TRACES ECRITES

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Au traditionnel « cahier du jour » où mes élèves puis, plus tard, mes étudiants reportaient cours et exercices au fur et à mesure de nos rencontres, j’ai, toujours, à l’école primaire, comme au collège, au lycée et à l’université, exigé qu’ils ajoutent, tout à la fois, un classeur, afin d’archiver rigoureusement tous les documents que je leur fournissais ou qu’ils trouvaient par eux-mêmes, mais aussi un ou plusieurs carnets leur permettant de sauvegarder, de manière synthétique et systématique, leurs principales acquisitions. Nul doute que beaucoup trouveront ces exigences exagérément formalistes et, peut-être même, infantilisantes. Un professeur n’a-t-il rien de mieux à faire que de s’intéresser ainsi aux outils de travail de ses élèves ? À quoi rime cette insistance – qui, je l’avoue bien volontiers, tournait chez moi à l’obsession – sur une question si triviale et apparemment si secondaire au regard de la rigueur des contenus enseignés ?

« L’intention scripturale »
C’est qu’en réalité, rien n’est plus important à mes yeux pour permettre d’accéder aux contenus de savoirs qu’une véritable « discipline scolaire » capable de structurer l’activité intellectuelle de chacune et de chacun dans la classe. Or, la « discipline scolaire » est trop souvent conçue comme un simple code de bonne conduite, imposant un ensemble de comportements standardisés – être assis correctement et faire mine d’écouter en silence, lever la main avant de poser une question et opiner du chef au moment de la réponse – qui, s’ils témoignent que l’élève a reçu une « bonne éducation », gage évident de sa bonne insertion scolaire, ne disent rien de la mise en œuvre du travail mental requis pour accéder à des apprentissages exigeants. La « discipline scolaire » traditionnelle permet au professeur de faire cours, mais ne garantit nullement que les élèves apprennent. En revanche, le professeur peut mettre l’élève en situation d’apprendre efficacement en structurant avec lui ce qui supporte l’accès au savoir dans l’École : la relation de chacune et de chacun aux traces écrites qu’il produit. Une relation qui l’engage, le met en position de comprendre et de mémoriser, de structurer et de transférer ce qui lui est transmis.
L’École est, en effet, portée tout entière par ce que Bernard Rey nomme « l’intention scripturale » : la maîtrise des énoncés permettant de partager la compréhension du monde. Ce n’est pas là, pour elle, une tâche secondaire, voire une « compétence transversale », c’est ce qui constitue la relation pédagogique elle-même, s’incarne dans sa matérialité quotidienne et renvoie à ses finalités spirituelles les plus élevées. L’apprentissage, dans la transmission même des savoirs – et non dans un supplément d’âme méthodologique –, des usages et des fonctions de l’écriture est donc structurant de tout programme scolaire ou, plus exactement, de « l’École comme programme ». Car, comme le dit le grand psychologue Jérôme Bruner, qui a étudié précisément « comment la culture donne forme à l’esprit », « avant d’être professeur de mathématiques, de français ou de mécanique, tout professeur est professeur d’École. La discipline principale que l’école enseigne, vue sous l’angle culturel, c’est l’École elle-même ». Et un « professeur d’École est avant tout, à mes yeux, un « professeur d’écriture ».

