La formation à l’épreuve
de la différence culturelle

colloque organisé le 31 mai 2007 à l’Université LUMIERE-Lyon 2 par l’ISPEF et le master professionnel « Concepteur-réalisateur de la formation »

Conférence de Philippe Meirieu

La différence en formation : obstacle ou ressource ?

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En introduction, on pourrait simplement rappeler, parce que nous sommes là, évidemment, dans les évidences, que tout homme se construit sous le double signe de la ressemblance et de la différence, de l'appartenance et de l'individuation. Nous appartenons à des groupes qui confèrent à notre être une part de leur identité, mais au sein de ces groupes, nous sommes porteurs chacun d'histoires singulières et ces histoires singulières nous permettent progressivement de nous construire et de nous construire indépendamment ou, en tout cas, en dialectique avec nos groupes d'appartenance.

Cette ressemblance ne doit pas être oubliée. On a longuement et, à juste titre, insisté sur le droit à la différence dans les années 60 à 80. On insiste justement aujourd'hui aussi sur le droit à la ressemblance. La différence ne peut pas être utilisée en formation si elle ne fait pas sens sur une ressemblance fondatrice, ressemblance en tant que nous participons les uns les autres de « l’humaine condition », ressemblance en tant qu’il nous faut nous ressembler suffisamment pour pouvoir nous parler, même s'il nous faut nous différencier suffisamment pour avoir quelque chose à nous dire.

Les différences culturelles peuvent relever de différents registres. On les voit apparaître dans le domaine familial : elles relèvent alors, à ce moment-là, de tout un apprentissage reçu au sein de la famille qui donnerait à l'enfant, à l’adolescent et au jeune adulte, un certain nombre d'habitudes, de comportements.

On voit la notion de différence culturelle apparaître dans un registre plus intellectuel qui renvoie à des modèles, voire des modèles idéologique.

On la voit apparaître, évidemment, dans le domaine religieux, dans le domaine social et dans le domaine professionnel puisqu’on parle de culture professionnelle et de différence de culture professionnelle. On dira, par exemple, que les formateurs de la formation continue ont une culture professionnelle différente des formateurs de formation initiale et, qu’au sein même des formateurs de la formation continue, ceux qui travaillent avec l’AFPA n'ont pas tout à fait la même culture professionnelle que ceux qui travaillent dans des organismes privés… que ceux qui travaillent en formation technique n'ont pas tout à fait la même culture professionnelle que ceux qui travaillent dans le domaine de la formation générale.

Si on approfondit un petit peu tout cela, on découvre, évidemment, que ces différents registres sont liés entre eux et constituent pour chaque sujet une construction identitaire originale… qu’un sujet n'est pas une appartenance… il est un croisement complexe d'une multitude d'appartenances qui relèvent de son histoire familiale, de ses options intellectuelles, de ses convictions religieuses, de sa filiation sociale et de son parcours professionnel.

Chaque individu se construit une identité ; il est une combinaison inédite d'appartenances entremêlées tant et si bien que les différences culturelles renvoient toujours en même temps, à la fois, aux filiations, aux groupes, aux inscriptions socio-historiques des personnes, mais aussi aux trajectoires individuelles singulières. Nul n'est assigné à une identité, a fortiori à participer définitivement à ce qui relèverait d'une sorte de communauté obligatoire, dès lors qu'il se veut acteur de sa propre histoire.

L’objectif ici serait de comprendre comment la formation peut aider un individu à être acteur de sa propre histoire, en postulant qu'il y a du jeu possible entre les différentes appartenances. Différentes appartenances qui permettent de jouer et de repérer puis, ensuite, d'investir une trajectoire singulière. On pourrait dire, à cet égard, que la formation travaille sur la dialectique que Paul Ricoeur évoque, quand il parle de l’idem et de l’ipse. L'idem, c’est ce qui figure sur notre carte d’identité ; l'idem, c’est ce qui est toujours la même chose tout au long de notre vie ; l’idem, c’est ce dont nous éditons, même si cela peut évoluer ; l'idem, c’est ce qui nous rend identiques à un certain nombre d'autres individus avec qui nous partageons des histoires et des convictions. L’ipse, c’est ce par quoi nous nous différencions, y compris dans la manière dont nous combinons ensemble nos différentes appartenances, voire nos différents idem.

La formation a vocation à prendre en compte les différences mais évidemment sans les considérer comme des données indépassables. Elle a à faire jouer les différences, mais, en réalité, elle a à les faire jouer pour permettre aux sujets de se mettre en jeu d’une manière singulière. D’où un enjeu fondamental de la formation qui est un enjeu que je me propose d’explorer avec vous brièvement.

Comment passer d'une formation qui serait un simple management organisationnel de la diversité à une formation qui intégrerait ce qu’on pourrait appeler une éthique de l'altérité ? Je traiterai de cette question en quatre séries de remarques… Première série de remarques : j’évoquerai la formation saisie par les différences. Deuxième série de remarques : je rappellerai une tension forte, qui structure la formation, entre Poïesis et Praxis, pour reprendre une distinction aristotélicienne. J'évoquerai, ensuite, la formation prise entre stratégie individuelle et groupes d'apprentissage avant d'évoquer, dans une quatrième partie, en quoi la formation aide chaque sujet à construire sa trajectoire en permettant à un individu d'éprouver la dialectique entre identification et émancipation.

1) La formation saisie par les différences. Quand on regarde la formation d'adultes et quand on observe ses pratiques, on s'aperçoit que les différences sont d'abord appréhendées, tout à fait naturellement, à travers les acquis et les projets des personnes. Les gens arrivent en formation avec des niveaux. Ils arrivent également avec des projets. Ces niveaux et ces projets sont assez facilement saisis par des dispositifs institutionnels identifiés. Autrement dit, en temps qu’organisation, la formation sait assez bien traiter les acquis et les projets et elle a des outils pour cela :

- le bilan de compétences qui permet d'identifier les différents acquis des personnes ;

-  la validation des acquis de l'expérience ;

- la formation modulaire qui permet d’organiser des formations en fonction des besoins des personnes et en fonction de leur projet.

Il y a là une affaire qui relève de l'organisation, de l’ingénierie de la formation qui, finalement, ne pose pas de problèmes majeurs au formateur, si ce n’est des problèmes à caractère essentiellement technique. Ce qui fait difficulté aujourd'hui, quand on regarde les expériences de formation, c'est qu’il existe d'autres différences posent d'autres types de problèmes.

D'autres différences apparaissent, en effet, moins facilement traitables par l'institution. L'institution sait traiter les différences de niveaux à partir d'un bilan de compétences, plus ou moins bien. Elle peut améliorer la technique pour les traiter un peu mieux qu'elle ne le fait. Mais ces différences de niveaux ne sont pas génératrices d'angoisse, d'inquiétude ; elles ne dynamitent pas le système de formation ; elles l’amènent à se perfectionner sur le plan organisationnel. Il existe, en revanche, d'autres différences génératrices d'inquiétude qui mettent le formateur devant des difficultés personnelles, qui ne sont pas simplement des difficultés institutionnelles et je fais l'hypothèse, en regardant un certain nombre de textes, que ce sont ces différences-là qui sont, en général, traitées et qualifiées de différences culturelles.

