« Mais comment peut-on être pédagogue ? »

 

Mais comment a-t-on pu, dans les années 1950-1970, être « freinétique » dans le Jura bernois, « pays rangé » s’il en est, terre d’élevage, d’artisanat et de petites industries, aux écoles tranquilles gérées par des notables locaux traditionnellement conservateurs ? Certes, Yverdon n’est pas loin, avec le souvenir de Pestalozzi, et Fribourg, non plus, avec l’œuvre du Père Girard. À quelques encablures, de l’autre côté de la frontière, la tradition coopérative et la sensibilité anarcho-syndicaliste couvent encore sous les cendres du capitalisme industriel qui commence à s’épuiser. Un peu partout, aux États-Unis et en Europe, quelques originaux tentent, depuis déjà quelque temps, de faire vivre les idéaux d’une « Éducation nouvelle » qui prétend placer l’élève en situation de construire ses propres savoirs grâce à des « méthodes actives » et des pratiques coopératives. Des solidarités internationales se tissent où la Suisse et Genève tiennent une place prépondérante… Mais qui aurait pu imaginer que le Jura bernois – qui semble plus loin de Genève que Calais, Vence ou Summerhill – soit en proie à une agitation pédagogique aussi radicale que celle que ce livre nous donne à voir ?
C’est que, malgré les apparences, il se passe là des choses extravagantes ! En effet, dès 1941, on découvre, à travers les courriers de parents d’élèves, qu’un instituteur de Cormoret – un certain Edgar Sauvain – pratique des méthodes peu orthodoxes et semble prendre des libertés extravagantes avec les programmes ! Et, encore, les parents ne savent pas tout ! Il ignorent, semble-t-il, que cet instituteur laisse, de temps en temps, ses élèves absolument seuls en classe afin qu’ils apprennent à s’organiser et à travailler en son absence ! En 1950, le même instituteur fait adopter, au Congrès pédagogique romand, un texte qui enjoint les maîtres à être des « entraîneurs » et non des enseigneurs » (il n’ose quand même pas parler d’ « ensaigneurs » !). Au cours de l’année scolaire 1957-1958, la subversion gagne l’École normale de Porrentruy : les élèves exigent la mise en application, dans le fonctionnement même de l’école, des principes pédagogiques généreux qu’elle prétend promouvoir ! Et voilà que, dans la foulée, des disciples de Célestin Freinet, des promoteurs de la « pédagogie institutionnelle », dans le sillage de Fernand Oury, débarquent dans le Jura bernois. On tient des séminaires où l’on refait le monde et l’école. Ici ou là, on entend même parler d’autogestion pédagogique. Et les plus hardis – ou les plus naïfs – espèrent que les institutions officielles elles-mêmes vont prendre le relais et permettre la généralisation d’une pédagogie « active, émancipatrice et solidaire. »
Tout cela est, à la fois, à peine croyable et parfaitement en phase avec une myriade d’événements de ce type qui se déroulent un peu partout à la même époque. Événements qui restent marginaux dans les faits – ils ne concernent jamais que quelques classes ou écoles ici où là – mais qui témoignent d’une sorte de « conspiration », au sens propre du terme : « ça respire ensemble… ». « Ça respire ensemble… » grâce à un maillage étrange qui relie quelques grandes figures et de bons organisateurs, des textes forts et des slogans efficaces, des outils sophistiqués et des bricolages ingénieux, des congrès prestigieux et des rencontres informelles. « Ça respire ensemble… » parce que les mêmes aspirations et les mêmes formulations se propagent en écho au point qu’elles constituent très vite une vulgate idéologique, tout à la fois, proclamée avec emphase et reconnue à demi-mots… C’est une des caractéristiques, en effet, de « l’Éducation nouvelle » que de donner lieu à des professions de foi officielles et définitives tout en construisant un infra-discours qui permet à des praticiens de se reconnaître entre eux comme des militants de la même cause, presque sans échanger une parole… Les déclarations de principes répètent, en effet, sans cesse les mêmes « vérités premières », admirablement synthétisées par Edgar Sauvain en 1950, sur la nécessité d’ « engager l’école en pleine vie », de « partir des intérêts profonds de l’enfant » (ce qui suppose la capacité de les distinguer des « intérêts superficiels » liés, sans doute, aux stimulations malsaines d’un environnement pervers), de « faire de la classe une vraie communauté », de « donner à chacun selon sa mesure » et de « remplacer la discipline extérieure par une discipline intérieure librement consentie et pleinement voulue. » Et ces affirmations sont relayées, en sous-main, par un ensemble de comportements implicites et de propos mezza voce qui confèrent à leurs auteurs le sentiment d’appartenir à la même communauté : suspicion à l’égard de la hiérarchie institutionnelle, bienveillance a priori à l’égard des élèves, attention méticuleuse aux conditions de travail, engagement politique, aussi généreux que général, pour préparer une « société plus libre et plus solidaire ».
