Il n’y a pas de miracle…

Le 28 octobre 1944, peu de temps après l’arrivée des Américains et la Libération de Dieulefit, toute la famille Cahen exprime sa gratitude dans le Livre d’or de Beauvallon : « Beauvallon, miracle de Dieulefit. Dieulefit, miracle, oasis incroyable pendant la tourmente. Merci à Beauvallon. »

Pour ceux et celles que Marguerite Soubeyran, Simone Monnier et Catherine Krafft avaient hébergés et accompagnés depuis près de vingt ans à Beauvallon, dans l’École nouvelle qu’elles avaient créée, puis dans le havre de paix qu’elles avaient réussi à maintenir coûte que coûte dans un pays aux prises avec la barbarie nazie, Beauvallon pouvait apparaître, en effet, comme un miracle. Miracle d’un lieu capable d’accueillir, sans conditions, ceux et celles qui ne trouvaient pas leur place dans le système scolaire traditionnel ou ne parvenaient pas à y apprendre et à s’y développer sereinement. Miracle d’un refuge pour tous ceux que les occupants nazis et leurs complices vichystes poursuivaient de leur haine et à qui, à Dieulefit, on ne demandaient pas leurs papiers, mais, tout on contraire, on leur en fournissait. Miracle d’une bienveillance assumée, d’une « hospitalité universelle » qui n’exige aucun préalable et considère tout humain comme un être digne de respect, aux droits imprescriptibles et dont la seule existence dicte notre impérieux devoir de résistance.

Pourtant, le miracle relève ici d’une illusion rétrospective, bien compréhensible tant le contraste entre Beauvallon et son environnement scolaire puis politique est grand, mais qui fait l’impasse sur tout un contexte historique, toute une genèse intellectuelle, des engagements et des rencontres, des projets ébauchés et des solidarités en acte, une détermination sans faille enracinée dans une histoire collective, génératrice d’une multitude de petites décisions quotidiennes qui, selon la belle formule d’Emmanuel Mounier, « font rempart  de civilisation ». C’est tout cela que nous livre le magnifique ouvrage réalisé par Bernard Delpal, L’Album de Beauvallon. On y trouve, remarquablement illustré par un ensemble documentaire exemplaire, ce qui a fait Beauvallon. On y découvre comment sa fondatrice s’inscrit dans un mouvement plus large – l’Éducation nouvelle – lui-même porté, comme l’affirmera Henri Wallon en 1952, par « le mouvement pacifiste qui avait succédé à la Première Guerre mondiale ; il avait semblé alors que, pour assurer au monde un avenir de paix, rien ne pouvait être plus efficace que de développer dans les jeunes générations le respect de la personne humaine par une éducation appropriée. Ainsi pourraient s'épanouir les sentiments de solidarité et de fraternité humaines qui sont aux antipodes de la guerre et de la violence. » (1)


Certes, le mouvement de l’Éducation nouvelle n’est exempt ni de naïvetés ni d’ambiguïtés : son vitalisme naturiste ne le met pas à l’abri de dérives spontanéistes, jusqu’à faire l’éloge, dans quelques cas-limites, de l’abstention éducative (2) ; son exaltation du « respect de l’enfant » prend même parfois des formes cocasses ou préoccupantes, comme le recours à l’astrologie chez Ferrière pour identifier la destinée de chacun (3) ; ses pratiques collectives ont, chez certains de ses zélateurs, des colorations qu’on dirait aujourd’hui « ultralibérales » en ce qu’elles visent explicitement à faciliter l’émergence la plus rapide possible des futurs chefs… (4)