Autrement dit, nous assisterions aujourd'hui à l'émergence d'un nouveau type de différences que le perfectionnement de l'organisation institutionnelle de la formation ne permettrait pas de traiter de façon satisfaisante. On aurait eu une formation d'adultes qui, finalement, se serait assez bien accommodée de différences de niveaux et pour lesquelles ça ne poserait pas trop de problèmes. On aurait eu une formation d’adultes qui se serait assez bien accommodée de différences de projets et qui saurait proposer à des individus, des cursus différenciés en fonction de leurs projets, mais il y aurait une sorte de reliquat, de reste, quand ceci est traité… un reste qu'on ne sait pas bien nommer, qu’on ne sait pas bien traiter, devant lequel l'institution se retrouve en difficulté, et ce reste-là, on l'appelle différence culturelle.

 On l’appelle différence culturelle car on n'a pas d’outils pour le mesurer d'une manière précise et on n'a pas de dispositifs institutionnels pour le prendre en compte dans l'organisation même de la formation. Quand on regarde comment ces différences culturelles sont définies dans les différents textes qui les évoquent, on trouve trois types de réalités qui sont recouvertes par ces différences culturelles. Ces réalités relèvent, pour une part, des convictions, convictions qui renvoient beaucoup, dans l'imaginaire, à des convictions à caractère philosophique, religieux. Ces réalités renvoient aussi à des comportements et à des habitudes. J’ai bien conscience alors que, quand je distingue ici convictions, comportements et habitudes, je ne définis pas des concepts rigoureux, plutôt des notions qui permettent d'appréhender, d'une manière plus ou moins empirique, un certain nombre de choses que le formateur pressent face à un groupe.

Il voit que dans un groupe, il y à des gens qui ne partagent pas les mêmes points de vue sur un certain nombre de questions assez fondatrices ; il voit que les comportements ne sont pas les mêmes, y compris les comportements au regard des règles habituelles de la formation : le respect de l'horaire, la manière dont on s’adresse les uns aux autres, la façon dont on articule sa vie personnelle et sa vie professionnelle. Il y a des habitudes, des habitudes de travail par exemple, qui ne sont pas les mêmes en fonction des individus, habitudes que l'on ne sait pas parfaitement saisir et que l'on a parfois un peu de mal à traiter.

A côté de ce que j'ai appelé les différences de niveaux et de projets qui, elles, sont déjà dans la mécanique institutionnelle de la formation, ces différences culturelles, elles, ne sont pas assez objectivables encore pour être récupérées, traitées avec des dispositifs précis de formation. Elles posent problème toutes les trois car, au fond, les convictions des individus que nous avons à former, peuvent entrer en contradiction avec les contenus. On le voit bien dans la formation initiale ; on le  voit bien sur la question difficile des convictions religieuses et des contenus d'enseignement à l'école, mais on le voit également par la formation d'adultes, et les témoignages sont nombreux, dès lors que, par exemple, on regarde des pratiques d'alphabétisation ou des pratiques qui touchent des publics de bas niveau de qualification. On voit bien que cette difficulté à faire cohabiter, coexister des convictions individuelles ou collectives et des contenus de formation, qui peuvent « riper » avec ces convictions, nous renvoie à la difficile nécessité de « désintriquer » dans l'acte de formation, autant que faire se peut, le savoir et le croire, en renvoyant les contenus évidemment à l’ordre du savoir et les convictions à l'ordre du croire. J'emploie le terme « désintriquer » parce que, dans mon esprit, il n'est pas question de séparer définitivement le croire et le savoir. Je crois que l'humaine condition est faite de telle façon qu’il y aura toujours du croire dans le savoir et du savoir dans le croire, et, ce n’est pas parce qu’il y aura du croire dans le savoir et du savoir dans le croire, qu'il n'y a pas, comme disait Kant, « un principe régulateur de l'activité formatrice » qui consiste à, autant que faire se peut, désintriquer l'un de l'autre. Cette désintrication est douloureuse car elle interroge en permanence le formateur à la fois sur ses savoirs, sur son épistémologie de référence, sur son rapport aux savoirs de l’autre et sur son rapport à l’objectivation de ses propres savoirs : qu’est-ce qui, dans ses propres savoirs, relève des savoirs, au sens épistémologique du terme ? Qu’est-ce qui relève de ses propres convictions ? On voit bien qu'il y à des difficultés à traiter ces questions. On voit bien que le formateur peut prendre pour du savoir ce qui ne serait que ses convictions. Nous avons des situations de formation où, en fait, c’est « convictions contre convictions », quand on voudrait, officiellement, être dans « convictions contre savoirs » ou dans « savoirs contre convictions ». Nous voyons bien que, même si le formateur est dans l'hypothèse que c’est son savoir contre les convictions des autres, il n'est pas tout à fait facile et simple de faire entendre aux formés que le savoir du formateur est autre chose que sa conviction. On arrive même, dans un certain nombre de situations que certains d’entre vous connaissent bien, à se retrouver en formation dans une situation où c’est « ce je crois contre ce que tu crois », alors que le formateur serait lui dans une perspective « ce que je sais contre ce que tu crois »… mais le « ce que je sais » est perçu par l'autre comme « ce que tu crois » et non pas comme « ce que tu sais ». Nous avons là tout un travail de désintrication qui n'est pas un travail facile à faire et qui est un travail qui interpelle en permanence le formateur.

A côté des convictions, les comportements aussi peuvent entrer en contradiction non pas avec les contenus mais avec les pratiques, avec les pratiques habituelles de la formation. On sait bien qu'il y a des comportements qui relèvent des différences culturelles qui ne sont pas complètement en accord avec les pratiques dominantes de la formation, y compris les pratiques que l'on veut, à un moment donné, proposer à un groupe. Des comportements qui sont, par exemple, très individuels dans des pratiques qui voudraient promouvoir le travail collectif, ou vice-versa, des comportements qui sont très collectifs dans des pratiques qui voudraient promouvoir un travail individuel ou des comportements qui renvoient, par exemple, à une relation entre les gens, entre les sexes, qui n'est pas conforme aux pratiques que l'on chercherait à mettre en place. On voit bien que, là encore, les choses peuvent « riper » et qu'il y a des difficultés réelles à gérer ces différences. D'où la nécessité de mettre à plat, autant que faire se peut, les règles de fonctionnement du groupe. Comment fonctionnons-nous ? Est-ce que ces règles de fonctionnement relèvent d'une différence culturelle parmi d'autres ? Au fond, le groupe de formation imposerait sa différence culturelle avec ses pratiques spécifiques contre les différences culturelles de ceux et celles qui l'encadrent. Ou est-ce que le groupe de formation est capable de faire entendre que les pratiques, qu'il met en œuvre, ne relèvent pas de comportements claniques, liés à un certain type de culture qu'il s’agirait d’imposer, mais relèvent de quelque chose qui est requis par l'objectif et la démarche même de la formation ? On voit bien que, là encore, ce n'est pas facile et que ça nécessite, de la part des formateurs, un vrai travail d'élucidation, un vrai travail de remise à plat.

