Quand quelqu'un parle, il fait jour, une autobiographie linguistique, Abraham Bengio, La Passe du vent, Vénissieux, 2007 "Sans doute aggraverai-je mon cas en confessant que je me suis longtemps méfié des pédagogues. Les choses me semblaient très simples. On aime le français, ou les mathématiques, ou l'histoire. On y consacre sa vie. On s'aventure alors sur des territoires jusque-là inexplorés. Un jour vient où, parce qu'on vous en juge digne, on vous confie des élèves, de jeunes esprits que vous avez la chance inouïe de pouvoir entraîner avec vous, derrière vous - jusqu'au jour où vous aurez la fierté de les voir passer devant vous. Votre coeur déborde,votre bouche s'ouvre. Vous êtes devenu un maître, vous n'existez que par vos élèves et dans votre commune passion pour la science. Quel besoin de pédagogie ? Celui qui meurt de soif, ai-je besoin de lui enseigner à boire ? Je préfère puiser pour lui de l'eau fraîche, à pleins seaux ! Au fond, je souffrais - excusez du peu ! - du syndrome de Malraux : sa religion de l'art l'inclinait à penser que l'oeuvre s'impose d'elle-même, que sa présence réelle suffit à toucher tous les coeurs sans qu'il soit besoin d'aucune médiation ; et moi, qui ai tant admiré certains de mes maîtres, je ne faisais guère de différence entre l'enseignement et la révélation. Seul le mauvais latiniste, le géographe hésitant, incapables de susciter l'enthousiasme de leurs élèves pouvaient avoir besoin de la science pédagogique, cette béquille de l'incompétence. J'ai été guéri d'abord par là-même où j'avais péché. C'est-à-dire que j'ai connu des militants généreux et enthousiastes dont je ne pouvais douter qu'ils fussent des maîtres selon mon cœur : mais c'étaient aussi des maîtres de pédagogie. J'ai vu ainsi une amie très proche descendre dans l'arène (elle enseignait, par vocation, dans un des quartiers les plus difficiles de Barcelone, peuplé de charnegos)(1). Elle se saisissait d'un problème difficile. Elle le réduisait à une série de propositions simples, en organisait la progression, inventait des exercices adaptés aux élèves dont elle avait la charge. Elle ne baissait pas les bras tant qu'un seul d'entre eux n’avait pas effectué le parcours. J'en avais les larmes aux yeux : on pouvait donc aimer ses élèves autant que la discipline qu'on était chargé de leur enseigner ! C'est dans ce grand écart que se tient ma réponse la plus intime à votre question. Tant pis si elle apparaît un peu utopique. Qui sait même si ce n'est pas d'un peu d'utopie que l'école a aujourd'hui besoin ? Je crois que l'école doit avant tout former des citoyens, dont on aura développé la lucidité et l'esprit critique sans tuer la curiosité, l'ouverture au monde, la faculté d'émerveillement. Et je crois dans le même temps qu'il n'est pas de meilleure manière d'y parvenir que de susciter leur admiration, d'éveiller chez eux l'esprit d'émulation, le désir de s'instruire, non pas tant pour vaincre les autres que pour se dépasser soi-même. Le reste, les outils, la méthode, le programme, sera facile à acquérir pour celui qui a découvert que décidément oui, il n'est rien de plus gai que le savoir ! " (1) C'est le nom, très péjoratif, que les Catalans donnent aux immigrants de l'intérieur, notamment andalous; étymologiquement, le mot désigne un chien dressé pour chasser la nuit... pages 63 et 64 |