De la légitimité d'une « éducation à la citoyenneté » à l'Ecole

 

L'expression de " citoyenneté scolaire " apparaît aujourd'hui à certains comme un redoutable oxymore (1). Comment, en effet, allier l'exercice de la citoyenneté - qui suppose le statut d'adulte majeur - avec le fait d'être un élève scolarisé - c'est-à-dire, précisément, un individu mineur que l'on ne peut supposer déjà capable de faire ce qu'on est censé lui apprendre. Si l'enfant était déjà citoyen que viendrait-il faire à l'école ? Et n'est-ce pas faire injure aux citoyens adultes que de les assimiler à des élèves ? À l'école, on ne peut être déjà citoyen... sauf à supposer que l'école ne sert à rien pour former le citoyen ! Et, dans la Cité, on ne peut considérer les citoyens comme des écoliers sous tutelle... sauf à chercher à ruiner leur statut et à faire le lit du totalitarisme !

Cette problématique a été développée, dès 1954, dans un texte d'Hannah Arendt devenu emblématique aujourd'hui, " La crise de l'éducation " (2)  : " La ligne qui sépare les enfants des adultes devrait signifier qu'on ne peut ni éduquer les adultes, ni traiter les enfants comme des grandes personnes. (...) À l'éducation, dans la mesure où elle se distingue du fait d'apprendre, on doit pouvoir assigner un terme. " Et, politiquement, Hanna Arendt a, bien évidemment raison. Elle a, d'ailleurs, fait personnellement l'expérience terrible de la montée du nazisme et de l'inversion que, précisément, elle dénoncera dans ses écrits : les enfants étaient sollicités pour dénoncer les parents et les enseignants qui " pensaient mal "... tandis que les adultes, eux, étaient infantilisés dans les stades de Nuremberg. Tous les totalitarismes spéculent ainsi sur la promotion prématurée d'enfants censés juger de leurs éducateurs et, simultanément, assujettissent les adultes à une autorité qui les infantilise. 1984 d'Orwell en est une belle illustration : on se souvient que le voisin de pallier du héros est dénoncé par son propre fils aux autorités tandis que l'ensemble de la population est soumis au pouvoir du " père suprême ", Big Brother.

À cet égard, la séparation dont parle Hannah Arendt est bien fondatrice de la possibilité même de toute démocratie : il faut instituer une frontière - même arbitraire - entre les enfants et les adultes. Car, c'est l'existence de cette frontière qui permet, tout à la fois, l'éducation des enfants et l'exercice du pouvoir des citoyens. L'enfant doit être éduqué et, pendant ce temps, il ne peut être considéré comme un citoyen, au risque de basculer dans une confusion génératrice de graves abus. L'adulte, de son côté, s'il peut continuer à apprendre, ne peut pas être éduqué : c'est lui qui doit décider de ce qu'il apprend, qui doit choisir sa propre voie et statuer, directement ou par l'intermédiaire de ses représentants élus, sur les lois qui régissent la Cité. Nul ne peut s'ériger en " éducateur des adultes " ; nul ne peut avoir cette prétention, au risque de ruiner la possibilité même de toute démocratie et de s'imposer, à terme, comme " grand éducateur du peuple ", c'est-à-dire comme dictateur. L'enfant, au titre de son statut politique, ne peut décider de son propre bien. Et, symétriquement, un adulte est quelqu'un à qui personne ne peut enlever - à l'exception du juge et dans un cadre très précis - la possibilité de décider lui-même de son propre bien. Le politique exige donc que soit posée l'existence d'une frontière clairement identifiée entre la sphère éducative - qui suppose la soumission à une tutelle nécessaire - et la sphère citoyenne - qui est exercice d'une liberté inaliénable. Nous ne pouvons pas plus permettre à des enfants de décider du sort du monde que nous pouvons priver les adultes de cette liberté. L'éducation ne peut - par principe - considérer l'enfant comme un citoyen déjà autonome. La vie politique doit, elle, - toujours par principe - s'interdire de traiter des citoyens comme des enfants. La ligne de séparation dont parle Hannah Arendt n'est pas d'abord affaire de maturité ; ce n'est pas une proposition liée à l'observation de la croissance et du processus d'autonomisation progressive des enfants ; ce n'est pas une question de psychologie ; c'est une nécessité principielle qui s'impose en elle-même, avant tout débat sur le moment précis où faire passer cette ligne. À la limite, peu importe où passe la ligne, pourvu que la ligne existe et fonde ensemble et réciproquement les deux statuts : celui de l'éduqué, dépendant et assujetti à l'adulte qui décide pour lui ; celui de l'adulte qui décide lui-même comme citoyen de plein droit dans la vie de la Cité. D'ailleurs, l'adulte qui prétend permettre à l'enfant de choisir lui-même son destin est aveugle, pense Hannah Arendt, sur ses propres pratiques : aucun adulte ne laisse vraiment l'enfant choisir sa langue maternelle, ses manières de table, ses coutumes vestimentaires, sa religion, ses conceptions du monde... Tout enfant est élevé dans des normes qu'il doit respecter... ne serait-ce que pour pouvoir précisément, quand il deviendra adulte, les subvertir. Il y a, dans l'éducation, une dimension irréductible de domestication que seules quelques belles âmes utopiques s'efforcent désespérément de nier. Ce faisant, elles volent d'ailleurs à l'enfant ses droits fondamentaux : le droit à l'enfance et le droit d'être éduqué... Quand elles n'en profitent pas pour récupérer, en sous-main et au nom de " l'intérêt des enfants ", un pouvoir charismatique ou institutionnel sur les autres adultes, comme en témoigne très largement l'histoire convulsive de la pédagogie et des " grands pédagogues ".