A côté des comportements, les habitudes peuvent aussi entrer en contradiction avec les méthodes utilisées en formation. Les habitudes, par exemple, de n'utiliser que l’écrit ou que l’oral par rapport à des méthodes qui vont utiliser d'autres types de médiations. On voit bien que, là encore, on peut se trouver dans une situation étrange où le groupe de formation apparaît comme installant une sorte de nouvelle identité culturelle qui irait à l’encontre des identités culturelles déjà existantes. D'où la nécessité de pratiquer en formation, autant que faire se peut, tout ce qui, dans le registre métacognitif, va permettre de comprendre la différence entre habitudes et méthodes ; de comprendre que certaines habitudes mentales de travail ne sont pas nécessairement de bonnes méthodes, que la notion de méthode renvoie à un objectif dans le travail. Distinguer les habitudes et les méthodes n'est pas simple. Aider les personnes à se construire des méthodes qui sont parfois contradictoires avec les attitudes spontanées qu'elles ont dans le cadre des différences culturelles qu’elles véhiculent… n'est jamais un travail simple.

Vous avez observé, aussi bien dans le domaine des convictions, des comportements que des habitudes, que j'ai chaque fois indiqué, avec une insistance toute particulière, « autant que faire se peut ».

« Autant que faire se peut », ce n'est pas une simple formule de style. Quand je dis « désintriquer, autant que faire se peut, le savoir et le croire », c’est parce que je pense qu'on ne désintriquera jamais totalement le savoir et le croire. Quand je dis « distinguer, autant que faire se peut, les comportements liés aux différences culturelles avec les pratiques liées aux objectifs de la formation », c'est parce que je crois qu’on ne fera jamais complètement cette différence, puisque les pratiques en formation existeront toujours comme une certaine forme de culture qui va à l’opposé, qui est divergente par rapport à la culture et aux comportements auxquels les personnes sont habituées, de la même manière pour les habitudes et les personnes… Donc, le fait de dire « autant que faire se peut » n'est pas simplement un détail : c'est l'affirmation d'une double exigence formative. D’abord, l’exigence d'une clarification nécessaire : parce que la clarification est une sorte d'hygiène mentale absolument indispensable en formation. Mais l'hygiène mentale n'est pas forcément une réalité indéniable dans la mesure où l'opacité est inévitable, dans la mesure où on ne peut pas espérer, en formation, abolir définitivement toute forme de malentendus, y compris des malentendus liés aux différences culturelles et, d'une certaine manière, c’est sans doute une bonne chose, parce que la transparence totale dans ce domaine abolirait finalement toute possibilité de communication… La transparence pour moi est un vœu qui n'est même pas pieux : si nous étions transparents les uns aux autres, il n’y aurait pas un couple qui tiendrait plus de deux minutes et si nous étions totalement transparents les uns aux autres, nous n’aurions, bien évidemment, absolument plus rien à nous dire. Nous ne parlons que pour tenter d'élucider un tout petit peu les malentendus qui nous séparent.

 A cet égard, dire « autant que faire se peut », ce n'est pas rêver à une formation qui aurait éradiqué toute forme de malentendus liés aux différences culturelles. Ni à une formation qui aurait éradiqué toute forme de malentendus liés aux différences culturelles. Ce serait, d’une certaine manière, une formation du vide ; ce serait une formation dans laquelle il n'y aurait plus de chair ni de sang ; ce serait une formation purement technocratique. Mais dire « autant que faire se peut », c’est accepter que la formation soit un travail jamais terminé, précisément, sur les tensions introduites par les différences en son sein.

Accepter que les différences soient là, qu'elles résistent, qu'on ne les éradiquera pas, que les malentendus subsisteront, qu’il y aura toujours, pour reprendre la trilogie que j’ai utilisée, des convictions, des comportements et des habitudes hétérogènes aux dispositifs de formation ; mais que tout cela va être travaillé, que ce travail ne sera jamais terminé, que la mise au clair ne sera jamais définitivement effectuée… mais que cette mise au clair reste néanmoins une hygiène mentale nécessaire, dès lors que l’on n'espère pas pouvoir aboutir à sa réalisation définitive.

Plus globalement, et cela me paraît important de le rappeler, la formation est toujours un travail en tension. La notion de tension est constitutive. Rien ne serait pire à mes yeux qu'une formation qui aurait délibérément et définitivement éradiqué toute forme de tension, parce qu'elle aurait, à ce moment-là, éradiqué toute forme de vie.

2) La tension sur laquelle je voudrais insister, dans ma deuxième série de remarques, au fond assez classiques, c’est la tension que je voudrais illustrer à travers la distinction aristotélicienne entre la Poïesis et la Praxis, distinction développée, en particulier par Francis Imbert,

La Poïesis, c’est une action, une activité humaine, dans laquelle le résultat est prévisible, programmé et identifié à l’avance. Quand un potier fait un pot, même si le pot va évoluer pendant sa fabrication, la représentation du résultat préexiste au démarrage de l'action. En revanche, en matière éducative, le résultat ne préexiste pas à l’action. Je ne peux pas avoir une représentation finale de ce que je dois produire puisque l'éducation n'est pas de la production. Accompagner l'émergence de la liberté de quelqu'un n'a rien à voir avec le fait de fabriquer un objet.

Reste que, néanmoins, ce qui caractérise les dispositifs de formation, c'est qu'ils s'inscrivent nécessairement dans la Poïesis, c'est-à-dire dans un processus qui relève de la fabrication… parce que la formation est inscrite dans des institutions qui ont des besoins, des attentes et des demandes. Je n'ai pas la naïveté de croire que les besoins, les attentes et les demandes sont la même chose. Il faut, bien sûr, distinguer tout cela, mais je suis convaincu que les besoins, les attentes et les demandes doivent être travaillées, négociées pour être traduites en commande et que l’on doit toujours construire une formation en anticipant ses résultats possibles. Ainsi, faire de la formation, c’est faire des programmes, élaborer des référentiels, c’est mettre en place des emplois du temps ; c'est donc se situer délibérément dans le registre de la Poïesis ; c’est « fabriquer quelque chose ». Nous fabriquons de la formation. Néanmoins, fabriquer de la formation n'est pas, pour autant, faire de la formation dans la mesure où ce qui est au cœur de la formation, ce n'est pas simplement la fabrication du dispositif, mais c'est la Praxis, c’est-à-dire une formation qui permet aux formés de s'engager dans une démarche personnelle, dans une démarche d’appropriation très largement imprévisible. D'ailleurs une formation qui ne permettrait pas aux formés de s'engager dans une démarche personnelle, donc imprévisible, serait évidemment contre-productive.

