Mais comment peut-on être militant ?

De la France toute proche et, en même temps, si lointaine, j’ai l’honneur, ici d’introduire ce recueil de textes de Jacques Cornet. Impertinent et revigorant. Témoignant d’une connaissance fine, aussi bien du système scolaire que des travaux de recherche en éducation, mais sans faire étalage ostensiblement d’une culture intimidante. En prise sur l’actualité éducative, mais sans jamais céder à la facilité et au sensationnalisme. Attentif au quotidien des enseignants et des élèves, mais sans se perdre dans l’anecdote. Jonglant avec le politique, le pédagogique, l’économique, le social et bien d’autres balles encore, mais sans la moindre désinvolture. Pratiquant l’humour avec un style incisif, mais sans jamais basculer dans l’ironie humiliante ou la dérision mortifère. Posant toujours les bonnes questions et, en particulier, la question la plus subversive qui soit - celle qui a valu la ciguë à Socrate-, la question faussement naïve des vrais courageux  : « Mais pourquoi ne faites-vous donc pas ce que vous dites ? »

Car Jacques Cornet sait bien que les véritables empêcheurs d’enseigner en rond, ceux et celles qui irritent le plus une institution enkystée dans la répétition du « Surtout, pas de vagues ! », sont les « inconscients » qui osent demander – chose impensable ! – de faire ce que l’on dit et de dire ce que l’on fait. Il est tellement plus confortable, en effet, d’écrire au kilomètre des discours généraux et généreux sur « l’épanouissement de l’enfant », « l’accès à l’autonomie dans le cadre d’une pédagogie bienveillante » et « la nécessité de travailler à plus de justice sociale par la mise en place d’une école démocratique », que de s’atteler, concrètement et obstinément, à la recherche des moyens pour que nos élèves disposent tous de situations d’apprentissages stimulantes et rigoureuses, qu’ils soient formés à la prise de responsabilité en même temps que leurs enseignants sont associés à un projet mobilisateur… Il est tellement plus facile de produire des déclarations d’intention et de laisser se reproduire les injustices ! Tellement plus tranquille de parader dans le show politico-médiatique avec des slogans éculés que de se coltiner en coulisses la transformation du quotidien !

C’est ainsi, d’ailleurs, que nos décideurs et nos institutions finissent parfois, malheureusement, par perdre tout crédit : à force de s’embourber dans les effets d’annonce sans prendre les moyens de les mettre en œuvre, ils perdent la confiance des citoyens et nourrissent les rancœurs des « usagers ». Car – n’en doutons pas – ce qui fait problème avec les valeurs de notre école, ce ne sont pas leur légitimité – personne, parmi les démocrates, n’est contre « le droit à l’éducation pour tous », le « respect » de l’enfant et la « dignité » des enseignants – mais leur crédibilité : que signifie, par exemple, pour les élèves comme pour leurs parents, « le droit à l’éducation pour tous » dès lors que le système scolaire pratique, de fait, la distillation fractionnée et reproduit encore massivement les inégalités sociales ? Que signifie l’apprentissage du respect de l’autre et de la solidarité dans un système où toute entraide entre élèves est considérée comme un complot contre le maître ? Comment peut-on simultanément expliquer qu’enseigner est « le plus beau métier du monde » et soumettre les enseignants, dans une frénésie managériale, à l’obligation de résultats et à la dictature des tableaux Excel ? Bref, comment croire ceux qui prêchent et pèchent, en même temps, en faisant le contraire de ce qu’ils ont prêché ?