Une telle conception, formalisée par Hannah Arendt il y plus d'un demi-siècle, est aujourd'hui largement partagée par de nombreux intellectuels. Ainsi la retrouve-t-on sous la plume de Marcel Gauchet qui affirme : " Le sujet de raison n'est pas au commencement, il émerge après coup. Le postuler à la source, c'est en fait l'empêcher d'apparaître. (...) L'entrée de la démocratie dans l'école n'a-t-elle pas pour effet, en réalité, de retourner la démocratie contre la possibilité même d'une école ? (...) Car, pour un individu qui est posé et qui se pose comme toujours déjà-là, préalablement à toute acquisition, il n'y a, en vérité, qu'une auto-éducation possible ; il n'y a qu'une auto-production qui soit imaginable. (3) Et Marcel Gauchet stigmatise le discours pédagogique réformateur qui place, dit-il, " l'élève-citoyen " au centre du système et relève, à ses yeux, " de l'application subreptice au domaine de l'enseignement d'une certaine idée de la démocratie " (4). Face à ces errances, il convient, pour lui, de restaurer la primauté de l'autorité de la transmission scolaire en écartant toute illusion autogestionnaire et toute " pseudo-formation à la démocratie ". Il faut tourner résolument le dos aux " pathologies d'une feinte liberté " qui émergent inévitablement dès lors qu'on laisse penser aux enfants, en de savantes manipulations, qu'ils décident eux-mêmes ce qui a été, en réalité, décidé par l'adulte. L'éducateur, pense Marcel Gauchet, récupère là en fascination bien plus qu'il n'a abandonné en contrainte et s'assujettit les personnes bien plus efficacement que " le maître traditionnel " : ce dernier, en effet, en assumant " l'autorité sans visage " de l'institution contribue, au bout du compte, à une véritable formation de l'intelligence qui permettra à l'élève, une fois devenu citoyen, l'exercice délibéré et conscient de sa liberté. Assumer l'autorité et transmettre les savoirs sans se préoccuper, à l'école, de " l'éducation du citoyen " représente ici la seule méthode possible pour permettre la formation de l'intelligence critique requise par l'exercice de la démocratie. " Éduquer à la citoyenneté " ruine, en revanche, toute possibilité de citoyenneté authentique en livrant l'éducation au règne de " l'influence ".

On doit convenir qu'il y a, chez Hannah Arendt comme chez Marcel Gauchet, un souci authentique et tout à fait sain de " dépsychologiser " l'éducation et d'en retrouver les principes politiques fondateurs. À cet égard, ils attirent notre attention à bon escient sur des dérives réelles et des illusions qui menacent, effectivement, certaines expériences pédagogiques. Ils nous mettent en garde contre la tentation de nous dénier à nous-même notre rôle d'éducateur, d'expier notre position d'adulte en nous livrant à des gymnastiques non-directives qui nous discréditent et interdisent, de fait, à l'enfant de se construire pour devenir un véritable citoyen.

