La coopération... une utopie nécessaire ?

 

Que dire, ici, qui n’a pas déjà été dit ? Cet ouvrage, en effet, constitue une véritable « somme » sur la question de la coopération en éducation physique et sportive… mais aussi ailleurs ! Et il faut espérer que les enseignantes et enseignants des autres disciplines s’inspireront de ce qui est proposé dans ces pages pour inventer des pratiques à la hauteur des ambitions de notre École républicaine ! On trouve, en effet, dans ce livre un ensemble de textes qui présentent, tout à la fois, les finalités, les conditions de réalisation et les dispositifs pertinents pour qu’une véritable culture de la coopération se construise dans nos classes. En articulant la dimension disciplinaire, la dimension pédagogique et la dimension psychosociale, ils montrent parfaitement que la coopération peut se mettre en œuvre concrètement, non pas comme un « supplément d’âme », une sorte de « bonus pédagogique » qui viendrait s’ajouter aux objectifs programmatiques, mais comme le principe même d’un enseignement qui ressaisit dans un même acte les savoirs académiques et les compétences psychosociales avec une perspective résolument politique.

L’École n’enseigne pas ce qu’elle dit, elle enseigne ce qu’elle fait.
La fraternité dont il est question ici n’est pas, en effet, une simple injonction moralisante – trop souvent contredite par les pratiques mises en œuvre –, elle est ce qui structure les pratiques elles-mêmes. Finie la disjonction dramatique, qui disqualifie l’institution scolaire auprès de tant de jeunes, entre ce que l’on prêche et ce que l’on fait. Les auteurs et autrices de cet ouvrage nous montrent, avec infiniment de talent et de rigueur, que l’école peut, en même temps, instruire et éduquer, transmettre des savoirs et former des citoyens. Mieux encore : ils montrent que la coopération pédagogique n’est pas l’habillage généreux mais artificiel de contenus disciplinaires, c’est la forme la plus exigeante de la transmission de ces contenus disciplinaires. Autant dire qu’ils retrouvent le sens le plus profond, et le plus fidèle à la pensée des fondateurs de l’École de la République comme Ferdinand Buisson, de ce qu’est réellement l’École : ce n’est pas un « service » offert à des consommateurs que l’on doit satisfaire à tout prix, c’est une « institution » qui doit faire vivre – et pas simplement proclamer ou afficher – les valeurs pour lesquelles elle a été créée. Et ces valeurs sont ici clairement mises en œuvre avec et dans les contenus d’apprentissage : ce sont, d’une part, l’émancipation de chacun et chacune – le refus de toute forme d’enfermement et la recherche de tous les moyens de dépassement –, et, d’autre part mais dans le même mouvement, la découverte de la solidarité qui, seule, peut permettre le développement de toutes et tous.

Il faut donc souhaiter que les témoignages et les analyses de cet ouvrage inspirent de nombreux collègues et – rêvons un peu ! – fassent même réfléchir les cadres de l’Éducation nationale. On pourrait espérer, par exemple, qu’ils se mettent à l’écoute des praticiens-experts qui s’expriment ici pour inviter toutes les enseignantes et tous les enseignants à s’engager dans une réflexion commune sur la manière de faire vivre les valeurs de la République sans renoncer en rien à leurs exigences disciplinaires. Mais rien n’est gagné dans ce domaine car la fraternité, comme sa déclinaison pédagogique qu’est la coopération, sont porteuses d’exigences particulièrement décisives.

La coopération à l’épreuve de l’obligation de résultat
C’est sans doute chez les pédagogues libertaires, comme Paul Robin, Francisco Ferrer et Sébastien Faure, que l’on trouve les approches les plus radicales de la coopération éducative. C’est que, pour eux, la méthode pédagogique, le projet politique et la perspective anthropologique ne font qu’un : il faut apprendre coopérativement parce que les humains ne peuvent se réaliser pleinement que coopérativement, et cela dans tous les domaines de leur existence. La coopération n’est pas simplement, pour eux, une méthode au service des apprentissages, elle est un projet de société qui doit présider à toutes les activités humaines. Ou, plus exactement : c’est parce qu’elle est légitime comme projet de société qu’elle doit être utilisée comme méthode dans le domaine éducatif, comme dans tous les autres domaines. Dans ces conditions, il n’est nul besoin de chercher, a fortiori de prouver, « l’efficacité » de la coopération en matière d’apprentissage comme en matière économique ou sociale : ce qui importe, ce ne sont pas ses résultats empiriques, c’est sa légitimité. Mieux encore : si l’on pouvait trouver des méthodes plus « efficaces » que la coopération, cela ne justifierait en rien son abandon.