A ce titre, dire que la formation est prise en tension entre la Poïesis et la Praxis, c’est dire qu’elle est à la fois « affaire de gestion » et « histoire de liberté ». « Affaire de gestion », parce qu'on ne fait pas de la formation sans gérer. On ne fait pas de la formation sans structurer, sans administrer : la formation doit être organisée, d’où la nécessité d’une carte d'étude ou d'une base d'orientation. Nous devons disposer de ces éléments, même révisables en cours de route. La formation doit être pilotée : il faut une instance régulatrice qui pilote la formation et, à cet égard, la formation est toujours une affaire de normalisation. On normalise parce qu’on inscrit dans un dispositif existant. Cette normalisation peut prendre plusieurs formes. Je n’emploie pas du tout, ici, ce terme de normalisation dans un sens négatif, péjoratif, mais je l’emploie parce qu’il me paraît constitutif de la réalité poïétique de la formation, c'est-à-dire de cette réalité en tant qu'organisation, « machinerie institutionnelle » dans laquelle des individus sont impliqués et dans laquelle ces individus, quoi qu'ils disent et quoi qu'ils pensent, ne sont pas libres de faire ce qu'ils veulent, mais sont accompagnés pour aboutir à des résultats qui sont très largement anticipés.

Cette normalisation  peut être d’ailleurs identifiée dans deux types de modèles (cela mériterait d’être très largement nuancé) : on peut distinguer une normalisation dans les méthodes qui s'accompagnerait d'une différenciation dans les contenus, ce qui produirait un modèle sélectif et une normalisation dans les objectifs qui s’accompagneraient d’une différenciation dans les méthodes, ce qui produirait un modèle démocratique. C’est assez caricatural mais, globalement, c'est une manière de comprendre les dispositifs de formation qui fonctionne assez bien.

Normalisation dans les méthodes : tout le monde fait la même chose et chacun s’approprie les contenus en fonction de sa capacité à s'adapter aux méthodes. C’est un modèle sélectif très largement dominant dans l'institution scolaire. Ou normalisation dans les objectifs : tout le monde doit atteindre les mêmes objectifs et pour cela, on différencie les méthodes. C’est un modèle qui, lui, est un modèle que l'on a connu dans d'autres secteurs que l’institution scolaire, en particulier dans les secteurs de traitement de la marginalité qui auraient, peut-être, plus d'impulsion, d'idéal démocratique.

Je ne récuse pas ici l'hypothèse qu'on puisse installer des modèles sélectifs en formation. On peut justifier la sélection en formation. On ne peut peut-être pas la justifier dans la scolarité obligatoire si on se dit que tout le monde doit atteindre les fondamentaux de la citoyenneté. En revanche, on peut imaginer de justifier la sélection en formation si celle-ci se donne précisément cet objectif d'une manière claire. Mais, quelle que soit la dialectique entre normalisation et différenciation (qu'est-ce que qui est le même et qu'est-ce que qui individualise ?), il reste que, dans tous les cas, l'efficacité de la formation s'éprouve à la capacité à permettre aux personnes de se former elles-mêmes.

Je vais là rappeler des banalités : toute formation s'inscrit dans la contradiction fondatrice de l'activité éducative ; une contradiction qui s’exprime par deux affirmations à la fois qui sont toutes les deux des postulats nécessaires et pourtant contradictoires. Tout individu peut apprendre : c'est le postulat d’éducabilité. Nul ne peut contraindre quiconque à apprendre : c'est le postulat de liberté. Le problème, ce n’est pas que ces deux affirmations soient des vérités, c’est qu’elles soient des vérités ensemble et qu’on les fasse fonctionner simultanément… Parce que « tout individu peut apprendre » si on met en place des moyens à caractère technocratique. Et « nul ne peut contraindre quiconque à apprendre » peut nous permettre de rester dans une sorte d'acceptation de la fatalité. En revanche, conjuguer « tout individu peut apprendre » et « nul ne peut contraindre quiconque à apprendre » et le conjuguer dans l’acte même, dans le même acte, cela est une difficulté tout à fait particulière. C’est la difficulté qui consiste à associer, ce que j’ai pu appeler dans mes travaux, « le volontarisme didactique » et « la tolérance pédagogique », ou ce que l’on pourrait appeler « la mise en place de dispositifs de contrôle et l'accompagnement » et « la prise de risque individuelle »… ce qui, en aucun cas, ne peut être déduit de quoi que ce soit et ce qui suppose, bien sûr, l'inventivité formative.

Si je me suis permis ce petit détour, cette deuxième partie sur la formation au cœur des tensions et cette tension entre Poïesis et Praxis, c’est parce qu'il me semble qu’on ne peut pas faire l'économie de l'intelligence de cela quand on est formateur et qu'on est simultanément, en tant que formateur, un obsessionnel de l'organisation – c’est le cas à peu près de tous les formateurs - et en même temps quelqu’un de particulièrement attentif à l’expression de la liberté individuelle, au développement de chacun et au choix par chacun de ses propres trajectoires. Il y a là quelque chose qui est presque de l'ordre de la schizophrénie constitutionnelle du formateur qui, simultanément, manie les plannings avec une espèce de frénésie quasiment jouissive et, en même temps, sait parfaitement que ce qui est important, c'est ce qui échappe au planning.

3) A partir de là, comment faire jouer cette notion de différence culturelle en formation ?  Comment la mettre en jeu dans les dispositifs de formation eux-mêmes, c’est-à-dire comment combiner ce que j'appelle les stratégies individuelles, qui renvoient à ce que j'ai appelé les convictions, les comportements, les habitudes avec des groupes d'apprentissage qui doivent fonctionner d'une manière à peu près efficace ?

Il faudrait s’interroger sur les conditions de fonctionnement optimum des groupes d'apprentissage. Elles sont bien connues… Distinction, d’abord, entre la tâche et l’objectif. Ce qui caractérise la formation par rapport à la production, c’est que la tâche n'est pas l'objectif, que l’objectif n'est pas la tâche. C'est une difficulté fondamentale de la formation des adultes puisqu’elle s’inscrit en rupture par rapport aux situations de production et que l’on voit bien l’extrême importance pour les sujets de percevoir que ce qu’on leur demande d'acquérir n'est pas ce qu’on leur demande de faire… Il y à là quelque chose de très important et, pour ma part, je suis un obsessionnel de cette distinction. Je ne passe pas une formation sans demander aux gens de distinguer ce qu'ils ont fait de ce qu'ils ont acquis et de comprendre ce qu'ils ont acquis à travers ce qu'ils ont fait. Même si ce qu'ils ont acquis est plus difficilement repérable et identifiable que ce qu'ils ont fait… car ils savent bien et très vite ce qu’ils ont fait, mais ils savent en général très mal identifier ce qu'ils ont acquis (c'est vrai d'ailleurs pour l’école de la même manière).