Et c’est ainsi que se constitue un réseau pédagogique, certes ténu, mais bien réel, et dont cet ouvrage témoigne admirablement. On lira donc avec un intérêt considérable ces tribulations de « l’École nouvelle » et des « méthodes actives » dans le Jura bernois… On y apprendra beaucoup et on s’interrogera immanquablement sur quelques questions fortes : comment se fait-il que cela ait pu émerger ? Pourquoi tout cela a-t-il progressivement disparu ? Et y a-t-il des chances pour que cela revienne ? Questions très largement spéculatives et auxquelles nous n’aurons jamais vraiment de réponses scientifiques univoques, mais questions sur lesquelles je me permettrai quelques hypothèses, avec la modeste ambition d’alimenter le débat.
Comment se fait-il que cela ait pu émerger ? C’est, bien évidemment, grâce à l’existence d’un ensemble de personnalités de premier plan qui constituent une « constellation pédagogique » comme, probablement, il n’en a jamais existé auparavant et il n’en existera, sans doute, jamais plus dans le futur. Qu’on songe que travaillent alors, séparément de concert à la fois, des figures aussi prestigieuses que Maria Montessori, Célestin Freinet, Adolphe Ferrière, Ovide Decroly, Fernand Oury, Raymond Fontvielle, Carl Rogers, Roger Cousinet, Jean Piaget, etc. ! Inutile de chercher aujourd’hui leurs équivalents, ils n’existent pas ! Mais les personnes, aussi charismatiques soient-elles, ne suffisent pas : leur rayonnement est conditionné par la capacité de la société à les entendre. Plus encore, leurs propos n’ont de l’écho que parce qu’ils répondent précisément ou confusément à des attentes. Or, il y a, après la deuxième guerre mondiale et le choc terrible de la barbarie soumettant le monde, de fabuleuses attentes en matière éducative : on sait maintenant que l’instruction, aussi poussée soit-elle, ne suffit pas à nous délivrer des démons de la haine, on cherche une éducation qui allie la transmission des savoirs et la formation morale et politique, au sens le plus noble de ces termes. Or, en associant apprentissage des savoirs, formation du jugement et découverte des vertus de la solidarité par la coopération, l’ « Éducation nouvelle » répond précisément à cela. Et, elle s’inscrit, par là, plus globalement, dans une aspiration générale à un « supplément d’âme » réclamé par Bergson, reprise par tout le courant de la phénoménologie husserlienne, de l’existentialisme, du personnalisme, de la gauche humaniste aussi bien que du christianisme social… Tout cela entre en résonance de manière assez confuse, mais constitue une nébuleuse idéologique qui crédibilise le discours pédagogique… Il faut ajouter, par ailleurs, que, malgré le regard nostalgique que certains portent aujourd’hui sur les pratiques scolaires ordinaires de la première moitié du XXème siècle, elles n’en étaient pas moins assez globalement médiocres : très sélectives et largement ennuyeuses, elles étaient dominées par ce que les sociologues n’appelaient pas encore « la reproduction », mais qui privilégiait néanmoins massivement « les héritiers ». De plus, la littérature est là pour nous rappeler l’existence de cette « pédagogie noire », faite de frustrations et d’humiliations, de tyrannie et d’arbitraire, génératrice des pires perversions. Et, si les cas-limites étaient heureusement assez peu nombreux, la « pédagogie grise », elle, répétitive et fade, tenait le haut du pavé. Or, elle apparaît alors comme un modèle d’autant plus épuisé que les premiers frémissements contre le moralisme hypocrite et les conventions imposées par les tenants du « désordre établi », selon l’expression d’Emmanuel Mounier, sont en train d’apparaître. Ils culmineront en Mai 1968, avec ce que Maurice Clavel nommera « le soulèvement de la vie » et que Michel de Certeau identifiera comme « la prise de la parole »… Mais tout cela émerge déjà des la fin des années 1950 et les années 1960, et, à cet égard, on peut se demander si Mai 1968 n’est pas plus un point d’arrivée qu’un point de départ… Ajoutons enfin – et ce n’est pas rien ! – le fait que le discours de la « pédagogie nouvelle » est instrumenté et qu’il accompagne ses injonctions de « techniques », comme dit Célestin Freinet, qui, selon le vœu de Pestalozzi, « donnent des mains » aux praticiens… et nous aurons tous les ingrédients pour comprendre comment le feu de broussailles a pu prendre dans le Jura bernois, même s’il est bien loin d’avoir embrasé la forêt tout entière !