Mais, en dénonçant le danger réel de " l'application subreptice de concepts politiques en matière éducative ", Marcel Gauchet comme Hannah Arendt font, en réalité, de même. Ils mettent en avant des principes politiques pour disqualifier a priori toute l'entreprise pédagogique. Ils s'appuient sur la nécessaire distinction juridique entre la minorité et la majorité pour ignorer le passage progressif de l'une à l'autre. Ils arguent de l'antériorité principielle de l'enfant sur le citoyen pour ignorer la temporalité proprement pédagogique et projettent sur l'entreprise éducative des catégories politiques qui ne permettent pas d'en comprendre la complexité. Non pas parce que ces catégories ne sont pas pertinentes politiquement - bien au contraire - mais parce qu'elles ne sont que des " catégories " et qu'elles interdisent, par définition, de penser la question de la transition et de l'émergence . On doit, en effet, séparer politiquement et juridiquement l'enfant et l'adulte afin d'éviter toute confusion ; c'est là une précaution élémentaire et, sans aucun doute, nos sociétés ont-elles à réfléchir sur ce point pour réinstituer des rites de passage suffisamment significatifs. Mais, pour autant, on ne peut, en matière éducative, séparer par une frontière infranchissable l'enfant assujetti et l'adulte citoyen ; car cela empêche précisément de comprendre comment on passe de l'un à l'autre. On s'interdit ainsi de penser et d'accompagner un processus qui ne peut être que tâtonnant et progressif, qui s'inscrit au coeur de contradictions et ne se réduit pas à un saut mystérieux, à un avènement miraculeux qui permettrait à l'individu de changer radicalement de nature le jour de sa majorité. Hannah Arendt et Marcel Gauchet rappellent opportunément les principes fondateurs de toute organisation politique démocratique, mais ils ignorent la temporalité et l'historicité qui constituent la spécificité de l'éducation. Ils parlent dans l'absolu alors que les enfants naissent, apprennent et grandissent dans la durée. Et, dans l'incapacité de penser cette durée, en viennent - malgré leur propre dénégation - à poser l'antériorité radicale de l'inculcation sur l'émancipation, du dressage sur l'exercice de la liberté.

Et c'est ici que le pédagogue se sépare du philosophe : non que le pédagogue nie l'existence d'une part de dressage dans l'éducation... ce serait bien naïf. Non que le pédagogue renonce à poser la liberté comme fin (dans les deux sens du terme) de l'éducation... ce serait particulièrement dommageable. Mais parce que le pédagogue travaille en articulant simultanément dressage et émancipation, ou, plus exactement, en s'ingéniant à introduire l'émancipation dans le dressage lui-même, en mobilisant la liberté du sujet dans le moment même où celui-ci doit se soumettre, pour apprendre et grandir, à l'autorité du savoir et de l'institution éducative.

C'est cela la pédagogie : assumer les contradictions irréductibles qui constituent " l'humaine condition ". Interpeller la liberté dans le moment même où l'on met en place une situation contrainte. Ne pas renoncer au projet d'enseigner, à la volonté de transmettre, mais introduire, dans cette démarche même, une anticipation de la liberté. Et c'est cette anticipation qui nous fait échapper, comme l'explique bien Francis Imbert (5), à la poiesis - illusion mortifère de " la fabrication de l'autre " - pour faire de l'éducation une praxis - accompagnement risqué d'une liberté qui émerge (6) ... Cela n'est nullement - comme on voudrait parfois nous le faire croire parfois - une formulation abstraite éloignée de la quotidienneté éducative. Ceux qui crient ici à " l'idéologie fumeuse " ignorent tout de l'histoire de la pédagogie. Ils méconnaissent le long et minutieux travail qui, depuis Rousseau, élabore sans cesse des dispositifs où peuvent, ensemble, se manifester, en une solidarité exigeante, la volonté d'instruire et celle d'émanciper. D'Itard à Oury, de Jacotot à Korczak, de Makarenko à Freinet, les pédagogues n'ont cessé, en effet, d'explorer les modalités qui permettent d'aider un sujet à grandir. Sans abdiquer l'autorité de l'adulte... Mais sans renoncer, non plus, à faire émerger la liberté de l'enfant. Rien de simple dans ces tentatives. Mais la seule issue pour ne pas désespérer des hommes ou légiférer dans l'abstrait sur la conduite de ceux-ci. La seule issue aussi pour affronter le défi plus que jamais d'actualité de la formation à la citoyenneté. Un défi qui n'a pas encore été relevé et nécessite plus que jamais un inventaire de ce qui est possible et une réflexion sur le sens et l'efficacité de ce qui est mis en place... Or, c'est précisément ce que propose cet ouvrage et c'est pourquoi sa lecture en est si importante.

 

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(1)  Un oxymore est une alliance de deux mots de sens incompatibles, comme " une obscure clarté " ou " une belle ordure ".

(2) La crise de la culture , Gallimard-Folio.

(3) " Démocratie, éducation, politique ", pour une philosophie politique de l'éducation, Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet, Dominique Ottavi, Bayard, Paris, 2002, pages 36 et 37.

(4) Ibid., page 20.

(5) Médiations, institutions et loi dans la classe , ESF éditeur, Paris, 1994.

(6) Philippe Meirieu, Frankenstein pédagogue, ESF éditeur, Paris, 1996.