De la même façon qu'il faut distinguer la tâche et l'objectif, je crois que ce qui caractérise un groupe qui fonctionne bien en formation, c'est sa capacité à mettre en dialectique la ressemblance et les différences, à trouver des occasions de ressemblance qui permettent de se parler et, comme je le disais tout à l'heure, des différences qui permettent d'avoir quelque chose à se dire. C'est la possibilité de mettre en place des modes de fonctionnement groupaux qui requièrent l'implication de chacun. C’est ce qu’on appelle, en termes psychosociologiques, le fonctionnement en réseau homogène.

Je me contente, ici, de rappeler quelques éléments qui sont des éléments bien stabilisés maintenant en matière d’ingénierie de la formation. Qu'est-ce qu’un réseau homogène en formation ? C’est un réseau dans lequel le fonctionnement du groupe est isomorphe à l’opération mentale qui permet la construction individuelle d’objectifs… c’est-à-dire que, s’il s’agit de construire un concept, s'il s’agit de se donner des outils pour accéder à une maîtrise d'une compétence expérimentale, le groupe lui-même doit être structuré conformément à cette opération mentale implicite. C'est aussi un réseau dans lequel l'implication de chaque membre du groupe dans le fonctionnement collectif est garantie par l’originalité d'apports préalables maîtrisés… soit parce que les rôles sont identiques, soit parce qu’il y a une rotation du cadre.

Ce point est très intéressant, parce qu’il nous renvoiedirectement à la notion de différence, différence culturelle évidemment, mais différence au sens le plus large : le groupe d'apprentissage peut se construire comme un croisement de compétences et de capacités, avec des groupes qui vont être centrés sur l’identité des capacités et la différence des compétences et des groupes centrés sur l’identité des compétences et la différence des capacités… avec ce croisement possible des une et des autres. Ce croisement qui permet justement à chacun la progression dialectique d'une compétence par une capacité et d'une capacité par une compétence. Pour dire les choses en termes extrêmement simples et rapides, désignons ici par capacité, au sens anglo-saxon du terme, ce qui pourrait être identifié à une démarche et, par une compétence, ce qui pourrait être identifié à une opération mentale stabilisée dans un champ de savoirs déterminé. Appuyons-nous sur des capacités déjà existantes pour permettre des acquisitions de compétences et appuyons-nous sur des compétences déjà existantes pour permettre de développer de nouvelles capacités. Travaillons sur cette dialectique capacités-compétences pour faire en sorte que les différences qui apparaissent dans le groupe soient potentialisées de sorte qu’elles deviennent de l'énergie, de l’énergie cognitive pour apprendre. Cette énergie sera, évidemment, d'autant plus efficace et mieux utilisée que le groupe d'apprentissage permettra le développement de la régulation, régulation par l'exercice de la métacognition individuelle ou collective.

4) Pour terminer, il faut formuler une quatrième et très brève série de remarques sur la formation qui, dans ce cadre-là, se situerait toujours entre identification et émancipation, dialectique psychosociologique bien connue : pas de formation sans processus identificatoire, mais pas de formation non plus sans distanciation de l'identification.

Cette identification est double : elle est identification à la fois avec le groupe d'appartenance, ou les groupes d’appartenance, et avec le groupe de formation. On a là quelque chose d’extrêmement intéressant à travailler qui est la façon dont le groupe de formation peut servir de mise à distance du groupe d'appartenance et la façon dont le groupe d'appartenance peut servir de mise à distance du groupe de formation.

Sur le plan cognitif, cela va se traduire par la mise en place d'une démarche bien connue, bien stabilisée par les formateurs, qui est la démarche permettant de mettre en relation contextualisation – décontextualisation – recontextualisation. On apprend dans un contexte défini, mais on va, progressivement, tenter de se passer de ce contexte pour recontextualiser. En réalité, on s'aperçoit que c'est la recontextualisation qui permet la décontextualisation, et cette démarche cognitive est celle qui, précisément, permet, à la fois, d'être dedans et puis progressivement de s’abstraire et d’abstraire, d'être dehors et de se mettre en position de s'émanciper à la fois du groupe d'appartenance et du groupe de formation pour se donner une trajectoire personnelle d'apprentissage.

Cela peut se traduire par une exigence intellectuelle : l'évaluation par le transfert. Le transfert, c'est-à-dire la capacité d'utiliser ce que l'on a acquis en formation, ailleurs, autrement, et à sa propre initiative. Le transfert est bien sûr la seule véritable évaluation en formation.

Ces quelques remarques étant faites, je n’ai pas du tout le sentiment d'avoir fait le tour d’un sujet extrêmement difficile et extrêmement large, mais je voudrais simplement attirer votre attention, en conclusion, sur le fait que la formation est une mise en tension constructive des différences… que la différence, pour le formateur, est, à la fois, un obstacle et une ressource… qu’elle est un « événement » au sens de Deleuze : elle émerge, elle est là, elle résiste à toute forme d'éradication par le décret. Elle est un événement avec lequel il nous faut faire ; elle est un événement qui a, probablement, un mérite extraordinaire, celui de faire éclater nos certitudes, nos conformismes, notre routine organisationnelle.

La différence a cette qualité extraordinaire : celle de nous rappeler à l’ordre de l'humain, là où, trop souvent, nous avons tendance à penser dans l'ordre du technocratique. Elle nous réveille en quelque sorte de notre sommeil technocratique pour nous permettre d'entendre quelque chose qui résiste à l'ensemble de notre projet organisationnel. C’est pourquoi la formation, en travaillant sur la différence, peut être élaboration simultanée d'identité et d'altérité, identité de chacun par capacité de se donner des cadres d'appartenance, et altérité par sa capacité de différer et d'atteindre à cette différence qui n'est plus la différence héritée, qui n'est plus la différence passive, mais qui est la différence par laquelle chacun décide de différer de ce qu’il a été, de différer de ce à quoi on veut l’assigner, de différer librement parce qu'il décide d'être lui-même acteur de sa propre histoire.

Passer d'une différence subie, d'une différence que l'on porte avec soi comme un handicap, à une différence assumée, passer de la différence passive à une différence active, à une différence revendiquée dans une trajectoire comme une construction de soi dans un contexte, c'est probablement un des objectifs de la formation. En tout cas, c’est une des pistes que je propose à votre réflexion.


Conclusion de Philippe Meirieu en fin de colloque

Je voudrais dire d’abord un sentiment qui est celui d’une immense estime à l’égard des expériences, des pratiques et des démarches de formation qui ont été exposées ici, tant dans cet amphithéâtre ce matin que dans les ateliers de cet après-midi ; dire aussi qu’il est sans doute très difficile et hors de question de se situer en surplomb par rapport à tout cela et d’exprimer un point de vue qui serait en quelque sorte un peu le point de vue de Sirius. Néanmoins, puisque c’est tout de même l’exercice que l’on me demande de faire, et au risque de vous apparaître un peu provocateur, je voudrais faire quelques remarques, qui sont plus des contrepoints que des prolongements.