C’est qu’en réalité la cohérence entre les intentions et les pratiques ne va pas de soi. Les institutions pratiquent plus volontiers la schizophrénie en spécialisant les tâches : aux uns – tribuns patentés et intellectuels « à la botte » - la politique et la pédagogie intentionnelles, aux autres – cadres disciplinés – la charge d’assurer la reproduction docile des pratiques traditionnelles au moindre coût… Et, entre les uns et les autres, ceux qui, comme Jacques Cornet, s’évertuent à réarticuler les finalités et les actes, à parcourir sans cesse la chaîne qui va des projets politiques ambitieux au « moindre geste » capable de les incarner et de les crédibiliser. Place inconfortable au plus haut point, mais place essentielle s’il en est. Place qui requiert ténacité et inventivité, du courage aussi car elle est éminemment dangereuse, exposée, plus que toute autre, à la suspicion et aux critiques : critique des puissants qui préfèreraient, de toute évidence, voir le talent de ceux qui s’y tiennent s’exercer dans le cadre de leur petite cour ; critique des « grands intellectuels » qui manipulent allègrement les concepts et les systèmes mais méprisent la « médiocrité » de ceux qui « mettent les mains dans le cambouis » ; et, parfois, suspicion, des praticiens eux-mêmes qui craignent qu’on leur fasse la « leçon » et qu’on vienne encore compliquer l’exercice d’un métier déjà particulièrement difficile.

Mais Jacques Cornet tient bon. Il tient bon sur le fond et jamais ne renonce à rappeler l’essentiel : fidèle à ses convictions fondatrices, il n’érode jamais son discours pour plaire ou, a fortiori, pour flatter. Il tient bon, aussi, sur sa posture : il reste un enseignant, aux prises avec les problèmes de tout enseignant et qui se fait un devoir de ne jamais esquiver les questions concrètes pour se réfugier dans les plaisirs esthétiques de la dénonciation gratuite : son travail sur la didactique des sciences humaines en témoigne largement et il est, à tous égards, exemplaire. Bref, Jacques Cornet est un homme qui dérange et c’est tout à son honneur. C’est un vrai militant pédagogique.

J’ai écrit « militant » et, aussitôt, je m’interroge. C’est que je vis et travaille dans un pays et des universités où ce terme est particulièrement déconsidéré. Tout juste si les « gens du monde » ne considèrent pas ceux et celles qui s’en revendiquent avec le même regard et la même interrogation que ceux que Montesquieu, au XVIIIème siècle, prêtait aux « mondains » face aux Persans : « Si quelqu'un, par hasard, apprenait à la compagnie que j'étais Persan, j'entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! Ah ! Monsieur est Persan ? C'est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ? ” De Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712 ». Et, aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de prêter longtemps l’oreille pour entendre, y compris parmi les « milieux autorisés » en éducation : « Mais comment peut-on être militant ? »

C’est que le militant n’a pas bonne presse : on le présente volontiers comme un individu buté et dogmatique, ânonnant des slogans périmés depuis longtemps, pratiquant d’abusives simplifications, excommuniant ceux et celles qui refusent de le suivre dans ses errances, ridicule en raison de son optimisme systématique obtenu au prix d’une cécité volontaire sur les réalités du monde et le destin tragiquement irréversible de la postmodernité… En fait, le « militant », ça sent le XIXème siècle et le papier jauni, l’époque où les combats étaient encore suffisamment manichéens pour permettre de s’engager en toute bonne conscience. Ça évoque la « science prolétarienne » et autres fadaises totalitaires. Ça vient d’une époque où les « sciences humaines » ne nous avaient pas encore déniaisés et montré notre impuissance face aux déterminismes sociaux et aux singularités du pathologique. Fini, donc, le militantisme, aussi généreux soit-il… Place à la « science », la vraie, celle qui réduit l’humain à des systèmes régis par la stricte causalité, celle qui culmine avec les neurosciences qui prétendent nous dicter, à coup sûr, nos comportements éducatifs et évacuer, une bonne fois pour toutes, les questionnements futiles sur nos finalités et nos méthodes !

