Aventures pédagogiques en milieu scolaire

Rien n’est plus ennuyeux qu’un emploi du temps d’enseignant, horloge bien huilée, reproduisant chaque jour les mêmes gestes, chaque semaine le même horaire, chaque année les mêmes cours. Rien n’est plus triste que les souvenirs amers de professeurs, égrenés à longueur de pages, qui disent leur rancœur de ne pas avoir des élèves déjà « éduqués », et - pourquoi pas ? - « bien éduqués ». Rien n’est plus alarmant que ces témoignages sur « l’école » où la nostalgie ne débouche que sur la haine : haine des « pédagogues » et des parents, haine du monde entier, voué aux gémonies pour n’être point agenouillé devant le « corps professoral ». Rien n’est plus désespérant que ces ouvrages marketés pour un succès de rentrée qui désignent des boucs émissaires pour tous nos problèmes éducatifs et scolaires, exonérant leur auteur – et leurs lecteurs par la même occasion – de toute responsabilité… la dénonciation vaut, ici, comme une manière de s’innocenter et, par la même occasion, de s’exonérer de toute responsabilité présente ou future : qui ne se sait pas partie prenante du problème ne peut être partie prenante de la solution.
C’est pourquoi on est si content de trouver, à côté de ce flot d’ouvrages calibrés pour les polémiques qu’ils suscitent, un texte aussi merveilleux que le présent livre de François Augé. D’abord, parce que c’est un livre profondément humain : il ne succombe jamais à la tentation de « l’effet » et ne confond pas la formule qui fait mouche avec les mots qui sonnent juste. Il s’efforce, à chaque instant, d’être, simplement – mais c’est la chose la plus compliquée ! – au plus près du plus vif. De dire ce qui se trame dans la classe, au cœur de la relation pédagogique, quand un adulte – professionnel de l’enseignement – rencontre des adolescents et que – tâche impossible s’il en est ! – il leur demande de mobiliser leur liberté d’apprendre dans des situations contraintes et sur des objets imposés. François Augé sait la difficulté de l’entreprise. Il sait qu’on ne peut se débarrasser de la contradiction par décret, en enrôlant ses élèves dans une mécanique didactique volontariste ou en se mettant béatement à l’écoute de leurs « aspirations », fussent-elles « profondes ». François Augé sait que c’est de cette contradiction que naît la « conscience pédagogique », et l’inventivité aussi. Il sait que c’est ainsi qu’on peut transcender la routine nécessaire du fonctionnaire. Et sortir de la naïveté et de la désespérance à la fois. C’est pourquoi il nous offre, contre toutes les machines à caricatures et à polémiques, un véritable livre d’aventures pédagogiques.
Car, dans ce livre, on trouve les deux réalités constitutives du vrai métier de professeur : les élèves et la culture. Les élèves, évidemment. Des élèves concrets, décrits sans affectation. « Ni anges, ni démons », mais des êtres complexes, à prendre comme ils sont… pour ne pas les laisser où ils sont. Des êtres à prendre au sérieux, jusque dans la résistance qu’ils nous opposent. Parce que c’est là, au quotidien et dans le moindre geste, que s’éprouvent la volonté d’instruire et le choix d’éduquer… La culture aussi : ce livre est celui d’un homme qui vit de la culture. Pas seulement le livre d’un professeur qui doit transmettre une culture engrangée jadis pendant ses études, mais le livre d’un homme qui fait de la culture un moyen de penser ce qu’il vit, et d’éclairer la question même de sa propre transmission. Contrairement à tous ceux et à toutes celles pour qui la culture relève d’une transaction bancaire ou d’une complicité culturelle, François Augé a la culture chevillée au corps. Et c’est parce qu’il en est pétri, qu’elle lui fournit des outils d’intelligibilité de son métier comme des situations dans lesquelles il l’exerce. C’est parce qu’il la conçoit comme une manière de relier ce qu’il vit de plus singulier avec ce qui est le plus universel qu’il a, auprès de ses élèves, ce « crédit » sans lequel nulle entreprise éducative n’est envisageable.
Il faut faire crédit à François Augé. Son livre a d’abord cette vertu : il réinscrit l’enseignant dans le cercle du crédit. Sans concession, il montre, jour par jour, ce qu’est un professeur : un être animé par la passion d’apprendre. Pour lui et pour les autres. Indissociablement.

Philippe Meirieu
Professeur à l’université LUMIERE-Lyon 2