Première remarque, j’avais pris la précaution, ce matin, dans mon exposé liminaire, quand j’avais évoqué la notion de différence culturelle, de ne jamais prononcer l’expression de « différence ethnique » ou même de « différence nationale ». Néanmoins, tout s’est passé, au cours de la matinée et dans la plupart des ateliers, comme si la notion de différence culturelle était aimantée par la notion de différence ethnique et de différence nationale et même plus, comme si au sein des notions de différence ethnique et de différence nationale, tout se cristallisait autour de la population issue de l’immigration maghrébine.

Je me permets de dire cela, car il me semble qu’un observateur extérieur, qui serait arrivé sans connaissance du contexte spécifique de la situation française, et qui se serait attendu à un colloque sur les différences culturelles, se serait trouvé tout à fait étonné de voir que, dans cette assemblée, pour l’immense majorité des individus, derrière les différences culturelles, il y a le problème de l’insertion de la population issue de l’immigration maghrébine.

Je ne dis absolument pas que c’est une mauvaise chose, je dis que c’est une réalité et qu’il nous faut sans doute prendre conscience que ce n’est pas banal. C’est très significatif de la situation dans laquelle nous vivons. Ou bien nous autres qui parlons de différence culturelle, nous cherchons à euphémiser un problème social et politique extrêmement grave en le noyant dans une sorte de considération générale, ou bien nous autres qui parlons de différence culturelle sommes incapables de prendre en compte d’autres différences et sommes obnubilés par la différence que représente ce qui serait irréductiblement différent, c’est-à-dire différent parmi les différents, c’est-à-dire la population issus de l’immigration maghrébine.

Cela a été dit relativement bien ce matin par mon collègue quand il a parlé de manière non euphémisée de l’origine minoritaire et quand il a, avec au fond, une analyse qu’on pourrait qualifier de néomarxiste, expliqué très justement que ce n’était pas tellement une question de différence culturelle, que c’était une question de statut économique et de statut des populations au sein de notre société, et que la question de la différence culturelle pouvait être relativement non pas secondaire, mais seconde par rapport à cela.

Si je me permets de dire cela, c’est parce que j’ai tenté de pointer tous les exemples qui ont été évoqués à cette tribune. A l’exception de cet après-midi, tous ont porté sur des problèmes liés à la population maghrébine et liés aux pratiques religieuses de l’Islam. Peut-être faut-il faire un colloque sur « La population d’origine immigrée maghrébine pose-t-elle un problème aux formateurs ? » ou sur « Faut-il concevoir des formations autour de ce thème ? ». Il me semble qu’il faudrait se mettre au clair là-dessus et, en tout cas, reconnaître qu’il y a là quelque chose qui n’est pas banal et que, pour reprendre l’expression de mon collègue ce matin : « Il y a tout de même des différences qui ne structurent pas la société comme les autres différences ». Je crois que sa formule est excellente. On voit bien qu’il y a des différences, à ce niveau-là, qui ont des enjeux politiques et sociologiques majeurs, et qu’elles ne structurent pas la société tout à fait de la même manière que les autres différences.

Par exemple, on a très peu évoqué les différences culturelles liées aux origines familiales, professionnelles, aux origines régionales. On n’aurait pas pu, il y a 30 ans, se retrouver dans cet amphithéâtre et parler des différences culturelles sans évoquer la différence entre ceux qui sont issus de la ville et ceux qui sont issus de la campagne. On n’aurait pas pu, il y a 20 ans, se retrouver dans cet amphithéâtre et évoquer la notion de différences culturelles sans parler des rapports entre ceux qui sont issus de l’enseignement général et ceux qui sont issus de l’enseignement professionnel. On voit bien qu’aujourd’hui ce ne sont pas ces différences-là qui sont apparues comme structurantes. C’est une autre différence qui interroge la société française.

Je ne dis ni que c’est bien, ni que c’est mal. Je dis : prenons acte du fait que cela nous interroge très fortement et qu’il y a probablement là un sujet de travail particulier. Il faut en tout cas être lucide sur ce point.

Deuxième remarque, elle émane d’une réflexion qui a été faite ce matin : quelqu’un a évoqué le cas de personnes qui, au fond, n’avaient pas du tout envie d’être respectées dans leur différence, qui avaient envie même de nier leur différence, parce que leur objectif premier était d’être intégrées comme les autres. Nous nous trouvons alors dans une situation à front renversé, nous autres formateurs qui sommes respectueux des différences. Le mot « respect », le mot « tolérance » ont été des termes très souvent utilisés. Or, nous nous trouvons face à des gens qui nous disent : « Mais attendez, nos différences, nous, nous ne voulons pas du tout les revendiquer, elles ne sont pas intéressantes. Ce qui nous intéresse, c’est d’être comme les autres, c’est-à-dire d’avoir un emploi comme les autres, de parler comme les autres, de passer inaperçu comme les autres dans la rue, que notre nom passe inaperçu sur notre CV et que tout ce que nous faisons passe totalement inaperçu. C’est de nous fondre dans la masse, qui nous intéresse. Arrêtez de nous dire que nos différences sont bien : nous nous apercevons en réalité que moins on les verra, ces différences, mieux cela vaudra ! »

Je trouve cela extrêmement intéressant à entendre, car cela nous oblige à réviser un peu nos certitudes, en particulier sur le droit à la différence. Je l’évoquais ce matin dans mon exposé liminaire : nous avons eu, pendant toute une époque, bien raison de revendiquer le droit à la différence. Toutefois, je crois - et cela me paraît particulièrement vrai en formation -, qu’il n’y a pas droit à la différence sans droit à la ressemblance. Ce que demande toute personne, c’est de pouvoir exprimer sa différence, mais en revendiquant une ressemblance dans un groupe. Ce qui est probablement un des grands enjeux de toute la formation (initiale et continue), c’est de réussir à construire des groupes de travail dans lesquels il y ait assez de ressemblance pour que les gens se sentent intégrés, mais où le droit à la différence puisse s’exprimer… parce que, justement, il fait fond sur un droit à la ressemblance qui, lui-même, sécurise et donne le droit à la différence d’exister.

Il y a là quelque chose qui me paraît très important. Peut-être, au fond, ne cherchons-nous pas assez, en formation, à faire s’exprimer ce en quoi les gens sont pareils, avant de faire s’exprimer ce en quoi ils sont différents ? Peut-être ne cherchons-nous pas suffisamment à faire émerger ce qui réunit les personnes en dépit de leurs différences, ce qui les réunit y compris dans leurs cultures.