Le « journal de bord »
L’écriture commence, pour moi, par la tenue, de la maternelle à l’université, dans toutes les disciplines, d’un « cahier du jour ». Appelons-le « journal de bord » si l’expression de « cahier du jour » apparaît trop liée à l’enseignement primaire… mais, sans jamais oublier que, même avec des adultes, c’est bien là une forme première, absolument indispensable, de trace écrite, et cela dans tout apprentissage. Ce journal de bord témoigne, en effet, de ce que l’élève fait au quotidien : recopier une explication ou un exemple noté au tableau, dessiner un schéma ou rechercher du vocabulaire, prendre en note des consignes de travail ou la trame d’un exposé, reformuler une définition ou effectuer un exercice d’application. Il accompagne, au jour le jour, celui qui apprend et fonctionne, à l’instar de ce que Stendhal proposait pour définir le roman, comme « un miroir qu’on promène le long du chemin ». Bien sûr, ce chemin est parfois chaotique et il arrive qu’il faille s’arrêter face à un problème imprévu ou un obstacle difficile à franchir : on suspendra alors l’écriture linéaire pour s’attacher, à côté, sur un brouillon éphémère, à explorer plusieurs hypothèses, expérimenter plusieurs configurations, s’essayer à plusieurs formulations. On ajoutera, biffera, déplacera, ajoutera autre chose ; on modifiera, corrigera et corrigera à nouveau ce dont on n’était pas encore capable de laisser une trace intelligible sur le journal de bord.
On le voit, le journal de bord des apprentissages est l’outil premier du travail de l’élève en classe : il doit restituer son activité intellectuelle dans sa continuité temporelle, lui permettre, si nécessaire, de revenir en arrière pour ressaisir le sens et la portée d’une acquisition. Il doit être, à l’école maternelle et primaire, l’objet d’une attention continue du maître ; il doit rester, au collège, l’objet d’une exigence quotidienne des professeurs, avant, progressivement, de pouvoir être tenu, au lycée et dans l’enseignement supérieur, de manière plus autonome.

Le « classeur documentaire »
Mais, en leur nécessaire linéarité, ces traces écrites du journal de bord limitent les possibilités d’approfondissements personnels, d’enrichissements documentaires, de rebonds improbables et d’explorations imprévues… toutes choses pourtant essentielles au développement d’une autonomie qui doit pouvoir prendre des initiatives et fréquenter d’autres chemins que celui auquel elle est astreinte. C’est pourquoi j’ai toujours demandé à mes élèves et mes étudiants de disposer, en parallèle, d’un classeur personnel où archiver, de manière rigoureuse, les compléments que je leur fournissais ou qu’ils pouvaient découvrir par eux-mêmes dans leurs recherches personnelles en bibliothèque ou sur Internet. Articles et illustrations, extraits d’ouvrages et documents divers, dûment référencés, devaient y être minutieusement classés par l’élève en même temps que ce dernier construisait et réaménageait, au fur et à mesure, la table des matières. C’est ainsi, en effet, que le travail intellectuel peut articuler transmission et émancipation. En dépassant la nécessaire compréhension de premier niveau pour pratiquer cette forme de transgression tranquille que les Anglo-Saxons nomment le bridging : faire des ponts, aller chercher des illustrations nouvelles de ce que l’on a appris, des exemples différents de ceux que l’on a étudiés, des applications dans son environnement de ce que l’on a découvert en classe, des échos dans l’histoire ou dans l’actualité des notions ou théories que l’on a étudiées à l’école. C’est alors que la leçon de biologie ou le poème de Verlaine, la guerre de Cent Ans ou le théorème de Pythagore, la concordance des temps ou la loi de Joule s’inscriront dans un univers plus large que celui de la seule programmation scolaire. C’est ainsi que l’École aidera l’élève à habiter le monde et à poursuivre, une fois refermées les portes de la classe, son aventure intellectuelle.

