La pédagogie n'est pas condamnée à la niaiserie...

Certes, son histoire est ponctuée de textes qui font immanquablement sourire les esprits forts. On y présente l’enfant comme doté de toutes les capacités possibles et imaginables, une graine pleine d’immenses potentialités, qu’il suffit de protéger des intempéries et d’arroser régulièrement avec bienveillance pour permettre son « épanouissement ». Pourtant, quand on se donne la peine de lire ces professions de foi rousseauistes, on y découvre toujours une intention polémique qu’il faut replacer soigneusement dans son contexte. Dans des cadres très normatifs, quand nos sociétés n’accompagnaient que quelques élus vers l’abbaye de Thélème et brutalisaient l’immense majorité des enfants, soumis au châtiment corporel et à l’humiliation systématique, condamnés à une obéissance aveugle au prétexte qu’ils pourraient, à leur tour, l’imposer à leurs descendants… il était utile, nécessaire, essentiel, que des pédagogues se lèvent pour dire leur révolte et rappeler aux hommes leur devoir d’humanité.

Nous sommes étrangement oublieux, en effet, de notre propre histoire et sacrément inconséquents quand nous jugeons les discours du passé avec les grilles du présent. Faut-il rappeler avec quelles méthodes nos « hussards noirs » de la République sont parvenus, en un temps record, à éradiquer les patois ? Faut-il rappeler la discipline militaire et les perversions qui régnaient dans les internats de la « grande époque » ? Faut-il rappeler les dégâts du formalisme scolaire – la scolastique, comme disait Freinet - dont le folklore désuet ne peut faire oublier le caractère profondément sélectif ? Comment reprocher, dans ces conditions, à ceux qui revendiquaient l’éducation à la liberté, d’avoir « mis l’élève au centre du système » ?

Il faut rappeler aussi que la Convention internationale des droits de l’enfant ne date que de 1989 et qu’elle reste malheureusement lettre morte sur une grande partie de la planète. Il faut rappeler que « l’enfant-roi » ne fut jamais, jusqu’à ces dernières années, qu’une exception historique limitée à quelques rejetons monarchiques… et qu’il demeure, au temps des enfants soldats, des enfants esclaves, des enfants victimes des guerres, des enfants anémiques et privés de soin, une exception bien limitée géographiquement ? Nos enfants sont peut-être trop gâtés, mais d’autres, beaucoup d’autres, n’ont même pas l’environnement matériel nécessaire à leur développement.

Il faut rappeler, enfin, que les pédagogues du vingtième siècle qui insistaient sur « le respect » de l’enfant, malgré leurs maladresses et leurs naïvetés, n’avaient nullement le projet de saboter l’autorité des adultes. Chez Korczak ou Montessori, chez Decroly ou Deligny, nulle abdication du rôle de l’éducateur : un souci, au contraire, de garantir fermement les conditions de développement d’un sujet contre toutes les instrumentalisations de l’enfance. Que leur rhétorique nous agace aujourd’hui, c’est bien normal. Elle est datée : face au discours dominant, il fallait « tordre le bâton dans l’autre sens ». Mais qu’on regarde les pratiques qu’ils ont promu et l’on n’y retrouvera ni refus de la culture, ni soumission aux caprices des élèves, ni suppression des temps de formalisation, ni même la moindre impasse sur l’acquisition des automatismes.

D’ailleurs, dès qu’on lit les textes pédagogiques d’un peu près, on est frappé du réalisme de leurs auteurs. À côté des formules convenues, on y trouve toujours une grande lucidité sur les difficultés objectives de l’entreprise éducative. Pestalozzi n’hésite pas à parler de « la fange, la grossièreté, la sauvagerie et du délabrement » des enfants qui lui sont confiés à Stans. Mararenko évoque « les roublards, les dissimulateurs, les barbares » auxquels il a à faire. Albert Thierry stigmatise même « la bêtise congénitale » des élèves qu’il veut pourtant instruire et émanciper. Et Fernand Oury n’a pas de mots assez durs pour les illusionnistes qui prennent les enfants pour des « petits Émile au cul rose »… L’angélisme est à usage externe. En interne, on fait face. On sait que l’éducation requiert une obstination et une inventivité de tous les instants. On sait qu’il faut « prendre les enfants comme ils sont ». Pas pour les laisser là où ils sont, mais parce que la seule manière de faire quelque chose d’eux est de le faire avec eux. Et l’on sait surtout que la véritable autorité se construit, loin de toute pensée magique, des « y a qu’à » et des « c’est comme ça ! », dans un travail sur la durée. Une autorité qui n’est pas de contention, mais d’éducation. Une autorité qui autorise…

Osons alors une hypothèse : le discrédit que certains font peser aujourd’hui sur la pédagogie tient assez largement à l’inculture de ceux qui en parlent. On ne retient que quelques formules mplistes isolées de leur contexte dont on fait semblant de croire qu’elles constituent des principes intangibles… On oublie la négativité pourtant toujours présente dans les travaux pédagogiques… On désincarne des discours pour mieux prouver leur nocivité.

C’est pourquoi il est si important de réincarner le pédagogique dans la modernité. C’est pourquoi il est si essentiel de regarder en face le contexte radicalement nouveau de nos sociétés occidentales. C’est pourquoi il faut ouvrir les yeux sur les paradoxes de nos systèmes démocratiques qui cherchent encore à éduquer tout en écartant systématiquement la question pourtant si essentielle : à quoi ?

Françoise Guillaume a pris tout cela au sérieux. Nourrie des analyses de Marcel Gauchet qui montre que, « sans compromis entre l'ordre des individus et la loi de la société, il n'est pas d'éducation concevable », elle tire les leçons de l’effondrement des repères religieux et des principes théocratiques. Sans complaisance, ni nostalgie passéiste… Elle constate que le statut de l’enfant, dans nos sociétés, a radicalement changé. Mais elle ne veut pas en revenir, pour autant, à l’illusion rétrospective d’un âge d’or où l’autorité résolvait tous les problèmes. Elle ne renonce en rien aux idéaux de l’Éducation nouvelle : aider l’enfant à devenir un sujet, à « faire œuvre de lui-même », comme le disait Pestalozzi. Tout son livre est travaillé par cette exigence : accompagner l’enfant vers la maturité. C’est-à-dire, étymologiquement, faire de la pédagogie.

Il faut lire cet ouvrage comme un « roman de formation ». On n’en sort pas avec toutes les solutions, mais avec une plus grande intelligence des problèmes et le goût de s’engager lucidement pour que la modernité ne fasse pas l’impasse sur les exigences éducatives fondatrices.