La démarche de projet : un apprentissage nécessaire tout au long de la carrière

 

Que reste-t-il à dire, qui puisse être utile au lecteur, après ce beau voyage en pédagogie ? Les auteurs de livre, acteurs de cette formidable aventure, nous ont, en effet, livré, bien des secrets de fabrication en matière de « pédagogie par le projet » : de la genèse jusqu’à la réalisation concrète du « chef d’œuvre », en passant par les références littéraires dont ils se sont nourris en amont et l’évaluation de la progression des élèves qu’ils pont pu observer en aval. Au point que se dégage de cette lecture le double sentiment – signe de la réussite exceptionnelle de cet écrit – de la spécificité et de la transférabilité d’une telle entreprise. Voilà, en effet, un projet singulier, inscrit dans un contexte particulier, porté par des personnes engagées et, en même temps, voilà un projet exemplaire qui représente un modèle possible pour ceux et celles qui voudraient se lancer dans une action pédagogique interdisciplinaire avec des élèves, voire l’articuler avec la formation de futurs enseignants et enseignantes. C’est qu’il y a là assez de traits précis et d’observations contextualisées pour « donner chair » et « faire vivre sous nos yeux » une situation particulière : condition essentielle pour se dégager de cette « pédagogie intentionnelle » dont l’abstraction conceptuelle et le volontarisme verbal découragent souvent toutes les bonnes volontés. Et assez de traits saillants, structurels et modélisables, pour ne pas apparaître comme une réussite trop exceptionnelle qui découragerait aussi toute tentative de s’engager dans cette voie. L’équilibre du propos permet à tout un chacun de se dire en refermant le livre : « Voilà une superbe aventure… Il ne tient qu’à moi de m’y lancer, à mon tour, avec d’autres ! »

C’est pourquoi, peut-être, puis-je insister, en post-scriptum, sur deux questions qui me semblent revenir bien souvent dans les « projets pédagogiques interdisciplinaires ».

La première concerne l’émergence même du projet et sa cristallisation autour d’une thématique. Sur ce point, en effet, deux écueils sont à éviter : le spontanéisme et l’autoritarisme. Le spontanéisme, d’abord. Il part d’une bonne intention : on est soucieux de s’inscrire dans le prolongement des « intérêts » des enfants, de les mobiliser et de les impliquer au maximum. On se livre donc à une « recueil des besoins et des propositions » auprès des élèves, censé faire surgir une thématique consensuelle qui suscitera l’enthousiasme nécessaire pour mener le projet à bien. Dans ces cas-là, on est souvent déçu : les élèves ne livrent, en général, que des idées stéréotypées, empruntées à leurs fréquentations télévisuelles, qui se caractérisent par le fait de n’être ni très réalisables, ni très propices à des apports culturels susceptibles de les enrichir. Parfois, deux ou trois bons élèves suggèrent une idée intéressante, mais ils sont immédiatement mis en minorité par la majorité de la classe et l’on est bien ennuyé de devoir s’exonérer, pour choisir, d’une consultation « démocratique » que l’on a soi-même organisée. C’est que l’on a confondu spontanéité et liberté, que l’on a pris les élèves pour ce qu’on voudrait qu’ils deviennent, c’est-à-dire des individus autonomes désirant spontanément « ce qui est dans leur intérêt » plutôt que « ce qui les intéresse » ! C’est que l’on a aussi gravement sous-estimé le caractère mobilisateur de la culture, le pouvoir d’attraction d’un thème dont on connaît la richesse anthropologique et dont on sait qu’il peut faire écho, dans son universalité, aux préoccupations les plus intimes de chacune et de chacun… À l’opposé, les enseignants peuvent être tentés d’imposer, de manière autoritaire et sans ménagement, à leurs collègues comme à leurs élèves, un projet « clés en mains » : au prétexte que l’on dispose d’un bagage culturel que les autres n’ont pas et que l’on sait mieux qu’eux ce qui les fédèrera et leur permettra de s’engager, on dicte non seulement la thématique mais aussi les différentes étapes de la réalisation dans ses moindres détails. Parce qu’on est censé connaître les « bonnes pratiques », on prétend éviter ici bien des tâtonnements inutiles. Pas de discussions sans fin ni de temps perdu en concertations de toutes sortes, pas d’hésitation dans l’organisation ni de matériel gâché en essais successifs. Le « chef d’œuvre » final semble alors disposer d’une garantie absolue contre tous les risques d’approximations et de dérapages. Peu importe qu’il n’ait été conçu que par une ou deux personnes puisque les spectateurs finaux vont crier au génie !...  Ces deux postures sont, on le voit, des impasses pédagogiques qui, précisément, sont évitées dans La Nuit du Loup. Si la thématique, en effet, est proposée par des enseignants au regard de sa richesse d’utilisation possible, les modalités de sa mise en œuvre sont construites dans une interaction permanente avec une équipe puis avec les élèves eux-mêmes. C’est cette démarche qui est féconde, arrimée à un « projet de transmettre » d’un côté et finalisée par un « projet de construire ensemble » de l’autre. On ne saurait trop dire à quel point cette tension est féconde.

