
Apprendre à résister au coeur de l'école
Préface de Philippe Meirieu
Il ne faut pas confondre, bien sûr, la « résistance » et l’esprit de contradiction. Il ne s’agit pas d’encourager chez nos élèves le refus systématique de tout apport nouveau. C’est tout le contraire, précisément, qu’il nous faut développer. Il s’agit de lutter contre toutes les formes d’enfermement : enfermement dans les pulsions du corps primaire, enfermement dans ses origines, mais enfermement aussi dans les évidences et les certitudes qui, tout à la fois, comblent le désir de savoir et tuent le désir d’apprendre. Enfermement dans les slogans, qu’ils soient publicitaires, politiques ou religieux, qui se donnent comme vérités définitives et interdisent d’entrer dans l’intelligence de la complexité. Enfermement dans les théories du complot qui fournissent, au moindre coût, des explications péremptoires du monde, désignent les boucs émissaires de tous nos maux et nous exonèrent de toute remise en question. Une éducation n’est authentiquement émancipatrice que si elle donne à chacun et à chacune les moyens de se libérer de tous ces enfermements. Non pas en se contentant de les désigner et en croyant les éradiquer par de simples injonctions : on ne fait alors que renforcer les crispations identitaires et provoquer l’enkystement sur ce qu’on prétend combattre. Mais en mettant les personnes dans des situations où elles peuvent découvrir par elles-mêmes, grâce aux ressources et contraintes des situations conçues par l’éducateur, les limites de leurs représentations, les contradictions de leurs propositions, les erreurs et les dangers de leurs conceptions. On ne lutte efficacement contre les enfermements qu’en permettant à des sujets d’en éprouver le caractère profondément castrateur afin qu’ils s’en libèrent et accèdent ainsi à l’autonomie. Éduquer, ce n’est pas remplacer un enfermement par un autre, c’est ouvrir la porte à la liberté. Et enseigner, c’est rendre nos élèves libres dans la dynamique même de la transmission des savoirs, faire en sorte qu’en se les appropriant, en un métabolisme qui reste toujours un peu mystérieux, ils se dépassent et peut-être un jour - il faut l’espérer - nous dépassent.
Le projet n’est pas nouveau. On le trouve déjà chez Ferdinand Buisson, le vrai concepteur de notre école républicaine. Mais on le trouve aussi dans le célèbre discours de Jean Jaurès devant la Chambre des Députés le 21 janvier 1910. Ses propos sont bien connus : « On n’enseigne pas ce que l’on veut ; je dirais même qu’on n’enseigne pas ce que l’on sait ou que l’on croit savoir : on n’enseigne et on ne peut enseigner que ce que l’on est. » Mais la suite, bien moins souvent citée, est encore plus essentielle : « Car le but du professeur, explique Jaurès, est que l’élève découvre toujours une chose à expliquer sous la chose expliquée… » Et il cite alors Victor Hugo : « Comme l’onde sous l’onde en une mer sans fond. » Voilà sans doute la clé d’un enseignement authentiquement émancipateur : transmettre ce qui, tout à la fois, éclaire le présent et ouvre à l’avenir. Donne des clés pour comprendre tout de suite – « Ca y est, j’ai compris ! Euréka ! » - et, en même temps, créer l’énigme qui permettra d’aller plus loin. Engager ainsi le sujet dans un mouvement par lequel il ne se contente pas d’ « assimiler » ce qu’on lui dit, mais s’engage vers de nouvelles connaissances et avance sur le chemin de l’exigence, vers toujours plus de précision, de justesse et de vérité. Nos élèves deviendront alors peut-être des « chercheurs », un autre mot pour dire des « citoyens » dans une société démocratique, des êtres attachés à « faire le vrai » et à « construire du commun ».
Or c’est précisément cette démarche que Mathieu Bosque illustre parfaitement dans ce livre. Il parle de l’école de la manière la plus conforme qui soit avec le projet même de l’école. Il enquête et il est « en quête ». Loin des caricatures et des affrontements stériles, des idées toutes faites et des clichés véhiculés par les médias. A rebours de bien des donneurs de leçons qui savent tout avant d’avoir rien appris. Mathieu cherche… à voir, à comprendre, à repérer les vrais enjeux, à identifier des propositions constructives. Il expose ici son cheminement citoyen qui n’est ni celui d’un expert ni celui d’un polémiste, mais celui d’un enquêteur rigoureux. Il explore l’histoire et l’actualité, non pour nous en remontrer mais pour nous éclairer. Il interpelle des personnalités, non parce qu’elles auraient la vérité infuse, mais parce qu’on ne peut tout trouver tout seul et qu’on n’est jamais aussi intelligent qu’en profitant – non pas honteusement mais heureusement ! - du travail des autres.
Et le résultat est un ouvrage qui ne ressemble à aucun autre. Un ouvrage authentiquement « politique » : parce qu’il ne rechigne pas à puiser dans « la théorie » mais que, pour autant, il ne méprise pas la question des pratiques. Parce qu’il examine les problèmes en multipliant les éclairages mais qu’il ose aussi ouvrir des perspectives. Parce qu’il cherche à comprendre sans que cela ne paralyse sa volonté d’agir. A une époque où certains s’enferment dans le comprendre et refusent de « se salir les mains » en faisant des propositions, quand d’autres proposent tout et n’importe quoi sans chercher à analyser les choses, Mathieu Bosque, en véritable autodidacte éclairé, propose un chemin. Un chemin qu’il faut emprunter avec lui… quitte à aller plus loin que le bout de ce chemin-là. Soyons certains, d’ailleurs, que, si on le dépasse, on fera le bonheur de celui qui nous a devancé.
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