Le Clinamen

Rares sont les ouvrages qui ont le courage de parler pédagogie en osant s’aventurer jusque dans le champ de l’enseignement supérieur. Rares sont les ouvrages qui évoquent sereinement les travaux des pédagogues et s’efforcent de les conjuguer précisément dans l’activité quotidienne des enseignants et formateurs. Rares sont les ouvrages qui n’ont pas honte d’affirmer clairement leurs valeurs sans renoncer, pour autant, à offrir au lecteur une multitude de propositions concrètes. Tel est, pourtant, le cas de l’ouvrage que nous proposent Jean-François Horemans et Alain Schmidt. Praticiens confirmés, militants engagés, chercheurs reconnus dans leurs domaines, les auteurs nous proposent, en effet, un « voyage en pédagogie » particulièrement original. Ils explorent le vaste continent de l’ « enseigner – apprendre » avec une curiosité, un enthousiasme et une obstination qui emporteront les plus sceptiques. Sans tabous, sans ce soucier des « effets », indifférents au « politiquement » comme au « pédagogiquement correct », ils nous livrent les clés qu’ils ont expérimentées et nous disent comment ils ont pu, ainsi, ouvrir des portes traditionnellement verrouillées par la résignation et le fatalisme.

On sort de cette lecture – de ce voyage – particulièrement revigoré. Avec le désir d’en savoir plus et de tenter soi-même l’aventure. Avec aussi, parmi bien d’autres souvenirs, deux idées-forces qu’on souhaiterait que tous les enseignants et formateurs adoptent comme viatiques.

Première idée-force : « enseigner, c’est comprendre ». Et il faut, ici, utiliser le verbe « comprendre » dans toute son extension polysémique : l’enseignant et le formateur doivent « recomprendre » sans cesse, nous expliquent les auteurs, tous les savoirs qu’ils enseignent. Rien de banal dans cette affirmation : on n’enseigne bien qu’en se faisant chercheur sur ce que l’on transmet, en réinterrogeant sans cesse les savoirs que l’on enseigne pour en ressaisir la cohérence, pour en identifier les prises, pour en redécouvrir le sens et la portée, pour en trouver des applications nouvelles dans d’autres contextes. C’est pourquoi un enseignant ne peut vraiment enseigner qu’en étant véritablement un « enseignant-chercheur », c’est-à-dire un enseignant qui, tout à la fois, cherche sur ses propres savoirs et cherche à comprendre, inlassablement, pourquoi il arrive que les autres ne comprennent pas. C’est ainsi que l’attention aux contenus ne varie pas en sens inverse de l’attention aux élèves et étudiants. Tout au contraire : c’est par une investigation symétrique dans ces deux champs que l’on parvient à créer les liens qui font surgir l’apprentissage et se construire l’intelligence individuelle et collective. Jean-François Horemans et Alain Schmidt nous montrent que cela est possible, au quotidien, dès lors qu’on est attentif et rigoureux dans l’usage de la langue. Car la langue n’est pas, pour eux, une contrainte artificielle, ni un simple « vêtement de la pensée », c’est ce dont nous disposons pour, simultanément, prospecter dans les savoirs, les communiquer à autrui et permettre à chacun de se les approprier. Plus encore, l’enseignant doit être capable de montrer que, pour lui comme pour ses élèves, les contraintes de la langue sont des ressources pour la pensée. Plus qu’une simple « médiation », la langue est la condition, le moyen, la substance même de la rencontre pédagogique.

Deuxième idée-force, en effet : « l’éducation est rencontre ». La formule n’est banale qu’en apparence car rien n’est moins évident qu’une véritable rencontre. Se rencontrer n’est pas simplement se croiser, ni même échanger quelques savoirs dans ce que Paulo Freire nommait une « pédagogie bancaire » : on rend à l’examen, avant de l’oublier, ce que le professeur vous a donné… et sans jamais obtenir la note maximale car le préteur prend toujours un intérêt ! L’enseignement est rencontre s’il permet un partage, si la transmission y est simultanément émancipation, si les protagonistes vivent une aventure dont le résultat, largement imprévisible, est créateur d’humanité. Il y a, dans une véritable rencontre, une subversion de tous les enfermements et de toutes les catégorisations. C’est un événement contagieux, le point de départ d’une heureuse réaction en chaine qui permet d’engrener les satisfactions de la découverte à de nouveaux désirs d’apprendre. La rencontre est génératrice de jouissance, de la jouissance qui nous sauve de l’égocentrisme et de l’individualisme, la jouissance de la « pensée avec », de la « pensée ensemble ».

Et, au-delà de son heureuse dimension pédagogique, la rencontre a une fonction éthique et politique absolument essentielle. Rappelons que, pour les philosophes épicuriens de l’Antiquité, l’univers n’était, à l’origine, qu’une pluie d’atomes tombant dans l’infini en lignes strictement parallèles. De la matière et, pourtant, rien. Un monde plein et vide à la fois… Il a fallu qu’un atome dévie de sa trajectoire et en accroche un autre – les atomes, alors, étaient déjà crochus ! – pour que survienne enfin quelque chose. Un écart, une rencontre imprévue et ce fut l’événement. Des combinaisons multiples et improbables. Des arrangements plus ou moins stables, mais qui permirent aux hommes de prendre pied. Des créatures et des créations, enfin. Le clinamen a suffi.

Notre modernité, menacée par toutes les formes de replis, risque de mourir du manque de clinamen. Quand les appartenances se font intolérance et rejet, que les spécialisations se payent de terribles aveuglements, que les convictions dégénèrent en excommunications, la déviance devient vertu. Nous étouffons… Sociétés secrètes et savantes, bandes et tribus, ghettos de riches ou de pauvres, « cœurs de cible » assignés à des comportements différenciés et à l’indifférence organisée, nous tombons dans le vide en lignes parallèles qui ne se connaissent même plus.

Jamais, pourtant, nous n’avons eu autant de choses à nous dire. Et jamais nous n’avons eu autant besoin les uns des autres. Pour survivre, il nous faudra construire des réseaux, fabriquer des rhizomes, inventer des modes de communication entre les êtres et les communautés, les générations et les métiers, les cultures et les idéologies. Le politique, bien sûr, y a sa part de responsabilité. Question de survie pour lui : s’il ne veut pas être réduit à arbitrer entre les jacqueries, il faut bien qu’il fasse fonctionner, vaille que vaille, des institutions capable d’identifier un peu de bien commun. Mais l’éducation est aussi requise pour cette tâche. Fondamentalement. Et c’est même un de ses enjeux essentiels. Jean-François Horemans et Alain Schmidt le démontrent et l’illustrent admirablement. Il faut les en remercier.

Philippe Meirieu