Les « carnets de synthèse »
L’aller-retour nécessaire entre la linéarité incarnée par « le journal de bord » et la recherche ouverte dont témoigne « le classeur documentaire », est donc constitutive de ce travail sur les traces écrites qui est, tout à la fois, inscription dans une culture collective et construction d’une culture personnelle. Mais cela reste encore trop tributaire, à mes yeux, d’une temporalité dont l’intelligence doit apprendre à se dégager. L’accès à la connaissance exige un pas de plus, un pas de côté, ou, plus exactement, une prise de distance par rapport à un simple ensemble de savoirs juxtaposés. La connaissance, comme démarche d’intelligibilité et d’ordonnancement du monde, exige un travail synthétique et systématique, prélude à une modélisation ouverte et en quête permanente de cohérence. Et c’est précisément la fonction que j’attribuais – et attribue encore aujourd’hui dans mon travail personnel – à l’élaboration de « carnets » : carnet de vocabulaire, carnet de définitions, carnet de règles, carnet de citations, carnet de références, carnet de théorèmes ou de lois, etc. Toutes formes de carnets qui concrétisent, dans le travail scolaire des élèves, les règles de la méthode de Descartes, aussi vantées dans les discours qu’ignorées dans les pratiques de l’Éducation nationale. Ces « carnets » sont, en effet, dans mon esprit, une manière d’approcher cette forme encyclopédique de la connaissance dont les philosophes du XVIIIe siècle ont montré l’extraordinaire fécondité : individuels ou collectifs, emportés par chaque élève, qui en fera ses compagnons de route sur plusieurs années, ou élaborés de manière coopérative et conservés dans la classe pour être complétés et consultés régulièrement par toutes et tous, ils ont une fonction éminemment structurante en raison de la démarche même, jamais achevée, de leur élaboration. Ils introduisent, dans l’inévitable routine des heures et des jours, des matières et des notions, des exemples et des exercices, cette verticalité intellectuelle qui est aussi un appel à vivre debout et à « penser par soi-même».

Passer au numérique ?
Journal de bord, classeur documentaire et carnets de synthèse pourront peut-être, après avoir été mis en place en version « papier » être remplacés par des versions numériques. Je ne suis pas certain, néanmoins, qu’il faille se précipiter trop vite dans ce domaine : le numérique offre des possibilités extraordinaires d’archivage des traces écrites, mais il me semble que son usage maîtrisé exige que l’on ait d’abord « pris en mains » cet archivage de manière plus artisanale : on ne profite des avantages de la machine que si l’on a, d’abord, éprouvé le fonctionnement matériel, concret, des opérations qu’on lui confie. Et puis, là comme ailleurs, il ne faut surtout pas imaginer que le numérique dédouanera l’enseignant du travail de formation et d’accompagnement indispensable de chaque élève. Il lui reviendra toujours, en effet, de garantir que chacune et chacun est en mesure de produire, au long cours, les traces écrites de ses activités intellectuelles, d’identifier leurs statuts réciproques et de les mettre en interaction de manière réfléchie.
Au total, je mesure bien le danger de m’être ainsi exposé à proposer une méthode de gestion des traces écrites dans la classe. Selon les cas, on la trouvera dérisoire ou trop ambitieuse. On expliquera que cela se fait déjà partout ou bien que cela est impossible à faire. Certains y verront la contagion d’une « pédagogie d’école maternelle » tandis que d’autres la rejetteront comme une « lubie d’universitaire ». Je suis convaincu qu’il n’en est rien : la « gestion des traces écrites » n’est, en rien anecdotique, elle est centrale dans l’éducation d’un sujet. Bernard Stiegler nous a montré que « la mémoire de l’homme n’est ni dans son corps, ni dans son cerveau, elle est dans ses productions qu’il externalise au fur et à mesure » : « C’est vrai des peintures de Lascaux, du silex taillé par nos ancêtres, de nos agendas et de nos Smartphones, de nos services GPS comme de nos systèmes d’intelligence artificielle. Toute l’histoire de la connaissance est conditionnée par ce processus d’externalisation de la mémoire. » C’est pourquoi il nous faut choisir : ou bien laisser nos enfants devenir les exécutants passifs de procédures qui leur échappent, ou bien en faire des êtres capables de gérer les dispositifs de mémoire externalisés de manière réfléchie et collective. Enjeu de société, sans aucun doute. Mais enjeu pédagogique aussi, pour chaque enseignant et pour chaque élève.

 

Philippe MEIRIEU