« Didactiser la coopération » : une exigence pour une pédagogie authentique

La « coopération », comme la « personnalisation » ou la « créativité » font partie de ces attracteurs étranges dont le statut épistémologique n’est pas toujours facile à identifier dans le discours pédagogique. De toute évidence, ils sont porteurs de « valeurs » et ceux et celles qui s’en revendiquent en font, le plus souvent, des « étendards » : ils les définissent, d’ailleurs, par opposition à ce qui est censé caractériser les « pratiques traditionnelles » : la répétition standardisée, l’anonymat indifférent aux spécificités individuelles ou la concurrence acharnée entre des individus que n’aspireraient qu’à se piétiner réciproquement. Avec la créativité, la personnalisation et la coopération, l’éducation n’ambitionne, plus seulement, de mieux transmettre les savoirs nécessaires à ceux qui viennent au monde, mais de favoriser l’émergence d’un « homme nouveau » prêt à s’impliquer dans une « société idéale » de respect et de paix, de complémentarité sereine entre des sujets parmi lesquels pourra enfin régner la justice.
Cette ambition est, tout à la fois, porteuse de grandes espérances et d’un immense effroi : espérance de voir l’éducation contribuer, enfin, à la construction d’un monde où les « petits d’hommes » ne seraient plus assignés à reproduire des situations totalement contingentes, profondément injustes et qui abîment gravement des êtres par définition innocents… Mais immense effroi aussi face à la volonté de toute-puissance et les velléités de maîtrise radicale dont témoigne toute entreprise de « révolution pédagogique ». L’histoire, sur ce point, ne cesse de nous alerter : les projets pédagogiques les plus généreux tangentent dangereusement avec la volonté de faire du passé « table rase »… sans trop s’interroger sur la manière dont les adultes pourraient « fabriquer » là, avec les enfants qui leur sont confiés, des contingents clonés d’une perfection idéale, songerie certes parfaite aux regards des canons esthétiques – voire moraux – d’une utopie à venir, mais tout à fait effrayante au regard d’un monde où les imperfections du quotidien rendent encore possible la surprise, suscitant même parfois la compassion ou la colère, jusqu’à redécouvrir la nécessaire modestie de l’entreprise éducative : « faire », certes, mais « faire avec » !
C’est pourquoi, s’agissant plus particulièrement de la coopération, il y a matière à s’inquiéter : que serait un monde d’enfants, d’adolescents, voire d’adultes, astreints à collaborer à jet continu ? Que serait un univers pédagogique dans lequel tout travail individuel serait proscrit, tout isolement puni, toute mise à l’écart déférée devant un « tribunal populaire » ? La coopération y deviendrait une bouteille de Moebius d’où quiconque ne pourrait jamais se dégager et où chacune et chacun serait alors définitivement enfermé !
D’autant plus que le statut pédagogique de la coopération est loin d’être clair. Autant peut-on définir, en effet, les règles qui régissent une « coopérative de production » d’adultes volontaires, autant on peine à identifier quels modes de fonctionnement le mot « coopération » recouvre précisément en pédagogie… Il y a de très nombreuses années maintenant, quand j’observais systématiquement des groupes d’élèves enjoints à collaborer, j’avais été sidéré par la rapidité avec laquelle ils s’organisaient « spontanément » en « concepteurs, exécuteurs, chômeurs et gêneurs », tout autant que par la cécité des adultes devant ce phénomène. Plus encore même, j’avais été frappé par la confusion entre « la tâche » (ce que doit « produire » le groupe) et « l’objectif » (ce que chaque membre du groupe doit apprendre à faire). J’avais noté, avec une constante presque jamais démentie, que le maître considérait la division du travail, non seulement comme un « phénomène naturel », mais comme un moyen de finaliser l’activité collective et, au passage, de satisfaire le narcissisme du groupe, de l’éducateur, voire des parents, tous ébahis par un « résultat » où presque personne n’avait rien appris mais où le « produit » validait, en quelque sorte, la pédagogie mise en œuvre.
Nous n’en sommes plus là heureusement. Le travail individuel préparatoire, la rotation des tâches et des fonctions, la vigilance de l’accompagnement personnalisé, l’attention à une évaluation exigeante et individuelle, l’exploration d’exercices nouveaux permettant des découvertes nécessaires… tout cela est entré dans les pratiques scolaires ordinaires, et il faut s’en réjouir. Comme il faut se réjouir de voir les pratiques de coopération ciblées sur des objectifs identifiés et précisément annoncés et vérifiés : mobilisation d’un groupe sur un projet collectif, découverte des personnes et de leurs ressources, entraide assumée, renforcement des acquis, apprentissage de tâches et de fonctions nouvelles, transfert de savoirs dans des situations inconnues, etc. Enfin, bien sûr, il faut se réjouir de voir se stabiliser progressivement les « modes de fonctionnement » qui permettent tout cela : un véritable « travail de groupe » requiert que soient bien identifiées, comme dans « les jeux collectifs structurés », des règles dont la fécondité puisse être éprouvée par chacune et par chacun, des règles qui permettent de continuer à « interagir » de manière toujours plus approfondie et porteuse de découvertes nouvelles.
Car, là est bien le nœud : pour qu’il y ait collaboration formative, il faut qu’il y ait une interaction féconde. Une interaction « didactisée », comme l’exprime si bien Sylvain Connac dans cet ouvrage. « Didactisée », c’est-à-dire « en prise » sur des activités cognitives qui rendent possible une véritable « écologie de l’attention » et permettent une « manipulation mentale » à l’issue de laquelle un système de représentations est restructuré à un niveau supérieur. Mais une interaction « didactisée », c’est aussi un système d’échanges entre des personnes de chair et de sang, des échanges qui suscitent ce que les psychologues nomment un « conflit sociocognitif », quand on se reconnaît sur du « commun » pour faire jouer des « différences » et que l’on peut ainsi faire progresser, chacune et chacun, dans son système de symbolisation et de modélisation.

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Alors, voilà un livre où tout cela est mis à plat. Cela reste un livre de « militant pédagogique » et il faut en féliciter l’auteur. Il ne lâche rien sur les « principes régulateurs » de la coopération : il s’inscrit dans toute la tradition pédagogique qui veut faire des échanges entre les « petits hommes » des échanges sans violence, des situations où les élèves sont progressivement outillés pour « convaincre sans vaincre », mais aussi des échanges où rien n’est jamais totalement « fermé », des échanges où les « dispositifs pédagogiques » sont régulés par l’adulte avant que les élèves eux-mêmes puissent les piloter sans jamais les maîtriser totalement, des échanges où il se passe toujours quelque chose et, même, quelque chose d’imprévu !
Didactiser sans enfermer. Clarifier sans abolir tout imprévu. Construire de situations rigoureuses, mais sans anticiper sur ce que chacun et chacune pourra y découvrir. Proposer des contraintes fécondes qui invitent à créer mais sans assigner les sujets à une création standardisée. Organiser pour libérer. Assumer l’humilité du « bricolage pédagogique », loin des songeries de l’enfance enrégimentée dans des « utopies de la coopération idéale »… mais toujours rester au plus près du plus juste, là où l’exigence permet l’émergence, toujours heureusement tâtonnante, d’un sujet. Voilà ce que ce livre propose sur le sujet essentiel de la coopération et voilà pourquoi il faut le lire et s’en inspirer.

 

Philippe Meirieu
Professeur émérite
en sciences de l’éducation
à l’université LUMIERE-Lyon 2