|
Avant-propos
Même si, aujourd’hui, beaucoup font encore mine d’ignorer le phénomène ou s’obstinent à le sous-estimer, les expériences que font les enfants et les adolescents dans le cadre de leurs loisirs s’avèrent très souvent déterminantes pour eux, tant dans leur développement cognitif et psychosocial que dans leur engagement citoyen. Ainsi, celles et ceux qui ont la chance de participer à des activités collectives, en centres sociaux ou colonies de vacances, dans des ateliers périscolaires, terrains d’aventure ou stages de plein air, y font-ils souvent des rencontres essentielles. Là, en effet, ils découvrent que c’est le « faire ensemble » qui fonde le « vivre ensemble », que la seule autorité légitime est celle que confère l’exercice d’une responsabilité au service du groupe et que la coopération permet, tout à la fois, à chacun et chacune de se dépasser et à toutes et tous de construire le bien commun. Découvertes fondamentales s’il en est, porteuses d’émancipation et de solidarité. Enjeux éducatifs et politiques majeurs qui méritent une attention extrême et un engagement de la société tout entière. Malheureusement, nous sommes loin du compte. L’Education populaire, quoique porteuse, depuis 1936, des idéaux d’égalité et de justice, soucieuse de conjuguer ambition culturelle et démocratisation authentique, riche d’une multitude d’expériences en matière de formation et de création, maîtrisant un véritable savoir-faire expert dans le domaine de l’animation, est aujourd’hui ringardisée. Alors qu’on ne cesse d’exalter les vertus de l’école et les responsabilités de la famille, on abandonne progressivement tout le secteur des loisirs aux marchands du temple. Alors qu’il faudrait un véritable service public garantissant l’accès de toutes et tous à des loisirs collectifs de qualité, permettant à chacun et chacune d’explorer des domaines d’activités nouveaux, de vivre des moments de partage où l’on se découvre porteurs de la même humanité, on renvoie l’Education populaire à la logique des marchés. Le combat pour l’Education populaire est donc, plus que jamais d’actualité. Il est temps de rappeler son importance décisive dans la formation des citoyens et la construction du lien social. Il est urgent de réhabiliter la confiance dans les humains dont elle est porteuse et le travail de prévention qu’elle mène, contre toutes les formes de fatalisme. Car, face à toutes les tentations de gouverner le monde par la répression et l’exclusion, l’Education populaire incarne, tout à la fois, le « principe espérance » et le « principe responsabilité ». Mais il faut aussi que l’Education populaire poursuive son travail de réflexion et s’interroge sur son devenir. Il est nécessaire qu’elle regarde de près comment elle parvient à articuler son projet et ses pratiques. Il est donc indispensable qu’elle fasse appel à des chercheurs qui lui permettent d’analyser son fonctionnement et ses propositions… non en se plaçant, de manière suffisante, en position de surplomb pour « dire le vrai » à des « militants aveuglés », au nom d’une illusoire objectivité de l’extériorité… mais pour exercer, auprès des acteurs et avec eux, une vigilance critique dans une solidarité fondatrice porteuse d’exigence réciproque. Et c’est bien cela que s’efforce de faire ce livre. Les auteurs y explorent, en mobilisant toutes les ressources des sciences humaines, quelques questions particulièrement vives qui sont au cœur des pratiques de l’Education populaire aujourd’hui. Ils le font avec cette « empathie distanciée » qui leur permet, tout à la fois, de se saisir de ce qui se joue et de comprendre ce qui se fabrique. Ils le font en compagnons pointilleux, fidèles tout autant à leur épistémologie de recherche qu’à leurs idéaux politiques. Ils le font avec le souci d’aller au plus près du plus juste et de ne céder ni sur l’exactitude des faits ni sur la fidélité de leur engagement. Ils fournissent ainsi aux acteurs de l’Education populaire comme à tous les lecteurs de ce livre de précieuses clés pour entrer dans l’intelligence des choses et des êtres, des projets et des ambitions d’une entreprise infiniment précieuse. Et c’est essentiellement à travers la question des stages BAFA et de « l’animation volontaire » que les auteurs