Rien de tout cela, évidemment, à Beauvallon. Aucune des dérives de l’Éducation nouvelle ; mais, tout au contraire – comme on le lira ici - l’insurrection pédagogique dans ce qu’elle a de meilleur, quand elle est au plus près de ce « foyer mythologique » de la pédagogie où les éducateurs vont puiser leur énergie et trouver leur identité à la fois : « Il est impossible d’éduquer sans croire, sans espérer, c’est-à-dire sans s’indigner de l’état dans lequel se trouve aujourd’hui le bien le plus précieux de l’humanité, son enfance, vouée aux nuisances de toutes sortes, à la stupidité, à l’incurie de l’espèce malfaisante que nous sommes. » (5) Et c’est bien là, effectivement, que s’origine toute entreprise pédagogique : « contre la fatalité des dons, celle des favorisés, celle des violents, elle est une indignation tranquille" (6). Elle invente au quotidien une alternative possible – même fugace - à la malfaisance des humains à l’égard de leur progéniture… et aussi – et c’est là l’exceptionnelle grandeur de Beauvallon ! – à l’égard de tous leurs prochains.

Aucun miracle donc à Beauvallon : une volonté en actes, une détermination sans faille pour promouvoir l’humain dans ce qu’il a de plus noble et de plus élevé, un combat pied à pied contre toutes les formes de résignation. C’est pourquoi il faut lire ce livre, non comme un simple « témoignage émouvant sur le passé » ; il faut le lire comme un viatique pour aujourd’hui et pour demain. Un viatique éminemment nécessaire contre toutes les lâchetés du « réalisme ».

Et, puisqu’il fut l’un des parrains les plus prestigieux de Beauvallon, il est juste, à ce sujet, de laisser ici le dernier mot à Édouard Claparède, militant s’il en est de l’Éducation nouvelle et combattant courageux contre la « neutralité » de la Suisse au moment de la montée du nazisme : il donna, en 1939, une série de conférences qu’il ne pourra pas faire éditer avant sa mort, le 29 septembre 1940. Il faudra attendre 1946 pour les voir publiées dans un recueil posthume, Morale et politique, ou les vacances de la probité (7). On y trouve, parmi, d’autres développements particulièrement suggestifs, ce passage extraordinaire : « Ceux-là même qui défendent avec le plus de véhémence les grands principes moraux, montrent parfois, lorsque ces mêmes grands principes ne servent plus leur politique, une curieuse inclination à, tout à coup, les renier. Mais comme un vague sentiment de pudeur trouble leur conscience, ils s'efforcent de camoufler ce reniement. Pour justifier leur entorse au devoir, ils invoquent un autre devoir, plus impérieux encore selon eux, celui de « s'adapter à la réalité ». Et ils décorent cette nouvelle sagesse du nom de « réalisme ». Tenir compte de la réalité est certainement le fait de tout organisme sain. Mais nous pouvons en tenir compte dans deux intentions différentes : pour la subir ou pour la modifier. Nous nous adaptons au réel, mais, plus encore, nous adaptons le réel à nous. Sur le plan moral et social, la réalité est construite par l'homme lui-même. Et la question est de savoir si nous voulons travailler à l'édification d'une réalité conçue sur le modèle de la Force, ou à celle d'une réalité établie conformément aux normes de l'Esprit. » Qui peut dire que cette question, qui est au cœur de L’Album de Beauvallon, n’est plus aujourd’hui d’actualité ?

Philippe Meirieu
chercheur en pédagogie,
professeur de sciences de l’éducation
à l’université LUMIERE-Lyon 2

(1) Pour l’Ère nouvelle, 1952, n°10, p. 23.

(2) A.S. Neill, Libres enfants de Summerhill, Paris, Maspero, 1970.

(3) Adolphe Ferrière, Vers une classification naturelle des types psychologiques, Nice, Edition des Cahiers astrologiques, 1943.

(4)Adolphe Ferrière, L’école active, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1972.

(5)Daniel Hameline, Courants et contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Paris, ESF éditeur, 2000, p. 93.

(6) Idem, p. 95.

(7) Editions La Baconnière, Neuchâtel. Pour une présentation du livre, un choix d’extraits et l’accès au texte complet, consulter : http://www.meirieu.com/BIOGRAPHIE/claparedemoraletpolitique.htm