Certes, les cultures sont des configurations particulières de savoirs, de compétences, d’habitudes, etc. Une définition tout à fait acceptable en a été donnée ce matin. Certes, les cultures comprennent des réponses à des questions anthropologiques. Néanmoins, ce qui est tout aussi important que la reconnaissance de la différence des cultures, c’est la reconnaissance de l’identité des questions qui sont à l’origine des cultures. On peut parfaitement accepter l’idée que les différentes cultures sont différentes manières de se positionner dans le monde, mais ces différentes manières de se positionner dans le monde sont en réalité différentes postures par rapport aux mêmes questions anthropologiques fondamentales, qui sont les grandes questions anthropologiques de la solitude, de la solidarité, de la capacité d’aimer quelqu’un sans le manger ou d’être aimer par quelqu’un sans être mangé par lui (question anthropologique s’il en est, que nul être humain n’a jamais ou n’aura jamais résolu de sa vie, fort heureusement d’ailleurs !). On peut au moins faire jouer les différences en faisant entendre que ces différences sont différents moyens de répondre aux mêmes questions. Et peut-être que cette dialectique du même et de l’autre n’est pas toujours suffisamment utilisée en formation, peut-être se focalise-t-on sur ce qui sépare, alors qu’on pourrait tenter de chercher ce qui réunit ?

L’expression artistique, par exemple, est sans doute une piste extrêmement importante - mais pas seulement elle, de nombreuses autres formes d’expression le sont, la recherche scientifique également -, pour chercher ce qui réunit les cultures, les hommes et les femmes en dépit de leurs différences et ce qui leur permet, paradoxalement, d’exprimer leurs différences sans être menacés dans cette expression.

Cette deuxième remarque, est d’une grande banalité, mais elle me semble très importante, parce qu’elle introduit une chose à laquelle je crois beaucoup : la nécessité, dès lors que la formation travaille sur la différence, de la lester par une réflexion sur le commun et non pas simplement sur l’autre, le commun et l’autre ne pouvant se dégager qu’articulés l’un avec l’autre.

Troisième remarque, j’ai été frappé, en particulier dans les ateliers de cet après-midi, par le fait que, dès lors qu’il s’agit de traiter des différences culturelles, elles sont traitées sous l’angle des différences, pour l’essentiel, civilisationnelles et ethniques. Nous n’avons pas parlé, par exemple, des différences culturelles en matière de stratégies d’apprentissage, or il y en a, même si cela n’a pas été évoqué alors que cela devrait être fondamental. Les peuples d’Afrique, par exemple, ont une manière d’apprendre, d’appréhender le concept qui n’est ni inférieur ni supérieure à celle que nous manipulons en Occident, mais qui est radicalement différente. Dans les stratégies d’apprentissage d’un certain nombre de peuples dits « du Sud », le récit joue un rôle tout à fait différent du rôle qu’il joue dans les stratégies d’apprentissage des peuples dits « occidentaux ». Nous, nous avons évacué progressivement le récit des stratégies d’apprentissage. Dans l’immense majorité des peuples des pays du Sud, le récit demeure une des stratégies d’apprentissage principales : on apprend parce qu’on raconte des histoires. On n’imagine pas, dans un pays africain, pouvoir apprendre sans raconter. On n’imaginerait pas pouvoir apprendre ce que Galilée a trouvé sans raconter l’histoire de Galilée, alors que, chez nous, on n’imagine pas apprendre ce que Galilée a trouvé en racontant l’histoire de Galilée, cela n’intéresse personne.

Il y a donc des stratégies d’apprentissage extrêmement différentes et riches, sur lesquelles nous avons nous-mêmes à nous enrichir d’un certain nombre de choses liées à d’autres civilisations. J’évoque quelque chose à côté du récit, mais qui relève des stratégies d’apprentissage, c’est la place du silence et la place de la parole dans la formation. Dès lors que l’on est dans les pays d’Orient, la formation est essentiellement un espace du muet. On ne parle que très peu, en formation. La formation en Occident est essentiellement une discipline bavarde : on parle tout le temps, on fuit en permanence le silence et la méditation. Dans les pays d’Orient, la formation, c’est d’abord un peu de paroles, mais au service de la méditation. Chez nous, c’est beaucoup de paroles et éventuellement, vous faites la méditation chez vous. Il y a donc des stratégies qui relèvent d’autre chose que des archétypes culturels ou religieux, qui relèvent du rapport au savoir.

J’ai été un peu étonné de ne pas voir émerger, dans la notion de différence culturelle, la notion de rapport au savoir. La notion de rapport au savoir est quand même une notion extrêmement riche pour le formateur. Le rapport au savoir, justement tel que l’ont formalisé nos collègues de Paris VIII, mais tel qu’on le travaille dans d’autres pays de la planète, d’un manière plus large, nous plonge au cœur de la différence culturelle, mais dans ce que cette différence culturelle a de plus enrichissant en termes d’apprentissage. Qu’avons-nous à apprendre des rapports au savoir que peuvent entretenir d’autres cultures, par exemple la culture paysanne par rapport à la culture urbaine, la culture jeune par rapport à la culture des anciens, la culture des adolescents par rapport à la culture du troisième âge, la culture du troisième âge par rapport à la culture des trentenaires ? Il y a des rapports au savoir radicalement différents.

J’ai été extrêmement surpris, pour ne pas dire sidéré, de voir que, derrière la notion de différence, pratiquement personne ne mettait la différence de sexe ou de genre, comme s’il n’y avait pas des cultures différenciées en fonction des appartenances de sexe ou de genre Je suis plutôt spécialiste de l’institution scolaire, mais aujourd’hui, ne pas évoquer les différences culturelles entre les garçons et les filles, c’est ne rien comprendre au système éducatif français, parce que « l’élève » n’existe plus en France. Il faut dire « les garçons » ou « les filles ». Le résultats au baccalauréat ne signifient rien : les filles ont dépassé les 80 % de réussite au bac, et les garçons en sont loin. Aujourd’hui, les filles sont à 37 % en licence et les garçons à 12,5 %. En revanche, les garçons sont à 94 % dans les dispositifs relais et de réinsertion et les filles à moins de 6 %, à peu près le même pourcentage qu’en prison. Globalement, dans l’institution scolaire universitaire française, une fille cancre est devenue aussi rare qu’un garçon brillant. Ce n’est pas rien ! Et avec des rapports au savoir et au travail extrêmement différents.

Le rapport au travail entretenu par les filles et les garçons est aujourd’hui profondément hétérogène. Pour quiconque va dans une classe ou dans un amphithéâtre d’université, il ne peut pas ne pas être frappé par le fait que la principale différence culturelle est celle qui sépare les filles des garçons, indépendamment des appartenances sociales et même ethniques. Les filles sont toujours soignées, ont des trousses avec des stylos fluorescents, des cahiers particulièrement bien tenus, alors que les garçons ont en général un vieux stylo-bille qui bave et une vieille feuille, ne prennent jamais ou pratiquement jamais de notes, puisque ce sont les filles qui photocopient pour eux les notes qu’elles prennent. Il y a là des différences culturelles absolument déterminantes en matière de comportement.