Pourquoi tout cela a-t-il progressivement disparu ? Parce que les personnes, aussi généreuses soient-elles, n’ont pas vraiment réussi, là comme ailleurs, à se dépêtrer des rivalités individuelles, des conflits de territoires et des querelles de chapelles. C’est là une malheureuse constante des militants pédagogiques : ils payent l’ardeur de leur investissement en intolérance idéologique et institutionnelle. Parfois même, ils sont pris dans une contradiction douloureuse et insupportable : pour imposer la mise en place de pratiques fondées sur la liberté avec leurs élèves, ils sont eux-mêmes de véritables despotes avec leurs collaborateurs. Et, au bout du compte, il leur arrive de faire preuve avec ceux qu’ils veulent former à l’autonomie d’un autoritarisme insupportable : « Mais, tu vas y entrer dans l’autogestion, c’est moi qui te le dis… Que tu le veuilles ou non ! ». Tentation inavouée, mais que, dans ce livre même, on peut, parfois, lire entre les lignes ! Et que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ! Les héros de l’ « Éducation nouvelle » sont toujours, peu ou prou, aussi sympathiques que tyranniques. D’où l’usure, bien sûr, un peu d’amertume et, parfois même, de violence… Les convictions ne s’érodent pas, mais se durcissent, les figures de proue s’isolent. Elles se drapent dans leur dignité, campent dans la posture d’outragés, s’enferment même, dans les pires des cas, dans la jouissance de la belle souffrance : « Qu’il est doux d’avoir raison tout seul et de souffrir en silence » ! D’autant plus que les innovateurs sont toujours très ambivalents sur le développement de leurs pratiques et leur récupération par l’institution. Ils ne cessent de prêcher leur extension, mais s’en méfient comme de la peste ! Ils ont bien raison, d’ailleurs : dès que l’institution s’empare de pratiques nouvelles, c’est pour les dévoyer, les émasculer, les vider de leur contenu, en abandonner l’inspiration. Alors, entre la pureté du repliement sur soi et la trahison d’une impossible généralisation, on hésite sans cesse, jusqu’à déboussoler complètement ses interlocuteurs, puis finir par se mettre tout le monde à dos !... Mais le reflux est, sans doute, dû aussi à des causes plus profondes : en même temps que les « méthodes nouvelles » se développent à l’école, elles sont, en effet, de moins en moins, en rupture avec les méthodes familiales et sociales d’éducation. Alors qu’on pouvait justifier les « méthodes actives » en arguant de la nécessité de « libérer », voire de « décoloniser », un enfant corseté dans des contraintes absurdes, on a plus de mal à expliquer leur utilité face à des enfants dotés de moins en moins de repères sociaux, sur-stimulés en permanence, assujettis à un capitalisme pulsionnel qui s’est emparé des médias et fait d’eux des zappeurs permanents, assoiffés de sensations de plus en fortes, incapables de se concentrer et de fixer leur attention. Même si le propos apparaît trop radical et en ayant conscience de solliciter des données encore ténues, il faut bien finir par poser la question : quel avenir pour les « méthodes actives » dans un univers où la plaie identifiée de notre jeunesse est l’hyperactivité ? N’est-il pas nécessaire d’abandonner un paradigme pédagogique qui a fait son temps ?
D’où le caractère apparemment très problématique de la troisième question : y a-t-il quelques chances pour que l’ « Éducation nouvelle » et les méthodes actives reviennent dans le Jura bernois et ailleurs ? Paradoxalement, je crois que oui. Parce que, si l’on regarde de près les grandes questions de la post-modernité, on s’aperçoit que, précisément, le courant de l’ « Éducation nouvelle », une fois débarrassé d’un verbiage conjoncturel et s’il dépasse ses tensions internes, peut répondre aux grands problèmes éducatifs d’aujourd’hui. Face au triomphe publicitaire et médiatique du caprice mondialisé, il peut nous aider à mettre en place une pédagogie du sursis favorisant l’émergence d’un sujet libre. Face à la dispersion et à la saturation des informations, il peut nous aider à pratiquer une pédagogie de la rigueur expérimentale et documentaire, indispensable pour acquérir un minimum d’esprit critique. Face à la montée des régressions claniques et du mimétisme identificatoire, il peut nous aider à mettre en place une pédagogie de l’autonomie fidèle à l’esprit des Lumières : « Ose penser par toi-même. » Enfin, face au triomphe des individualismes, il peut nous donner des outils pour travailler à la construction du « bien commun » en s’exhaussant au-dessus de la simple juxtaposition des intérêts individuels.
Alors, rêvons un peu : et si, après une crise d’adolescence nécessaire, l’ « Éducation nouvelle » était, enfin, prête à retrouver sa place dans nos systèmes scolaires ? Et si elle exorcisait ses vieux démons pour retrouver la force de ce que Daniel Hameline nomme son « insurrection fondatrice » ? Et si, enfin, elle parvenait à fédérer les énergies et à s’impliquer loyalement dans les institutions sans y perdre son âme ? Et si le Jura bernois, même, reprenait le flambeau ?