réunis ici nous proposent de regarder un des enjeux majeurs d’aujourd’hui : comment concilier le niveau d’exigence considérable de cette entreprise – qui ne vise rien de moins qu’une « transformation totale de la personne » afin qu’elle soit en mesure de s’impliquer lucidement, avec des enfants ou des adolescents, dans l’animation de loisirs authentiquement émancipateurs – avec le caractère « volontaire » de cet engagement, la jeunesse des personnes concernées, la relative brièveté de la formation et sa dimension « militante » qui semble bien éloignée de la professionnalisation qui serait requise pour une tâche aussi complexe ? Comment accompagner des animateurs qui se considèrent essentiellement comme bénévoles dans un travail temporaire pour qu’ils soient capables d’autre chose que d’un vague encadrement occupationnel pendant leurs vacances ? Comment éviter qu’en s’appuyant sur leur « bonne volonté » on ne sacrifie finalement leur compétence ? Même si la question n’est pas nouvelle, elle est décisive. Et y répondre correctement conditionne la réussite de la plupart des projets de l’Education populaire, en particulier les séjours de vacances et l’animation périscolaire qui sont évoqués ici. Or, dès la création des CEMEA, en 1937, une piste fondamentale a été privilégiée : l’isomorphisme. Dans la mouvance de l’Education nouvelle qui prône « l’école active » contre « l’école assise » et veut que l’enfant devienne ainsi, tout à la fois, l’acteur et l’auteur de sa propre vie, les premiers stages ont rompu d’emblée avec la conception académique de la formation. Pas question de faire se succéder cours et exercices ! On a fait tout de suite l’hypothèse qu’à l’issue d’une formation, les personnes ne feront pas ce qu’on leur a dit de faire, mais bien ce qu’on aura fait avec elles. Hypothèse très largement confirmée depuis, même si nos institutions traditionnelles de formation sont bien loin d’en avoir tiré toutes les conséquences. Mais dès lors qu’on assume cette position, tout change : la formation n’est plus réduite à une « leçon à appliquer », elle devient une expérience à vivre grâce à laquelle on sera capable, ensuite, de faire vivre à d’autres des expériences fondées sur les mêmes principes. On connaît ces principes. Il faut rompre avec les habitudes paralysantes pour permettre de s’ouvrir à l’imprévu et à l’inconnu, mais sans laisser se développer des formes ouvertes ou insidieuses de domination et d’exclusion… Il faut proposer des médiations et mettre à disposition des ressources, préparer un environnement stimulant et ouvrir sans cesse de nouvelles perspectives, mais sans jamais ignorer ou sous-estimer les richesses et les initiatives des participants… Il faut mettre en place des rituels qui structurent l’espace et le temps, permettent de créer du collectif et au collectif de créer, mais sans que le moindre assujettissement contraigne les personnes à abdiquer leur subjectivité… Il faut protéger les personnes et éviter qu’elles mettent en danger leur intégrité physique et psychique, mais sans basculer dans une gestion technocratique des risques qui abolit tout engagement et, finalement, toute expérience authentique… C’est tout cela qui est à l’œuvre dans la formation à l’animation volontaire et qui est minutieusement décortiqué dans cet ouvrage. Ainsi les analyses qui nous sont proposées permettent-elles d’interroger en permanence le rapport absolument essentiel entre les finalités qu’on prétend poursuivre et les modalités qu’on met en œuvre. Il faut donc saluer l’intérêt des analyses qu’on va lire. Mais sans pour autant, bien sûr, imaginer, ni qu’elles mettent un point final à la recherche sur la question, ni qu’elles fournissent des modes d’emploi qu’il suffirait maintenant de faire appliquer à de simples exécutants. Dans les affaires humaines, les exécutants sont toujours des exécuteurs : ils abolissent le vivant qu’ils sont censés promouvoir. Seuls les créateurs sont des bâtisseurs. Et, comme le disait Rabelais, « ils ne bâtissent que pierres vives ». Il faut donc lire ces pages pour « penser avec elles » et « penser après elles ». Il faut aussi les prolonger ensemble pour poursuivre l’aventure de l’Education populaire. Plus que jamais nécessaire. Plus que jamais essentielle.
|