Comprenons-nous bien : pour celles et ceux qui croient dans les vertus de la coopération, toute preuve de son éventuelle inefficacité est insignifiante. Car poser la coopération comme principe, c’est précisément déplacer totalement la question de l’efficacité, la faire passer de la comptabilité des résultats à l’exigence de la valeur. Quand le comptable demande, à propos d’une méthode pédagogique : « Qu’est-ce que cela rapporte ? »… le pédagogue interroge : « Qu’est-ce que cela vaut ? ». Il y a, on le voit, quelque chose de proprement « scandaleux » dans ce déplacement et l’on peut comprendre qu’il inquiète les bureaucrates… Mais c’est précisément là le scandale de « l’humaine condition » qui refuse de se laisser prendre dans les filets de la gestion quantitative de son activité et affirme que les choix de valeurs l’emportent sur toute forme d’obligation de résultat. Car réfléchissons : chacun reconnaîtra facilement qu’un dispositif d’apprentissage qui placerait les individus sous électrodes et caméra à positron pour contrôler en temps réel leurs réactions et acquisitions ne serait guère conforme au projet d’une éducation émancipatrice… et cela même si les résultats empiriques observables s’avéraient très positifs. Mais on entend pourtant, ici ou là, quelques experts nous expliquer que la coopération n’est peut-être pas le moyen le plus efficace pour apprendre ! Certains, même, semblent se méfier de la coopération… et peut-être, du point de vue du projet de société qu’ils défendent, ont-ils raison ?

En effet, avec l’arrivée de l’intelligence artificielle, l’individualisme semble avoir de beaux jours devant lui. Les robots conversationnels prétendent aujourd’hui, on le sait, pouvoir s’adapter à chaque individu et être capables de fournir à chacun et chacune un programme individualisé d’apprentissage et d’entraînement. Et les thuriféraires de l’IA précisent : le robot, non seulement, s’adapte précisément à vos besoins et à votre rythme, mais il ne s’énerve jamais, est disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et possède en mémoire infiniment plus de ressources que l’enseignant le mieux formé. Conséquence, nous explique-t-on : il faudrait maintenant séparer clairement et définitivement la fonction de transmission et celle de socialisation… deux fonctions que l’école a voulu mener de pair et sur lesquelles elle a échoué lamentablement, comme en témoigne, dit-on, l’impasse de l’école inclusive. La transmission, dans cette perspective devrait, pour être efficace, être individuelle, alors que la socialisation devrait s’acquérir dans des activités collectives enfin débarrassées de toute ambition parasite d’acquisition. Résultat : l’école où l’« on apprend ensemble » serait une utopie obsolète et devrait être remplacée par la juxtaposition, d’une part, de programmations individuelles confiées au numérique grâce à la technique du learning analytic et, d’autre part, d’activités récréatives ludiques, sportives ou culturelles fondées sur les seuls intérêts des enfants et des adolescents. C’est la formule que les géants du numérique promeuvent, d’ailleurs, aujourd’hui aux États-Unis. Et c’est précisément le contraire de ce qui est proposé dans cet ouvrage.

Pourtant, proposer une pédagogie de la coopération, ce n’est pas, évidemment, se désintéresser totalement de ses « résultats ». C’est, comme cela est bien montré dans cet ouvrage, poser la coopération comme paradigme pédagogique et travailler à ce que les dispositifs coopératifs permettent à chacun et chacune de s’engager pour la réussite de toutes et tous… tout en faisant en sorte, obstinément, que cette réussite de tous et toutes profite à l’émancipation de chacun et chacune. C’est poursuivre, ensemble, un objectif de transmission et un objectif de socialisation en faisant le pari que la transmission gagne à être socialisée et que la socialisation gagne à s’effectuer sur des contenus culturels exigeants. C’est là le pari d’une émancipation fraternelle.

La coopération n’atteint jamais la perfection… heureusement !
À plusieurs reprises, dans cet ouvrage, les auteurs et autrices évoquent les difficultés, quand ce ne sont pas les dérives, de la coopération. Ils ont raison. Quel que soit le dispositif mis en œuvre la coopération est menacée : menacée de laisser se constituer une division du travail entre concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs… menacée de basculer en un moment de jouissance collective fusionnelle… menacée de s’enkyster dans un formalisme qui démobilise complètement les sujets… ou, à l’inverse, menacée de se morceler en une juxtaposition d’initiatives individuelles désordonnées. Les experts qui s’expriment ici ont conscience de cela et tout montre que leur vigilance est, à cet égard, particulièrement remarquable. Ils savent intervenir à temps pour prendre la décision qui garantit au collectif de rester un écosystème apprenant équilibré. En introduisant, quand c’est nécessaire, la consigne qui recentre sur l’objectif ou, au contraire, sur les interactions entre les personnes… en rappelant l’importance de la réussite collective ou, au contraire, de la progression individuelle… en intervenant auprès d’un sujet en difficulté ou, au contraire, en réclamant l’attention de toutes et tous.

