La Bibliothèque de l'éducation de l'IUFM de l'Académie de Lyon a reçu Jeanne Benameur, « une femme qui écrit » comme elle se définit elle-même. Elle est venue présenter Les Demeurées, roman paru en 2000 chez Denoêl et réédité dans la collection Folio poche. Jeanne Benameur, quel sujet traite votre roman ?Les Demeurées raconte l'histoire d'une mère, La Varienne et de sa fille Luce, au moment où cette dernière va, pour la première fois, entrer à l'école. Luce a l'âge d'apprendre à entrer dans l'alphabet Elle vit avec sa mère dans un petit village fermé sur lui-même et son école ne compte qu'une seule classe, une « classe unique ». La mère se nomme la Varienne parce qu'il fallait que ce soit assez long, mais je ne pouvais pas lui donner un prénom et un nom ; il fallait qu'elle s'appelle « LA » quelque chose. Et cette mère n'a pas le langage, elle est une demeurée ; c'est-à-dire qu'elle demeure en deçà du langage : elle forme, avec sa fille, une espèce de bulle, une espèce de fusion, un cailloux, une même concrétion. Et l'on perçoit très vite, à la lecture de ce roman, qu'entre la Varienne et Luce s'est établie une relation intense, même sans langage ou plutôt, surtout sans langage... Quand il n'y a pas de langage, la relation ne peut être que plus intense . Quel rôle joue l'entrée à l'école ?L'entrée à l'école est un déchirement. Quand vient l'heure du premier départ vers le monde extérieur, la mère baisse la tête et met ses mains dans son tablier bleu. Chacun de nous comprend l'angoisse qu'éprouvent certains tout petits qu'on accueille pour la première fois à l'école maternelle, ceux qui n'ont jamais été séparés de leur mère et qui redoutent que leur mère ne revienne jamais. Mais ici, tout s'inverse : cette mère, cette demeurée, ne connaît pas la séparation, elle ne sait pas compter les heures, elle ne sait pas anticiper le retour, et c'est elle qui a peur, peur que sa fille ne revienne jamais. Et pourtant, « Il a bien fallu, tout le monde l'a dit. L'école, c'est obligatoire. La Varienne a baissé la tête. Le jour de la première fois elle a lissé un froissement qu'elle seule voyait sur son tablier bleu foncé longuement elle n'a pas regardé Luce partir...La Varienne est une île, ce qu'elle vit est au delà de l'isolement , alors, quand sa petite fille part pour l'école, la Varienne se retrouve comme un manteau accroché à une patère, avec plus rien dedans, elle ne sait pas attendre... À l'école, Luce rencontre Mademoiselle Solange, l'institutrice. Entre Solange et Luce les mots restent, les mots font empreinte, mais Luce veut rester ignorante, comme sa mère, pour mieux rester près d'elle, avec elle, comme elle. Au début, la maîtresse d'école ne voit pas ce qui se passe, ne sait même pas si elle apprend. Pourtant Luce apprend, en silence, en cachette, elle apprend à s'en rendre malade. Pourtant Luce entend, elle récite aussi, en silence, en cachette, dans sa tête. Les paroles de Mademoiselle Solange sont douces mais dangereuses. Il y a péril en la demeure : surtout ne rien donner à voir, ne rien donner en échange. Et elle écrit à coup de boucles et de traits, elle lie partie avec le monde... Écrire c'est accepter d'être au monde, accepter de laisser une trace dans ce lien ou il faut être, sachant qu'un jour on n'y vivra plus. Être au monde , c'est entrer avec le temps. Mais la maîtresse d'école peut elle accepter de ne pas réussir ?Elle ne l'accepte pas et elle part au combat. Elle a l'ardeur pédagogique, Mademoiselle Solange, elle ne peut pas supporter. Solange s'en est fait la promesse : elle se doit d'apprendre à lire et à écrire à Luce. Alors elle va rencontrer la Varienne chez elle, comme ça, sans prévenir. Quand personne, jamais, n'avait, avant elle, franchi le seuil de cette maison. Une intrusion sidérante, une de plus, physique celle-là. Apparemment, l'institutrice a gagné : Luce demeure à l'école, le savoir est obligatoire. Et Luce apprend, en silence, en cachette, elle apprend, elle apprend à s'en rendre malade : et elle tombe, malade. Comment des élèves peuvent-ils tomber malades d'apprendre ?Parce qu'il y a péril ! Il y a un péril immense à apprendre puisque, par principe, apprendre c'est accepter de rentrer dans l'inconnu et de dépasser, quelques fois, tellement de peurs vitales que ça peut rendre malade... Mais c'est très bien, ces peurs et ce péril, c'est très bien de les dépasser. Pour moi, ça fait partie du travail d'enseignement. Mais je voudrais juste revenir sur la « maladie » de Luce. En fait, Luce n'est pas malade, elle a la fièvre. Devant quelque chose qui se passe dans sa