associé à une reconnaissance sociale qu'ils considèrent, à juste titre, comme précieuse.

Il faut donc continuer... mais le rôle du "pédagogue" est peut-être ici d'aider le chef d'établissement à "ne pas trop se raconter d'histoires" et, s'il n'en change pas pour autant tous ses comportements quotidiens, à avoir à l'égard de lui-même cette vigilance qui rappelle sans cesse que l'éducation des personnes n'est pas tout à fait la même chose que la fabrication des objets.

En ce sens, le pédagogue pourrait être cette petite voix qui rappelle avec impertinence quelques évidences un peu oubliées : des évidences parfois triviales comme cette réflexion d'un de mes étudiants qui   me faisait remarquer récemment avec un brin de malice que s'il adoptait le modèle de l'entreprise pour gérer ses relations familiales il "couperait les vivres" à sa grand-mère dès que celle-ci ne serait plus en mesure de faire le ménage ! Réflexion facile sans aucun doute, mais qui porte infiniment plus loin qu'on ne pourrait le croire et doit nous rappeler que le sort des personnes - et, donc, le sort de nos élèves - ne peut jamais être tranché sur les seuls critères économiques de "rentabilité". Même si nous somme capables de montrer en quoi un laxisme trop important à l'égard de certains élèves peut, à terme, desservir l'image d'un établissement et donc, par voie de conséquence, desservir la carrière scolaire et le devenir universitaire de nos élèves futurs... il reste essentiel de garder toujours présent à l'esprit que rien, jamais, ne peut justifier que l'on abandonne un petit d'homme, qu'on le rejette au delà du cercle de l'humain, qu'on désespère de lui et qu'en lui communiquant une image négative de lui-même, on contribue à briser le lien social déjà si mis à mal par nos sociétés post-modernes.

Je sais bien que l'on me répondra par les arguments irrécusables du réalisme cynique : l'École ne peut pas panser toutes les blessures de la société, elle n'a pas les moyens de faire réussir tous les élèves, elle doit aussi se soucier de ne pas trop épuiser ses enseignants en leur imposant des tâches impossibles... et le chef d'établissement doit incarner l'exigence que la société attend de son École. Certes ! Certes ! Mais cela n'interdit pas la tendresse ni même la compassion ; cela n'interdit pas, non plus, de prendre des risques et de faire confiance... contre toute évidence s'il le faut. Parce que la confiance, après tout, est la seule attitude vraiment "réaliste", la seule qui n'obture pas définitivement l'avenir de quelqu'un, ne le condamne pas à n'en faire qu'une reproduction de son passé, la seule qui permet d'échapper aux tentations démiurgiques : aucun enseignant n'est Dieu...   et aucun chef d'établissement non plus ! Il ne lit pas dans le futur et s'il utilise parfois son pouvoir pour "prendre des risques" avec un élève dont personne n'espère plus rien, c'est parce qu'il sait qu'il exprime là cette modestie constitutive de la mission de l'éducateur, l'éducateur qui parie toujours sur ce que l'homme a de meilleur et s'évertue à l'aider à le révéler... Parce qu'en définitive, selon la belle formule de Claudel, dans le registre de l'humain "le pire n'est jamais sûr" et il ne faut jamais cesser de nous en convaincre.

Que le chef d'établissement utilise son pouvoir pour rappeler les éducateurs à la modestie n'est donc pas un paradoxe ; c'est même, sans doute, une des dimensions essentielles de sa mission. Qu'il le fasse contre l'idéologie dominante de l'"École - entreprise" n'est pas toujours facile, mais, sans aucun doute, éminemment nécessaire. D'autant plus que cette idéologie de l'"École - entreprise", prise au pied de la lettre, impose de laisser de côté une des caractéristiques essentielles de l'activité éducative... le fait qu'elle ne puisse, en aucun cas, être objet d'évaluation.

Évaluer les résultats des élèves pour les corréler de manière mécanique avec les moyens mis en oeuvre dans l'établissement relève, en effet, de l'imposture : c'est fonctionner selon une sorte de "behaviorisme social", faire l'impasse sur la personne et le fait que c'est celle-ci qui apprend, quand elle le veut et comme elle le veut. Stricto sensu, il n'y a que le dressage qui s'évalue. L'éducation "s'estime" comme dirait Daniel Hameline, ou, plus exactement, "se juge à l'estime"... mais à condition de prendre le mot "estime" dans ses deux acceptions : "l'estime" comme mesure précaire et maladroite de l'humain, "l'estime" comme considération de l'autre, considération de ce qui est humain en lui, de toutes les possibilités dont il reste porteur malgré tout ce que les faits prétendument objectifs nous apprennent sur lui.

Une telle conception de l'évaluation s'impose d'autant plus qu'aucun éducateur ne peut jamais savoir si les résultats obtenus par un élève ressortent de son activité éducative ou de l'initiative de l'élève lui-même... sans doute toujours des deux, constamment en interaction. Une interaction qui, encore une fois, doit inviter le chef d'établissement à user de son pouvoir pour rappeler l'éducateur à la modestie.

Mais la modestie ne veut pas dire l'absence d'exigence, bien au contraire. La modestie est besogneuse et obstinée. Elle sait qu'elle n'est pas soumise à l'obligation de résultats... mais à l'obligation de moyens. Et elle sait surtout que la seconde est infiniment plus exigeante que la première... puisque tout le monde, au fond, peut obtenir de bons résultats "s'il en prend les moyens" (une bonne sélection reste, sur ce plan, un outil parfaitement efficace), alors que l'obligation d'inventer sans cesse de nouveaux dispositifs pédagogiques avec l'espoir qu'ils constitueront autant de points d'appui pour que les élèves, tous les élèves, décident d'apprendre eux-mêmes, cette obligation n'est pas de tout repos. Mais chacun sait bien que si l'on veut un métier "de tout repos" on ne devient pas chef d'établissement !

                                    Philippe MEIRIEU