L'école à dessein

On n'a sans doute pas réfléchi suffisamment au lien constitutif qui unit l'École à la démocratie. Car, en réalité, seules les démocraties - ou, tout au moins, les régimes qui s'efforcent de l'être - ont besoin d'une École. Les tyrannies de tous acabits n'ont besoin que de systèmes de dressage plus ou moins sophistiqués : systèmes qui permettent d'acquérir les réflexes de survie, de vendre sa force de travail, d'éviter les sanctions encourues par les déviants. Dans certains cas, c'est une religion qui prend les rênes de ce qu'on nomme abusivement " éducation " : elle inculque le respect aveugle de la parole des clercs, l'adoration des " tables de la loi ", la crainte du châtiment divin. Ailleurs, c'est une machinerie politique qui prend les affaires en main : elle enrégimente la jeunesse dans des colonies, des camps ou des casernes, récusant même l'autorité familiale considérée comme dangereuse au regard de l'intérêt suprême de l'État. Ailleurs encore - et pas si loin de nous - ce sont les médias qui orchestrent la " pensée unique ", expliquant comment il faut parler, s'habiller, se comporter sexuellement et professionnellement pour être reconnu et avoir le droit d'exister. Là, ce ne sont plus ni l'intégrisme religieux ni le parti unique qui font la loi, mais les " animateurs " de télévision qui disent comment il faut penser, au risque d'être ridicule et humilié. C'est l'idéologie du " maillon faible " qui est érigée en principe absolu de fonctionnement sociétal.

Dans une démocratie, en revanche, il y a vraiment besoin d'une École. Une École où l'on apprend à construire du collectif sans tomber sous la coupe d'un chef de tribu quelconque. Une École où l'on apprend à distinguer ce qui relève de son intérêt individuel - légitime - de ce qui relève de l'intérêt commun - toujours à construire ensemble. Une école où l'on désintrique - souvent péniblement - le " croire " et le " savoir ", non pour rendre toute forme de croyance caduque, mais pour fonder la communication sur la recherche de la justesse, de la précision, de la rigueur, de la vérité scientifique. Une École où l'on s'efforce de " penser par soi-même ", non par individualisme, mais pour échapper à toute forme d'emprise sur les esprits et de pression à la conformité. Une École où l'on comprend que la loi commune n'est pas le caprice des " gens d'en face ", mais le seul moyen efficace pour protéger chacun de tous les dangers, y compris de lui-même. Une École où l'on découvre que la sanction n'exclut pas mais intègre : c'est la faute qui exclut et la sanction permet de retrouver sa place et sa dignité. Une École où l'on accède à cette idée, formulée par Rousseau, si simple et difficile à la fois, mais qui fonde la démocratie : " La loi qu'on s'est soi-même prescrite est liberté ". On découvre cela, dans cette École, en fabriquant soi-même de la loi, sous l'autorité du maître, pour " vivre ensemble ", en s'engageant à respecter les règles qu'on a définies, à tenir parole quand on a formulé et adopté un projet commun. On le découvre, aussi, en étudiant et comprenant comment la loi a progressivement permis aux hommes de s'émanciper des forces archaïques et de leur égocentrisme, en observant qu' " entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ", en reconnaissant que la culture ne délivre pas miraculeusement de la barbarie et qu'on n'est jamais assez vigilant devant la montée du " côté obscur de la force ".

Évidemment, dans cette École-là, on apprend aussi à lire, écrire et compter, à comprendre et parler le monde. Mais il ne faudrait pas croire qu'on le fait après avoir construit des " compétences civiques " : comme si les " compétences civiques " ne s'appuyaient sur aucun savoir linguistique, historique, juridique, logique, etc. ! Il ne faudrait pas croire, non plus, qu'on apprend, d'abord, des " connaissances pures ", en se soumettant à un savoir enseigné " de droit divin ", avant d'accéder, enfin, après un long parcours du combattant, à la possibilité de penser sur ce qu'on est ce qu'on fait. Dans cette École-là, on fait les deux choses en même temps : et les savoirs et la citoyenneté. Solidairement. Parce que tout véritable savoir est occasion de liberté. Et parce que la liberté se nourrit des savoirs. Dans cette École-là, on construit vraiment la démocratie de demain. Maintenant. Sans attendre. Sans rien abdiquer de l'autorité nécessaire des adultes. Mais en anticipant la liberté de l'élève dans la démarche qui lui est proposée. Dans cette École-là, on travaille sur les mots à dessein. C'est une belle École. Vous avez de la chance. Vous y êtes. Rentrez-y.