vie, sa seule façon de répondre c'est la fièvre. C'est ce corps qui s'arrête de bouger, qui doit être couché. Elle aura la fièvre d'apprendre, un jour, peut-être. Les enseignants ne sont pas toujours conscients qu'apprendre peut rendre malade...Mais les enseignants aussi se rendent malades, non ? Alors... La fièvre de Luce va d'ailleurs déranger Mademoiselle Solange jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus exercer son métier... Et l'entrée dans l'écriture est arrachement... l'arrachement de Luce à sa mère...Si on veut vraiment écrire c'est que l'on accepte de s'approcher d'une part obscure d'être et ça fait forcément peur... et envie, et peur et envie... On se trouve devant ces peurs et ces envies quand on veut faire écrire les autres... Mais cette expression :« Faire écrire », ne me plait pas du tout. Que proposeriez-vous ? Faire entrer dans l'écriture ? ...Proposer d'ouvrir un espace pour que l'écriture puisse s'écrire. Qu'est ce qu'on peut faire d'autre ? On ne peut pas faire écrire quelqu'un, ce n'est pas possible. Au fond, ce roman traite de la résistance des enfants qui ne veulent pas, ne peuvent pas, entrer dans le champ du savoir, dans le champ de cette médiation que représentent l'écriture et la lecture... C'est vrai. Apprendre paraît aller de soi. En fait pas du tout ! Pour moi ça ne me paraît pas du tout aller de soi parce que ça veut dire quitter sa terre que l'on connaît, franchir un gouffre, un océan ou une petite rivière de rien du tout pour certains enfants qui ont des facilités. Mais c'est aller vers autre chose. Apprendre c'est forcément aller vers autre chose. Aller vers autre chose c'est accepter d'être transformé... Quand j'écris, je suis transformée, ça fait changer des choses dans ma vie. Je sens comment ça me met en mouvement... Mais l'accepter ce n'est pas forcément évident, il faut avoir une terre solide derrière soi. Que pourriez-vous dire au père, à la mère, au professeur qui ont devant eux un enfant, un élève qui rechigne à sauter le pas ?Juste ça... Prendre conscience qu'apprendre n'est pas une évidence et que l'on a besoin d'être bien assuré de la terre qu'on a sous les pieds pour pouvoir avancer. Il faut être bien enraciné et avoir devant soi un bon passeur. Ce qui me paraît important, c'est le travail du temps. On n'a pas tout de suite, comme ça, l'écho de toute l'énergie qu'on vient de donner. On a l'impression parfois que tout ce que l'on a fait n'a servi strictement à rien ...et puis on se rend compte, des mois après, quelques fois des années après, quand on rencontre ceux qu'on appelle élèves, que quelque chose s'était passé mais sans jamais avoir été dit. Ça a cheminé intérieurement. C'est difficile, mais on peut l'apprendre. Mais alors, ça peut vouloir dire... Ça veut dire qu'on ne fabrique pas un élève, on l'accompagne ! On ne fabrique pas un enseignant non plus, on l'accompagne ! Ce que j'aime bien dans le mot enseignant c'est le « a n t » de la fin. Il signifie quelque chose qui est en train de se faire ; qui est toujours en train de se faire. Puisque apprendre c'est dépasser ses propres peurs, enseigner, est-ce mettre les élèves en face de leurs peurs ?Quand on enseigne, il y a au moins une chose que l'on peut savoir : c'est que la peur peut exister. Savoir que cet espace de la peur peut s'ouvrir devant un enfant, c'est déjà être prêt à accueillir cette peur. Pour cela, il faut sans doute avoir déjà accueilli sa propre peur. C'est un travail à faire. L'activité d'écriture, par exemple, pour un enseignant, le met devant sa propre peur. Quand il apprivoise cette peur, il a une façon d'être, dans la classe, différente. Les élèves le perçoivent et osent davantage entrer dans leur propre peur. Un(e) élève doit sentir que l'enseignant est un semblable. Cette notion est fondamentale. L'enseignant doit être un semblable Il n'y a pas d'histoire d'âge... L'enseignant peut avoir avancé davantage sur le chemin et accompagner l'élève. Dans le roman, Mademoiselle Solange est une jeune enseignante. Son ardeur pédagogique peut l'entraîner au-delà de ses propres limites. C'est pour cela qu connaître ses limites est important, quand on se retrouve en face des autres. C'est ce qui leur permet d'exister aussi. Si on n'a pas de limites, on prend toute la place... et alors que reste-t-il comme place à l'autre ? Il faut surtout que quelqu'un ne prenne pas tout l'espace, en face de nous pour que chacun puisse avoir la chance de faire un pas... L'intelligence a besoin d'espace pour se poser. Propos recueillis et retranscrits par Sylvie Cèbe et Dominique Sénore |