Un peu de raison dans l'évaluation

Aucun sujet n’est plus polémique que l’évaluation. Pourtant, aucun livre n’est plus serein que celui que vous avez entre les mains… Aucune querelle n’est plus enfiévrée que celle qui agite régulièrement l’opinion publique et les médias sur la question de la notation. Pourtant, aucune démonstration n’est plus rigoureuse et paisible à la fois que celle qu’on trouvera dans cet ouvrage… Aucune proposition n’est plus aventureuse et risquée que celles qui touchent aux modalités de contrôle de connaissance et d’examen. Pourtant, aucun outil n’est plus lisible, clair et efficace que ceux qui figurent dans ces pages… Aucune situation n’est plus inquiétante pour les élèves et leurs parents que l’arrivée du carnet de notes ou du bulletin trimestriel. Pourtant, l’auteur montre ici que rien n’est plus important, pour progresser calmement et tirer parti efficacement de sa scolarité, qu’une évaluation bien conduite… Aucune interpellation n’est plus irritante pour les professeurs que celles qui remettent en cause leur capacité d’évaluer parfaitement le travail et les résultats de leurs élèves. Pourtant Charles Hadji leur montre ici qu’on peut mener sur ce sujet une réflexion approfondie qui renforce leur professionnalisme, s’articule étroitement au projet d’enseigner et permet d’accompagner au mieux chaque élève…

Quand, systématiquement, la question de l’évaluation enflamme les esprits, ce livre nous montre qu’elle peut, tout au contraire, être au service d’une École pacifiée, centrée sur l’apprentissage de savoirs exigeants mais attentive aux progrès de chacune et de chacun… Alors que les parents, les enseignants, les experts, les politiques et les journalistes en viennent parfois aux mains quand ils s’emparent des controverses sur le sujet, cet ouvrage montre que l’École peut être, là comme ailleurs, lucide et ferme sur sa mission mais capable de dialoguer avec ses partenaires. Utilement et dans l’intérêt de tous.
Je laisse le lecteur découvrir pas à pas le propos de Charles Hadji. Il serait dommage de livrer ici quelques fragments désordonnés de ce qui constitue un si bel édifice. Mais je voudrais partager le sentiment que j’ai ressenti à sa lecture. On me rétorquera que les sentiments n’ont pas, en la matière, la moindre importance et qu’un chercheur en sciences humaines, sur un sujet aussi sérieux que l’évaluation, ne devrait pas se perdre dans des méandres affectives. C’est ignorer que le « sentiment » n’a rien à voir, ici, avec le moindre épanchement, mais renvoie à la perception de ce qui fait l’unité de l’œuvre. C’est ignorer aussi que les arguments les plus rationnels ne peuvent nous pousser à agir que si, au-delà des « Pourquoi ? » auxquels nous donnons des réponses « techniques », nous sommes mus par un projet qui relève, lui, du « Pour quoi ? » : les événements, comme les idées, ne deviennent des raisons d’agir que parce qu’ils servent d’accroches – de prétextes même, parfois – à une intention d’agir qui s’en saisit.

Alors, « pour quoi » évaluer ? Pour satisfaire l’institution. Pour nous permettre de mesurer l’efficacité de notre travail. Pour donner aux élèves les moyens de se situer par rapport à ce que l’on attend d’eux. Pour qu’ils puissent progresser en tenant compte de notre avis et de nos conseils. Bien sûr ! Mais « pourquoi » évaluer et pourquoi le faire en se posant toujours systématiquement, comme Charles Hadji, la question de la clarté, de la lisibilité, de l’intelligence – au plus beau sens du terme – de ce qui se trame là. Pourquoi faire de l’évaluation un objet de travail sérieux, mobilisant des connaissances précises et des analyses détaillées ? Pourquoi en pointer les approximations et en traquer les dérives ? Parce que la transaction pédagogique – comme toute transaction entre des humains – est lourde d’opacités et grosse de malentendus. Et parce que ces opacités et ces malentendus font obstacle au projet pédagogique lui-même en ce qu’il vise, tout à la fois, la transmission d’une culture et l’émancipation de sujets. Parce que ces opacités et ces malentendus peuvent être générateurs d’indifférence, d’exclusion et, même, de violences. Parce que l’École ne peut pas accepter que ce qui régit très largement son fonctionnement soit livré aux implicites, fasse l’objet de procès d’intention permanents ou réduit aux échanges bâclés d’une « pédagogie bancaire », comme disait Paulo Freire…