Il faudrait se pencher sur ces différences. Elles ne sont absolument pas anecdotiques. Mon collègue de Créteil, Jean-Louis Auduc, vient de publier une étude sur ce qu’il appelle la fracture sexuée, dans laquelle il montre que l’on ne peut rien comprendre à la question des différences aujourd’hui, si on ne comprend pas que la question des différences entre les genres surdétermine toutes les autres. Ce n’est pas une position très politiquement correcte, mais qui est une réalité observable.

Il y a ainsi une multitude de champs dans la différence culturelle qui n’ont pas été précisément identifiés au cours de ce colloque. Ce n’est pas un reproche, cela augure simplement de recherches et de réflexions futures qu’il me paraît intéressant de mener.

Quatrième remarque, j’ai été très frappé par le fait, classique en formation, que dès lors que l’on traite de la formation à l’interculturel, c’est-à-dire plutôt à l’interethnique, puisque vous avez surtout travaillé sur la formation à l’interethnique ou à l’intercivilisationnel plutôt qu’à l’interculturel, on travaille sur deux registres : le registre cognitif, qui est celui des représentations, et le registre socio-affectif, qui est celui de l’écoute. On travaille assez peu, finalement, sur le registre qui a pourtant été évoqué à plusieurs reprises, au moins deux fois dans la synthèse de cet après-midi, celui de l’action, c’est-à-dire du projet collectif, de ce qu’on met en œuvre collectivement… comme s’il suffisait de réaménager des représentations au plan cognitif et d’établir des bonnes relations entre les personnes, alors qu’en réalité l’interculturalité me semble aller bien au-delà : c’est la capacité non seulement à vivre ensemble, mais aussi à faire ensemble. Et le « faire ensemble » nécessite bien autre chose que d’ajuster des représentations et d’avoir des relations socio-affectives acceptables. Cela nécessite la mise en place d’une configuration spatiotemporelle, cela nécessite ce que nous appelons dans notre jargon, des institutions. Il n’y a pas de « faire ensemble » sans institutions.

Dernière remarque extrêmement rapide autour de la notion d’interculturel : j’ai bien entendu et j’ai été très intéressé par tout ce qui a été dit sur l’interculturel. En même temps, je ne peux pas ne pas être un peu dubitatif. Qu’il faille que les cultures s’ouvrent les unes aux autres, me paraît une évidence ; qu’il faille lutter contre les prototypes, les archétypes, les préjugés, me paraît aussi non seulement une évidence, mais une exigence ; qu’il faille, pour autant, aller vers ce qui serait une espèce de melting pot culturel dans lequel la culture ne joue plus son rôle de contenant, en termes d’appartenance et d’identification, cela me paraît moins évident. Il y a tout de même une fonction contenante de la culture, une fonction structurante de la culture, que l’interculturalité ne peut pas nier, sauf à faire de l’interculturalité une culture, ce qui est peut-être possible… Après tout, si j’extrapole un peu, c’est la position d’Habermas, c’est la position du « patriotisme constitutionnel ». C’est l’idée que la nouvelle culture serait l’amour de toutes les cultures.

Je crois qu’on ne peut pas faire l’impasse sur ce point-là. On peut d’autant moins faire l’impasse sur ce point-là que, si la postmodernité nous révèle bien une chose, c’est l’extraordinaire emprise du religieux et du transcendant sur les comportements humains. Régis Debray dit et répète à longueur de chapitre : « Pas d’horizontalité sans verticalité pour nous faire tenir debout, pas de rempart sans clocher, pas de village sans minaret, pas d’horizontalité sans transcendance qui se donne précisément comme étant unificatrice ». Alors la question est une question que, bien évidemment, nous ne résoudrons pas aujourd’hui : allons-nous abolir les spécificités des cultures au nom d’une sorte de solidarité et de tolérance systématique et généralisée, au risque d’une dissolution de toutes les structures de contention, intellectuelle, morale, mais aussi sociale de notre société ? Ou sommes-nous capables d’imaginer une culture des cultures, une culture de l’universel qui nous renverrait à une définition plus anthropologique de la culture, que nous aurions, à ce moment-là, en quelque sorte, à anticiper en formation ? Nous dépasserions ainsi la notion de multiculturalité en introduisant la notion, chère à Edgar Morin, de transculturalité, voire de supraculturalité, c’est-à-dire de quelque chose qui serait susceptible, précisément, de respecter et de contenir l’ensemble des cultures, tout en jouant cette fonction culturelle fondamentale de contention, d’unification et d’identification entre les hommes.

Si je me permets de vous proposer ces interrogations, ce n’est pas du tout pour minimiser ou pour sous-entendre qu’il y a des éléments défaillants ou déficitaires dans le travail de cette journée, c’est simplement pour dire à quel point le thème en était riche et porteur. C’est aussi pour tenter de vous dire, de mon point de vue - et je n’incarne pas de tout la vérité -, à quel point nous avons à nous méfier des sous-entendus implicites, des pensées souterraines, de tout ce qui nous habite à notre insu, dès lors que l’on véhicule des concepts comme le concept de différence culturelle et dès lors qu’on le traite à travers un certain type d’expérience.

J’ai dit ce matin, et un collègue l’a repris, que la formation, comme tout activité humaine, était condamnée au malentendu et qu’à cet égard, le malentendu était plutôt une bonne chose dès lors que l’on ne s’y résignait pas et que l’on tentait de l’éclaircir, tout en sachant qu’on ne le dissiperait jamais…. Aussi, pour conclure ces quelques remarques elles-mêmes conclusives, je voudrais citer, puisque j’évoquais Aristote ce matin, la conclusion d’un petit essai célèbre sur Aristote : « La prudence chez Aristote », de Pierre Aubenque. L’essai se conclut en disant ceci : « Les limites de la métaphysique sont le commencement de l’éthique. Les limites de ce qui est certain sont le commencement de ce qu’il faut faire. Si tout était clair, il n’y aurait rien à faire. Et justement, ce qui reste à faire, c’est ce que l’on ne peut pas savoir. Pourtant, on ne ferait rien si l’on ne savait, en quelque façon, ce qu’il faut faire ». Avec cela, nous sommes bien avancés ! Mais la suite est intéressante parce qu’elle nous place délibérément dans ce qui me paraît caractériser le champ de la formation : « À mi-chemin d’un savoir absolu qui rendrait l’action inutile, et d’une perception chaotique qui rendrait l’action impossible, l’exercice du jugement, la prudence aristotélicienne représentent la chance et le risque de l’action humaine ? » C’est ce que vous avez fait aujourd’hui. Cet exercice de la réflexion collective, cette prudence aristotélicienne que vous avez mise en œuvre, ajoute Pierre Aubenque, « est le premier et le dernier mot de cet humanisme tragique qui invite l’homme à vouloir tout le possible, mais seulement le possible, et à laisser le reste aux dieux ». Alors essayons de vouloir le possible, seulement le possible, et méfions-nous de ceux qui se veulent des dieux.