Des hommes et des femmes de tradition et de liberté à la fois

Transmettre est, de toute évidence, le plus vieux métier du monde. Le plus important pour l'avenir aussi.

Il n'est pas un seul exemple d'être humain qui ait atteint le statut d'adulte sans l'aide d'autres hommes, déjà adultes ceux-là. Des hommes qui lui ont transmis les moyens de survivre et de se développer, les moyens de penser et de créer aussi, les moyens de « faire société », enfin.

Sans transmission, pas de monde commun. L'obligation pour chaque génération de réinventer le monde. L'éclatement des sociétés humaines en une infinité d'expériences singulières incapables de communiquer entre elles et de se donner un projet ensemble. Sans transmission, aucune continuité dans le temps, aucune unité dans l'espace.

Mais on peut transmettre de plusieurs manières : au forceps, comme on l'a souvent fait. En utilisant le dressage ou l'embrigadement, en jouant sur la peur ou l'identification avec un chef censé apporter le salut. On peut transmettre pour domestiquer, assujettir, assigner à résidence. Transmettre pour enfermer, transmettre en imposant son emprise, en échangeant la sécurité contre la soumission aux savoirs officiels. Pour transmettre ainsi, on n'a pas besoin de professeurs. De bons serviteurs dociles, voire de bonnes machines, suffisent...

En revanche, on peut aussi transmettre en émancipant, en donnant à celui à qui l'on enseigne les moyens de s'approprier par lui-même les connaissances, en lui permettant d'accéder ainsi à la joie de la découverte et au bonheur de penser par lui-même. On peut transmettre en élevant, en accompagnant la liberté, en encourageant les petits d'hommes à regarder ce qui les réunit plutôt que ce qui les sépare. On peut transmettre en donnant le goût de la recherche, de la justesse, de la rigueur. On ne transmet pas alors seulement des « savoirs vrais », on transmet aussi l'exigence de la vérité.

Et, pour transmettre ainsi, il faut des professeurs. Les professeurs sont, à cet égard et en même temps, des hommes et des femmes de tradition et de liberté . Ils sont mus par le désir de faire partager les bonheurs de leurs propres découvertes. Ils sont infiniment respectueux de ce que l'histoire a permis de construire, des oeuvres de toutes sortes qui ont fait émerger ce qu'on nomme les civilisations, des langages que les êtres humains ont élaboré pour se comprendre entre eux et comprendre le monde, des outils qui permettent dorénavant à chacun et à chacune de tenter de savoir dans quel monde il vit et quel monde l'habite... Mais, en même temps, les professeurs savent que l'éducation d'un petit d'homme n'a rien à voir avec la fabrication d'un objet, fût-ce un bel objet conforme aux désirs de sa famille et de toute la société. Ils sont convaincus que, même si les élèves adhèrent à ce qui leur est proposé, cette adhésion n'a de valeur que s'ils l'effectuent librement, s'ils s'impliquent et s'engagent.

Enseigner est donc un métier aussi essentiel que difficile. Essentiel, car il revient à l'enseignant de faire advenir l'humanité dans l'homme : une humanité consciente des exigences sans lesquelles elle ne peut s'exhausser au-dessus des contingences matérielles qui, parfois, l'écrasent. Essentiel, car l'enfant ne peut grandir que grâce à la découverte de l'altérité que l'Ecole, seule, est capable de lui proposer : altérité de l'autre enfant, de l'autre famille, de l'autre groupe, de l'autre région, de l'autre pays, de l'autre langage, des autres langages, des autres mondes, du monde dans sa radicale étrangeté... Et c'est un métier difficile car il est tout entier tendu entre deux exigences apparemment contradictoires et que, pourtant, on doit faire exister ensemble. D'une part, en effet, les enseignants sont convaincus que tous les élèves peuvent apprendre... et, d'autre part, que nul ne peut contraindre un élève à apprendre. « Tous les élèves peuvent apprendre » : on ne doit jamais désespérer de quiconque ni dire qu'il ne peut plus progresser. Voilà ce qui donne sens au métier d'enseignant : croire en l'éducabilité de tous, refuser la fatalité, refuser l'exclusion, refuser de reléguer des enfants, quels qu'ils soient, au-delà du cercle de l'humain. « Nul ne peut contraindre un élève à apprendre » : personne, en effet, ne peut apprendre quoi que ce soit à la place de quelqu'un, tout apprentissage demande un engagement de celui qui apprend. Voilà qui donne sa dimension proprement humaine au métier d'enseignant : susciter le désir, stimuler la volonté, permettre le tâtonnement et encourager la perfection chez chacun et chacune de nos élèves.

La dignité de l'enseignant est là : dans sa volonté inébranlable d'instruire tous les élèves et dans cette humilité nécessaire de celui qui sait qu'il ne peut se mettre à la place de l'autre. Déterminé sur l'éducabilité de tous, défenseur du droit de l'enfant au respect, l'enseignant porte l'avenir de la culture et celui des individus à la fois. Il n'a pas seulement vocation à pérenniser les savoirs : les musées et les bibliothèques sont faits pour cela. Et il n'a pas, non plus, seulement vocation à « éveiller » l'enfant : les familles et bien d'autres instances sociales sont là pour ça. L'enseignant, lui, fait exister les hommes dans et par leurs apprentissages. Il a, ainsi, une mission qui devrait le mettre au centre du corps social et politique. Car, en transmettant les savoirs, il permet à ce corps d'exister et en éveillant, en même temps, la liberté des personnes, il fait cadeau à ce corps du bien le plus précieux pour lui.

On n'a donc pas besoin de défendre la dignité des enseignants. Chacun et chacune de ceux qui exercent ce métier la connaissent et en vivent. En revanche, il faut sans cesse rappeler la nécessité de leur reconnaissance. Non pas que les enseignants aient besoin d'être constamment remerciés   - ils ne font pas ce métier pour acheter la gratitude d'autrui -, mais parce que nul ne peut donner le meilleur de lui-même sans être reconnu. Reconnu pour ce qu'il est. Reconnu pour les besoins qu'il a. Reconnu pour le travail qu'il fait. Reconnu pour la part qu'il prend à la construction du monde.Trop d'enfants sont, encore aujourd'hui, privés d'éducation. D'autres ont une éducation au rabais. Certains ont la chance d'avoir des professeurs qui peuvent exercer décemment leur métier. Pas tous, malheureusement. Un monde qui ne donne pas la priorité à l'éducation s'englue dans son présent. Il n'a pas d'avenir. Un monde qui ne fait pas à ses enseignants la place qui leur est dû est un monde perdu. En revanche, un monde qui parie sur ses enseignants peut retrouver l'espérance.

Philippe Meirieu