Charles Hadji connaît bien ces opacités et ces malentendus. Opacités sociales et malentendus langagiers et comportementaux de partenaires qui ignorent réciproquement à qui ils parlent et comment parler pour en être compris. Opacités psychologiques et malentendus dans la surenchère des interprétations sauvages des intentions supposées de l’autre. Opacités institutionnelles et malentendus dans la méconnaissance des codes scolaires et des moyens pour exercer correctement « le métier d’élève ». Opacités pédagogiques et malentendus dans la compréhension des situations d’apprentissage proposées, des tâches à réaliser et des objectifs à atteindre. Opacités didactiques et malentendus dans les confusions terminologiques et la multiplicité des obstacles épistémologiques qui surgissent quand on chemine dans les savoirs.
Face à ces opacités et ces malentendus inévitables, Charles Hadji manifeste une obsession salutaire de la clarification. Clarification dans la manière dont il s’empare de la question de l’évaluation. Clarification dans ce qu’il propose pour les pratiques évaluatives. Clarifications pour le lecteur. Clarifications pour les élèves. Histoire d’introduire un peu de raison dans l’univers des habitudes, de mettre un peu de logique dans ce qui, bien souvent, relève d’un héritage chronologique. Un peu de raison dans l’évaluation.

L’enjeu n’est pas mince, car notre École joue là, tout à la fois, sa crédibilité et sa cohérence. Crédibilité d’une institution qui ne peut prétendre faire primer la recherche de la précision, de la justesse et de la vérité sur les rapports de force dans ses enseignements que si elle s’y astreint aussi dans son fonctionnement. Cohérence, car la désintrication opiniâtre des croyances et des savoirs – qui est au fondement même de la laïcité – l’engage à s’appliquer à elle-même ce principe, et cela dans « le moindre geste », selon la belle expression de Fernand Deligny. Crédibilité et cohérence, car la mission – si souvent rappelée – d’une formation exigeante pour chacun et pour tous l’engage à inscrire la clarification des procédures d’évaluation au cœur de sa démarche et d’en faire un enjeu démocratique essentiel.

J’ai écrit « clarification » et non « clarté » : car la transparence, ici comme ailleurs, est un vœu qui n’est même pas pieux ! Si nous étions totalement transparents les uns aux autres, il est probable que nous ne nous supporterions guère et, surtout, si nous n’avions plus de malentendus à éclaircir nous n’aurions plus rien à nous dire ! C’est pourquoi ce que propose ici Charles Hadji est une démarche et non un dispositif - miracle. Une démarche sans cesse à remettre en chantier. Une démarche à partager, avec nos collègues et nos élèves, avec les parents et toute l’institution scolaire. La lecture de son livre engage : elle engage parce qu’on y est, en permanence, concerné ; elle engage parce qu’au fur et à mesure qu’on y avance, on se sent de plus en plus intelligent de la « chose évaluative » ; elle engage parce que, petit à petit, on entrevoit des pistes d’action pour notre quotidien ; elle engage parce qu’elle nous donne confiance dans la possibilité d’une évaluation plus juste et efficace à la fois, tant pour l’évaluateur que pour l’évalué. Elle engage, enfin, parce qu’on perçoit, à chaque page, que qui ne nous est présenté souvent que comme une affaire d’ « outils » et de « gestion de flux » est, en réalité, une affaire d’humanité.

Voilà, sans doute, pourquoi Charles Hadji était le mieux placé pour rédiger ce livre. Parce que c’est un philosophe, attentif au sens des choses. Parce que c’est un homme « raisonnable » qui sait l’importance de la rigueur dans l’éducation, sans méconnaître, pour autant, la fragilité des petits humains qui nous sont confiés. Parce que c’est un véritable expert, dont la pensée se nourrit en permanence d’observations, de lectures, de recherches, et qui répugne au simplisme des slogans. Parce que c’est un homme du concret qui sait, plus que tout autre, que « sans technique, un don n’est qu’une sale manie ». Parce que c’est, surtout, un homme du regard, de ce regard qui fait grandir en humanité ceux et celles qu’il accompagne. Vous en témoignerez, vous aussi, après avoir lu ce livre.

 

Philippe Meirieu