Et, dans cette tension, de cette tension, va naître une seconde question sur laquelle je voudrais aussi attirer l’attention. Il n’y a pas de projet en actes, en effet, qui ne se trouve confronté, presqu’en permanence à la question : « Qui fait quoi ? ». Là encore, deux tentations me paraissent devoir être écartées : la division spontanée du travail et la répartition autoritaire des rôles. La division spontanée du travail, d’abord. On sait comment elle s’effectue, tant chez les adultes que chez les enfants : dès qu’une tâche se profile, se profile aussi la répartition des activités entre concepteurs, exécutants, chômeurs et  gêneurs ; plus on avance, plus ces activités se spécialisent : celui qui sait dessiner dessine, celui qui sait écrire écrit, celui qui a de l’imagination imagine… et celui qui ne sait rien faire est marginalisé, payé en identification dans le produit pour compenser son exclusion de la fabrication. Chacune et chacun est, en quelque sorte, assigné à reproduire ce qu’il sait faire, ce qu’il a toujours fait et ce qu’on attend traditionnellement de lui. Nul ne découvre vraiment autre chose, nul ne se dépasse, sauf accidentellement, quand la compétence de quelqu’un fait défaut ou défaille et que l’un ou l’autre veut bien s’y essayer… À l’opposé et pour éviter cette dérive, les enseignants peuvent être tentés de fixer eux-mêmes les tâches de chacune et chacun, soit en les différenciant en fonction des compétences préexistantes ou à acquérir, soit en imposant la même à toutes et tous. Cette organisation technocratique, si elle peut apparaître plus satisfaisante, n’en risque pas moins de démobiliser les élèves : la « forme scolaire » traditionnelle dont on cherche justement à se dégager reprend vite, en effet, le dessus, avec son cortège d’effets pervers bien connus et, en particulier, l’absence d’articulation entre le sujet tel qu’il est et le sujet en dépassement. Car tel est bien l’enjeu majeur de la « pédagogie par le projet » : articuler des capacités à acquérir à des capacités déjà acquises, des notions à découvrir à des notion déjà maîtrisées. Passer d’un état donné de ses représentations à un état nouveau, culturellement plus riche et élaboré, plus structuré et porteur de plus d’exigences, ouvrant à la mise en œuvre de compétences nouvelles… Cela suppose, on le voit, une attention intense aux rôles et places de chacune et de chacun : ne pas exclure que tel ou tel fasse ce qu’il sait déjà faire, mais refuser qu’il s’y enferme ; profiter des compétences de l’un pour qu’il les enseigne à l’autre ; organiser des « tuilages » et des « passages de témoin » pour que tout le monde s’essaye aux tâches les plus ingrates comme aux plus valorisantes ; faire tourner les rôles afin que chacune et chacun puisse se décentrer, intégrer les exigences de chaque posture et s’enrichir ainsi mentalement et socialement. Rien d’évident dans tout cela, mais une régulation au long cours qui requiert observation et prises de décisions en continue. Rien de facile, mais, justement, la spécificité d’un « savoir professionnel » auquel chaque enseignante et chaque enseignant doit se former tout au long de sa carrière.

Je conclurai sur ce point ces quelques remarques : un des éléments les plus intéressants et novateurs, à mes yeux, de La Nuit du Loup est la manière dont ce projet associe des enseignants en exercice et des enseignants en formation initiale. Il y a là, en effet, non seulement un gage d’ancrage de la formation initiale dans les pratiques, mais aussi un gage d’articulation de la formation continue avec les enseignants-chercheurs et, donc, avec la recherche. Comment, dans ces conditions, ne pas espérer que ce livre sera beaucoup lu, travaillé et commenté, qu’il passera entre de multiples mains et portera de nombreux et beaux fruits pédagogiques.

Philippe Meirieu
Professeur émérite à l’université LUMIERE-Lyon 2