MEPRIS

De nombreuses enquêtes convergentes font observer que le mot qui revient le plus fréquemment dans les propos tenus par les élèves et les enseignants quand ils s'expriment sur ce qui se passe dans l'école est le mot « mépris ». Mépris affiché ou mépris ressenti, mépris exprimé ou mépris supposé... chacun croit que l'autre le méprise et chacun finit par mépriser les autres. Il y a là un phénomène particulièrement significatif de ce que nous vivons aujourd'hui à l'école, sans doute beaucoup plus profond et beaucoup plus grave, beaucoup plus répandu aussi que « la haine » exprimée par quelques élèves en rupture délibérée avec le système. Car les « bons élèves » se sentent aussi méprisés, et, fait étrangement paradoxal, la plupart d'entre eux finissent par se mépriser eux-mêmes en ayant honte de leur propre comportement : aux jeux de leurs camarades, il leur faut même parfois s'excuser de travailler et d'avoir de bons résultats scolaires ! L'école devient ainsi progressivement un lieu où les relations entre les personnes deviennent progressivement purement « instrumentales » : chacun profite de l'autre pour ce qu'il peut lui apporter dans son projet personnel de carrière ou de survie, chacun prend les connaissances au meilleur prix, étudie les moyens de dépenser le moins possible d'énergie pour obtenir les meilleurs résultats possibles, chacun se faufile là où il peut, comme il le peut, sans que jamais - ou rarement - des « relations authentiques » adviennent. La culture scolaire a perdu toute épaisseur, elle n'est plus un outil de découverte de soi, d'émancipation, ni même d'accès intelligent à la compréhension de sa vie citoyenne ou professionnelle ; elle est réduite à une simple « utilité » dans des relations qui restent avant tout marquées du sceau de l'efficacité socio-économique pour les uns (ceux qui « réussiront » dans la vie),   et du dérisoire pour les autres (ceux qui seront progressivement amenés aux frontières de l'exclusion).

« Entre le marché du travail et le baladeur, dit François   Dubet , il y a aujourd'hui un trou dans lequel sont tombés les enseignants... un trou qui leur donne le sentiment d'être dans le vide »... inutiles, tout à la fois, pour les élèves qui réussiraient sans eux et pour ceux qui, de toute manière, ne réussiront pas. Comment ne pas comprendre alors que le mépris s'installe et gagne du terrain ?

Ainsi l'école est-elle, dans certains de nos quartiers, proche de situations de rupture et ne tient-elle même, parfois, que par l'héroïsme de quelques militants qui la portent à bout de bras. Mais, si elle est en situation de rupture, cela ne tient peut-être pas nécessairement à une crise qui lui serait spécifique et dont elle serait responsable. Cela tient sans doute aux ruptures constitutives de notre modernité : ruptures du lien social et développement des phénomènes claniques comme des processus d'exclusion, rupture des fondements culturels et instrumentalisation stratégique des savoirs, rupture de la transmission intergénérationnelle et développement de cultures communautaristes hétérogènes, rupture du consensus sur les valeurs et montée des intégrismes comme de l'individualisme, rupture des modèles identificatoires et développement des conduites à risques... Pourtant, si l'école n'est pas responsable de toutes ces ruptures, si elle n'est pas à l'origine de la crise - pas toute seule tout au moins - je suis convaincu que, face à toutes ces ruptures, elle peut avoir, parmi bien d'autres institutions, une fonction de suture : elle peut, me semble-t-il, tisser des liens, des liens entre les générations, entre les institutions, entre les groupes, entre les personnes, au sein même de chacune d'entre elles. Et ma conviction est que cette suture peut s'opérer à travers les apprentissages : dès lors que ces apprentissages inscrivent l'individu dans une culture qui lui permet de se comprendre et de comprendre le monde, dès lors aussi que cette culture ne se présente pas comme un achèvement mais s'inscrit dans une trajectoire où chacun peut, à son tour, inscrire de l'histoire, alors l'école a sa part dans la construction d'une socialité nouvelle.

Comme me l'écrivait Fernand Oury en dédicace de son dernier et remarquable ouvrage Pédagogie institutionnelle (Matrice, Vigneux, 1995) : « Nous ne changerons pas tout, mais nous changerons un peu la réalité » .

Philippe MEIRIEU