C’est que les praticiens-chercheurs qui s’expriment ici savent que l’activité pédagogique n’est pas « scientifique » : il n’existe pas de protocole élaboré en laboratoire et qu’on pourrait appliquer les yeux fermés ; chaque situation de classe, à chaque instant, est toujours nouvelle, elle n’a jamais eu lieu auparavant et ne se reproduira plus jamais ; il se passe toujours des événements imprévisibles que la programmation la plus rigoureuse n’a pas pu anticiper et auxquels il faut savoir faire face ; il faut savoir aussi prélever les indices significatifs, mais toujours ténus, qui témoignent d’une réussite ou signalent une difficulté ; il faut intervenir vite pour ne pas laisser une situation se dégrader et devenir incontrôlable ; mais il ne faut pas, pour autant, être obsédé par le contrôle, au risque de dévitaliser et de mécaniser les comportements. Bref, il faut prendre la bonne décision au bon moment en mobilisant les savoirs dont on dispose et en les incarnant dans ce que l’on est en train de vivre. Il faut exercer son jugement en prenant les informations nécessaires dans sa mémoire pédagogique, en anticipant rapidement les conséquences possibles de son action, en étant résolu et prudent à la fois… Toutes choses qui relèvent d’un « art de faire », au sens que Michel de Certeau donnait à cette formule, et qui s’acquièrent par des analyses de situation en formation initiale et continue, par des échanges et des lectures tout au long de la carrière.

Mais, même les experts les plus compétents ne peuvent réagir parfaitement en toutes circonstances. « C’est une perfection de n’aspirer à n’être point parfait » dit Fénelon. Et Spinoza, « l’homme n’aura jamais la perfection du cheval », même le plus bel athlète, l’entraîneur le mieux outillé, le professeur le mieux formé. Et c’est une chance : la vraie vie est tâtonnement, doute, incertitude et inquiétude, imprévus et dérapages. Elle ne se laisse pas capturer par les formalismes, fussent-ils portés par les meilleures intentions du monde. Tout groupe humain, a fortiori s’il se donne le projet ambitieux d’un fonctionnement vraiment coopératif, vivra des moments difficiles. Et c’est heureux. Car ils permettront alors d’entrer dans la réflexion collective.

Voilà, sans doute, un des secrets essentiels – peut-être le secret essentiel – de la coopération authentique : pas de coopération sans concertation, sans régulation par les intéressés eux-mêmes, sous la responsabilité, bien sûr, du formateur ou de la formatrice. C’est ainsi que la « réunion » dans la pédagogie Freinet ou le « conseil » dans la pédagogie institutionnelle ne sont nullement des formes de coopération parmi d’autres. Ils sont le corollaire nécessaire, indispensable, de tous les dispositifs de coopération. Et s’ils sont menés selon des méthodes coopératives et avec des rituels qui permettent l’expression de toutes et tous, ils deviennent l’outil essentiel qui permet à l’ensemble des intéressés de prendre conscience des tensions qui traversent tout groupe humain, de chercher des solutions pour les dépasser et de s’interroger sur la pertinence de celles-ci. Afin d’aller en classe, et plus tard, dans la société et dans le monde, vers une société plus juste et plus fraternelle.

Conclusion : Vers une culture de la coopération
C’est ainsi, sans doute, qu’au-delà de la mise en place de « séquences coopératives », du travail, toujours à remettre en chantier, sur les conditions de pertinence des « dispositifs de coopération », se développera une véritable culture de la coopération dans la classe. Osons lui donner comme finalité la formule par laquelle Louis Blanc définissait le socialisme : « De chacun selon ses possibilités, à chacun selon ses besoins ». Ou, en d’autres termes : que chaque élève soit toujours considéré, à la fois, en fonction de ses ressources – pour ce qu’il peut apporter aux autres – et en fonction de ses besoins – pour ce que les autres peuvent lui apporter. Et c’est le « à la fois » qui est essentiel ici : car si un élève est considéré uniquement sous l’angle de ses ressources, le risque est grand de voir apparaître une division du travail qui entérinera, voire accroîtra, les inégalités ; et s’il est considéré uniquement sous l’angle de ses besoins, on verra immanquablement apparaître les phénomènes de stigmatisation caractéristiques des « groupes de niveau » et autres « structures de relégation ». Une ligne de passage existe – et ce livre le montre particulièrement bien – qui permet de voir en chaque être humain, un sujet qui a besoin des autres et dont les autres ont besoin. Et c’est en empruntant ce passage qu’a si bien ouvert cet ouvrage que l’on peut espérer construire demain une société plus fraternelle.