Pourquoi est-ce (si) difficile d'écrire? , Paris, Bayard-Jeunesse, 2006

A destination des parents, mais aussi des enseignants, ce petit ouvrage tente de montrer comment l'enfant entre dans l'écriture "du premier grabouillon à sa première lettre d'amour". Le rôle des familles, le l'école, de l'environnement socio-éducayif sont abordés, mais toujours en regardant ce qui se passe pour l'enfant et en tentant d'accéder à ce qui constitue "l'intention d'écrire".

Ecouter la conférence de Philippe Meirieu à Bayard Presse : "Ecrire : un problème scolaire, une question d'éducation, des enjeux sociaux"

EXTRAIT : "Même ceux qui font les fortes têtes n’en mènent pas large lorsqu’ils doivent écrire leur première lettre d’amour. D’abord, bien sûr, il y a la présentation : il faut s’appliquer, mais ne pas en faire trop. Pas question de passer pour un bon élève qui recopie un texte au tableau, en penchant la tête et en tirant la langue. Mais pas question, non plus, de bâcler un texte que l’autre – on l’espère bien – va lire et relire cent fois. Et puis, il y a la question de l’orthographe : il est bien possible que le destinataire ne soit guère meilleur que l’auteur dans ce domaine. Pourtant, il vaut mieux ne pas prendre trop de risques. Le ridicule ne tue pas, mais si l’on peut l’éviter… Enfin, bien sûr, il faut trouver les mots justes : ceux qui vont faire mouche et résonner longtemps chez l’autre, ces mots qui lui permettront d’entendre, enfin, ce qu’on n’a pas encore su lui dire.

Mais les mots sont parfois piégés et il faut faire attention : éviter les maladresses, ne pas utiliser une expression qui fâche, ne pas laisser trop de place au doute. Un écart de langage, une approximation, quand l’autre est en face de vous, se rattrape vite : on se reprend et on ajuste, on explique et on se justifie. Les enfants et les adolescents, d’ailleurs, adorent ces discussions à n’en plus finir où rien n’est jamais complètement stabilisé. C’est le grand plaisir de la parlotte…

Pourtant, vient un temps où la parlotte ne suffit plus : il faut fixer les choses pour bien les transmettre, les écrire pour les offrir vraiment. Non que la parole ne puisse être un cadeau : il y a des propos qui nous habitent longtemps, souvent à l’insu même de ceux qui les ont prononcés. Mais ils n’existent que par notre pouvoir de les faire exister. Ils ne résistent au temps que grâce à notre mémoire. Ils sont donc condamnés à l’usure et à l’oubli. Au mieux, ils disparaîtront avec nous.

Or il y a des choses qu’on voudrait éternelles : de ces choses si fortes qu’on ne peut accepter de les livrer à l’aléatoire. On éprouve le besoin de les inscrire quelque part : en gravant une pierre, en entaillant l’écorce d’un arbre, en noircissant une feuille de papier. Comme pour dire : « C’est là et cela va rester. Cela a eu lieu et la trace en restera quelque part, même quand nous ne nous en souviendrons plus. » Nous laissons un signe de ce que nous sommes et de ce que nous vivons. Il témoigne pour le futur et, étrangement, donne au présent une densité nouvelle.

Car on vit plus intensément ce que l’on a écrit : parce qu’on l’a mis en mots et que, justement, on a fait cet effort d’aller au plus près, au plus juste, au plus vif. L’écriture nous révèle ce que nous ne savons pas dire : son exigence nous contraint à identifier précisément ce qui, sans elle, nous glisserait entre les doigts comme du sable.

L’écriture est infiniment précieuse… mais elle n’est pas sans danger : par l’écrit, on s’expose, on prend le risque de donner à l’autre une image imparfaite de soi. Écrire, c’est lui livrer des pièces à convictions dont on ignore s’il les utilisera à charge ou à décharge. Parce que l’écrit fixe le langage, il renvoie souvent à la peur d’être jugé. La première lettre d’amour, comme tous les écrits qui font sens dans notre histoire, est toujours un examen de passage. On espère qu’elle convaincra, mais on craint l’échec. Un échec d’autant plus cuisant que la lettre est là et témoignera à jamais d’une vaine et dérisoire tentative. Il faut évidemment l’écrire cette lettre. Mais nul ne peut l’écrire sereinement.

Ainsi en est-il de tous nos écrits : ce sont toujours des aventures, des paris sur l’impossible. Nous en avons besoin et, en même temps, ils peuvent se retourner contre nous. Ce sont des étapes et des épreuves à la fois. Chaque écrit permet de grandir parce qu’il permet de se dépasser. Et le résultat n’est jamais joué d’avance. Du premier gribouillis à la première lettre au Père Noël, de la première narration au premier message électronique, chaque forme d’écrit est, pour chaque enfant, un défi nouveau. Une manière de grandir. D’être plus présent à lui-même et au monde. Et c’est notre tâche que de l’accompagner sur ce chemin."