Il est vrai que certains militants pédagogiques, dans la mouvance de l’Éducation nouvelle, ont parfois cédé à la facilité en mettant en circulation des « lieux communs » qui pouvaient prêter à confusion, quand ce n’est pas engendrer de lourds malentendus : des « méthodes actives » à « l’individualisation de la formation », de « l’épanouissement des talents » jusqu’au « droit d’expression » de l’enfant, elles sont nombreuses les formules qui peuvent être interprétées dans des sens différents, voire opposés. Ainsi le « respect de l’enfant » peut-il basculer dans l’abstention pédagogique et placer de petits êtres en construction devant des choix absurdes - « Préfères-tu rester jouer avec ta console vidéo ou venir au musée avec moi ? » - ou bien des situations inextricables – « Je te demande de t’exprimer librement et je refuse de t’influencer en te fournissant des ressources linguistiques et documentaires… ». « Respecter », c’est, ici, abandonner l’enfant à l’infantile et refuser de l’aider à grandir. Quand il faudrait, au contraire, être, tout à la fois, exigeant et bienveillant avec lui en construisant des situations stimulantes et riches lui permettant de se dépasser… Il faut donc se méfier d’une certaine « vulgate militante » qui ne se donne pas les moyens de clarifier ses propositions et, par exemple, « fait travailler les élèves en groupe » sans se soucier de savoir si c’est pour sélectionner au plus tôt les futurs chefs ou développer l’esprit de coopération.

Les adversaires des militants pédagogiques – quand ils se donnent la peine de lire ce qu’ils critiquent – trouvent là de précieux arguments pour eux et, en amalgamant tous les « pédagogues » et toutes les « pédagogies », n’ont aucun mal à pourfendre, sans ma moindre nuance, les premiers et les secondes, à en faire les promoteurs systématiques d’un « laxisme débridé », voire les « sous-marins du néo-libéralisme le plus sauvage »… Mais ils devraient lire attentivement Jacques Cornet, car c’est dans ses textes qu’ils trouveraient les meilleurs arguments contre le « pédagogisme » qu’ils dénoncent. Preuve qu’il est des « militants » capables de lucidité, capables, même, d’examiner les discours pédagogiques et de les découper au scalpel pour en dénoncer les approximations et en clarifier les enjeux. Car ces militants-là, eux, connaissent les textes et ne se permettent pas de « penser sans étudier ».

Et ces militants-là – dont Jacques Cornet est un des plus beaux spécimens – n’ont aucun mépris pour la recherche scientifique. Tout au contraire : ils sont très attentifs à ses résultats. Mais ils ne confondent pas le recours à la science avec le scientisme qui, lui, affirme que la science est le seul discours crédible et qu’elle doit faire la loi… affirmation qui n’est, évidemment, en rien scientifique, et relève même d’une idéologie tout aussi naïve que dangereuse dont nous pouvons observer les immenses dégâts autour de nous. C’est pourquoi le militant n’est pas un fossile vivant, mais, tout au contraire, un porteur d’avenir : il articule, en un travail, sans cesse à remettre en chantier le registre des finalités, celui de l’étayage scientifique et celui des outils et méthodes à mettre en œuvre. Trois registres qui relèvent de logiques différentes et dont la cohérence n’est jamais garantie a priori, mais bien un objet permanent de recherche. Tout laisse à penser, en effet, que, si l’on se donne pour finalité une transmission qui soit aussi émancipation, le béhaviorisme n’est pas la bonne référence psychologique… et si l’on opte pour le socioconstructivisme, encore faut-il inventer les situations et les outils qui, tout en s’appuyant sur lui, permettront d’atteindre les finalités que l’on vise. Nous sommes loin, ici, de la facilité dogmatique et des dérives « applicationnistes » qui nous menacent aujourd’hui.

Ainsi, avec Jacques Cornet, nous sommes en réalité très en avance. C’est un « militant chercheur », un vrai. Quelqu’un qui montre que, contrairement, à tous ceux qui ne pensent qu’à conserver leurs privilèges, à rester en position de surplomb par rapport aux praticiens, « militant chercheur », ce n’est pas un oxymore, mais un pléonasme. Jacques Cornet nous a beaucoup apporté. Il a encore beaucoup à nous dire. Puissions nous être nombreux à emprunter le chemin qu’il a si bien contribué à frayer.

Philippe Meirieu