« Ce qui se joue » et « ce qui se fabrique »…

Bien malin serait le professeur qui se prétendrait capable de répondre à la question : « Mais, qu’est-ce que tu fabriques dans ta classe ? » Et d’abord parce que l’activité quotidienne de celui ou celle qui a pour métier d’enseigner à nos enfants est faite, comme l’écrit si bien Luc Baptiste dans ce livre, d’une multitude de « petits riens ». Se lever, s’interrompre, donner un exemple ou un conseil. Écrire une phrase au tableau, faire signe au bavard de se taire, inviter le timide à parler. Mouvements esquissés ou mimiques appuyées, paroles de fermeté ou grognements dubitatifs. Infinité de signes minuscules, de gestes ébauchés, de regards échangés, de mots posés là, au moment où il faut, parce qu’ils vont ramener le calme, éveiller la curiosité, inviter à la réflexion…

Une tâche nécessaire et impossible
Affaire de discernement du maître, tant ce qui se passe là, maintenant et avec ces élèves-là, est toujours complètement nouveau, ne s’est jamais passé ailleurs auparavant et ne se reproduira jamais. Il faut chaque fois, mille fois par jour, « saisir ce qui advient » : observer, analyser, rechercher dans sa mémoire, inventer des réponses, ajuster ses réactions, régler sa voix et maîtriser son comportement. Rien de « scientifique » là-dedans. Pas de protocoles à reproduire mécaniquement ni de recette à appliquer aveuglément. Plutôt un « art de faire » comme dit Michel de Certeau, une attention et une vigilance de tous les instants auxquelles ce livre nous invite et nous entraîne.

Mais on se tromperait lourdement si l’on n’y voyait qu’un manuel de « gestion de classe ». Certes, on y aborde des questions d’intendance. Les enfants ne sont pas de purs esprits et l’on ne peut faire l’impasse ni sur l’aménagement de l’espace ni sur l’organisation du temps : la pédagogie est matérialiste ou elle n’est pas. Pour autant, elle ne peut jamais être réduite à un déploiement d’empirie mû par la seule volonté de normaliser des comportements à l’aune d’évaluations standardisées. Les « petits riens » qui la constituent se nouent autour d’un projet fondateur qui est remarquablement décrit ici, dans sa complexité exigeante : le professeur a pour métier, explique Luc Baptiste, d’« obliger le désir ».

Tâche nécessaire et impossible à la fois. Nécessaire parce que le métabolisme de l’apprentissage requiert l’engagement de celui qui apprend : une mobilisation active sans laquelle il n’est que singeries et chiens de Pavlov. Mais tâche impossible car le désir ne s’impose pas : enrôlé par la séduction ou l’emprise, il bascule dans la pulsion et va trouver sa satisfaction dans l’identification fusionnelle qui l’abolit. Pour que le désir demeure désir, il ne faut pas abolir le manque, mais, tout au contraire, le recréer sans cesse. Pour grandir, apprendre et comprendre, il faut payer le prix : abandonner la nostalgie d’une plénitude qui nous comblerait définitivement, pour s’engager dans une aventure nourrie de plus d’inquiétudes que de certitudes. Voilà pourquoi, sans doute, qui veut éduquer doit « obliger le désir », tout en sachant qu’il ne doit ni ne peux le faire.

Ni Gepetto ni Frankenstein
On comprend ainsi qu’il est impossible pour un professeur de répondre à la question : « Qu’est-ce que tu fabriques dans ta classe ? » En réalité, il ne « fabrique » rien. Il n’est ni Gepetto ni Frankenstein. Et il lui faut faire sans cesse le deuil du projet mortifère de la fabrication de l’humain. Marionnette ou monstre, l’humain fabriqué n’est que de la machine ou de la viande : une pâle réplique de notre apparence à laquelle il manquera toujours la possibilité de « se faire œuvre d’elle-même ». Car telle est bien la finalité de l’éducation que nous a livrée, dès le 18e siècle, le grand pédagogue Pestalozzi : « Donner à chacun les moyens de se faire œuvre de lui-même. » « Donner les moyens » : parce que l’enfant vient au monde infiniment démuni et que la culture ne tombe pas du ciel. Mais « de se faire œuvre de lui-même » car nul ne peut « faire l’autre » sans le priver de son altérité, de sa singularité, c’est-à-dire, au fond, de son identité.

Et voilà la fine pointe sur laquelle repose tout l’édifice éducatif et vers laquelle les travaux de Luc Baptiste – qu’ils soient pédagogiques, littéraires ou photographiques – convergent depuis le début : la construction de l’identité à travers le récit. Car « raconter », pour lui, n’est pas un savoir-faire parmi d’autres au sein du « socle commun de compétences et de culture », c’est ce qui permet, au sens propre et le plus fort possible des mots, que l’élève s’élève. Par le récit, l’enfant donne une forme au temps. Du chaos des sensations et des informations qui l’assaillent sans cesse, il extrait quelques bribes qu’il articule pour leur donner sens. En racontant une histoire, il s’arrache aux sables mouvants des faits où se noie toute conscience et il articule ce qui, pour lui, peut faire événement. Il sort des limbes de l’attention flottante pour cristalliser, en une disposition plausible, ce qu’il a vu, ce qu’il a compris et ce qu’il peut transmettre.

En réalité, c’est par le récit, et dans un même mouvement, qu’émerge le sujet et se construisent les savoirs. Quand la personne ressaisit le monde sans assujettir le monde. Quand elle attrape les connaissances, les métabolise et les restitue en quête de leur cohérence. Quand elle offre aux autres une configuration narrative stabilisée mais, en même temps, ouverte à la confrontation des points de vue. Ainsi, dans l’œuvre de Luc Baptiste, si le récit contribue à la construction de « l’identité narrative », il ne constitue en rien un enkystement identitaire. Loin des théories du complot qui suturent définitivement toute inquiétude, la pratique du récit en classe est ici apprentissage de la discordance et de la délibération. Dans une classe où les « je » se construisent au sein d’un « nous » assumé. Dans une aventure pédagogique où rien n’est jamais gagné d’avance, mais où rien, non plus, n’est jamais perdu.

On savait Luc Baptiste écrivain et photographe. Beaucoup ont eu la possibilité d’apprécier, tout au long de sa carrière, ses qualités de formateur. On le découvre ici pleinement pédagogue : lucide sur ce qui se joue et prudent sur « ce qui se fabrique ». Et c’est vraiment cela dont nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui.

Philippe Meirieu