Bibliothèque de l'éducation , Médiathèque de l'IUFM de l'Académie de Lyon
Mercredi 30 novembre 2005, Brigitte Giraud, écrivain, est l'invitée de la « Bibliothèque de l'éducation », émission enregistrée dans la médiathèque de l'IUFM et diffusée sur les ondes de Lyon Première (90.2) , radio du Grand Lyon, partenaire de l'IUFM et présentée par Philippe Meirieu. Elle y présente son cinquième livre et quatrième roman, « J'apprends », publié chez Stock en août 2005.
Écrit à la première personne, J'apprends est une rencontre avec Nadia. Elle a six quand nous faisons sa connaissance et nous l'accompagnons jusque l'âge de 14 ou 15 ans. Nadia est rentrée d'Algérie dans les années soixante. Elle y a laissé beaucoup et vit maintenant avec son père, sa soeur, « celle qui n'est pas sa mère » et son demi frère. Au-delà de Nadia, le roman de Brigitte Giraud, remarquablement écrit, nous permet de côtoyer l'enfance, l'école et l'apprentissage, en extrême proximité. Mieux : il parle Enfance, comme on parle Français, Arabe ou Italien...
- « C'est vrai, comme il est vrai qu'il est rédigé, au présent, par une adulte. Il me fallait être adulte, avoir quarante ans, pour pouvoir écrire ce roman. Il me fallait savoir ce qu'on sait quand on a grandi, quand on est adulte. Quant au présent, il permet de rester dans la perception du monde, du geste et du moindre détail ; comme l'enfant qui se construit, pièce par pièce, faisant ainsi le puzzle de tout ce qu'il vit : la famille, les copains, l'école, la maison, le quartier... »
- Nadia est présente, dans ces scènes, dans le roman, décrites avec précision, comme celle vécue avec Martine et Catherine, deux de ses poupées, « sérieuses et bonnes élèves appliquées » ou bien encore avec les deux autres, Sylvie et Sophie, moins bonnes élèves et que Nadia n'hésite pas à dévêtir devant les autres voir à amputer d'un bras ou deux en cas de désobéissance !
« Mes deux poupées progressent. Elles ont chacune un petit cahier que je remplis à leur place. Martine a la plus belle écriture. Catherine est très appliquée aussi. Toutes les deux ont des cheveux d'un joli brun. Je les coiffe avant les cours. Par contre, Sylvie et Sophie sont les deux cancres. Quand je les punis, il arrive que je les déshabille devant tout le monde. Si elles ont dépassé les bornes, je leur arrache un bras. » (page 62) |
- Oui, mais l'Enfant sait très bien quelle est la part du jeu, où se situe le monde de la transgression. L'enfant a cette intuition. Il sait être, avec ses poupées, comme le professeur avec ses élèves, comme la mère ou le père avec son enfant. Le jeu permet d'aller au fond d'une expérience, mettre à l'épreuve une intuition.
- Et puis il y a cette rencontre magique : Nadia rencontre sa maîtresse au supermarché...
- La maîtresse devient quelqu'un. Quand on est enfant, on a tendance à croire que son maître ou sa maîtresse d'école est incorporé à l'école. Découvrir que l'enseignant n'appartient pas à l'école est ressenti comme un moment de trahison. Mais cette découvert est l'une des étapes qui conduit vers l'âge adulte. L'école et le monde de la maison sont presque étanches. Comprendre que les deux peuvent se superposer est une donnée nouvelle que l'enfant doit affronter. Il n'est plus uniquement dans le cliché qui le protège et lui permet de se construire. L'école est souvent un monde qui rassure. C'était vraiment le cas quand Nadia était à l'école primaire. La langue de l'école n'est pas celle de la filiation, elle appartient au collectif.
- Mais que se passe-t-il quand Nadia retourne à l'école, le lendemain de cette rencontre fortuite ?
- Quand elle retrouve sa maîtresse, le lendemain, tout rentre dans l'ordre ; l'enfant préfère oublier avoir rencontré son institutrice ailleurs qu'à l'école et se protège en utilisant les cloisons, les clichés et les sas de la vie.
- Et Nadia écrit, elle écrit « j'aime l'école »...
- C'est l'idée, riche et intéressante, que quelque chose peut commencer. L'élève est autorisé à faire, dans l'espace et dans le temps. Même si ce n'est pas exactement le cas pour tous les élèves car l'enfant, à l'école, transporte son histoire. Il a cependant la possibilité de ne pas se laisser submerger par son histoire, dès lors qu'il n'est pas fils de..., qu'elle n'est pas fille de... et qu'il se retrouve avec un enseignant qui est le seul adulte, en principe, qui ne lui coupe pas la parole...
- L'école comme "lieu où tout peut commencer", dites vous. Mais c'est parfois un lieu où rien ne commence, un lieu où tout se casse...
- Cela me bouleverse... L'adulte a un pouvoir immense sur l'enfant, un pouvoir sur la façon dont il peut se construire. Beaucoup d'adultes sont des salauds ou se comportent comme tels ! Le professeur a le pouvoir de faire que tout commence... Il a le pouvoir d'écouter, d'encourager et de désapprouver aussi. Il a le pouvoir de donner la parole.
- Nous commençons à mieux connaître Nadia lorsqu'elle arrive au CM2 et vit la pire de ses années, à cause, croit-elle, de Maryse Blacher.
- C'est effectivement la pire des années mais Maryse n'y était pour rien. C'était la fille de la femme de ménage du préfabriqué d'à côté de la classe... Maryse répondait aux convocations de la maîtresse à passer au tableau et sa mère était appelée pour chaque mauvaise réponse ou quand elle ne savait pas. Sa réaction était si violente que toute la classe était comme prise en otage, les enfants étaient alors des spectateurs impuissants et complices malgré eux... Mais que faire, quand on a 10 ans, face à une maîtresse ? Je crois que ce livre a été écrit pour pouvoir dire cette chose-là que je n'avais jamais racontée à personne... L'enfant fait l'expérience de la douleur extrême, du sentiment d'injustice, de l'impuissance à agir pour, ou contre...
« Madame Durel nous a mis de son côté et nous nous en voulons, sans le savoir, nous nous faisons horreur. Nous nous détestons de n'avoir pu enrayer le processus. Nous détestons notre condition d'enfant. Nous apprenons la perversion. Nous apprenons le piège, le bourreau et la victime, nous apprenons de quoi est capable l'homme. » (page 77) |
- Malgré ça, Nadia aime l'école, elle passe en sixième...
- Ce n'est pas rien, passer des grands carreaux aux petits carreaux et des cahiers aux classeurs, découvrir un emploi du temps éclaté... Nadia écrit, elle aime la langue, celle qui libère et prend au piège. Le rapport à la langue est ambivalent et il existe plusieurs langues. L'apprentissage de la langue avec ses règles de grammaire ne met pas en danger. C'est une langue dont le cadre est fixé. Quand l'élève fait une rédaction, il apprend à ne pas parler de lui... C'est déjà l'apprentissage de la fiction. Mais il y a une autre langue, celle de la poésie, en prise directe avec l'intime, la filiation, la douleur, la joie, les émotions. On est là dans un monde qui met en danger car il peut dire avec justesse nos vides, nos manques, nos souffrances.
- Pour Nadia, dont nous apprenons les difficultés qu'elle rencontre dans sa relation avec cette femme qui l'élève mais qui n'est pas sa mère, les mots ne peuvent pas encore être rassemblés. Mais l'école les lui offre cependant...
- Mais sa langue maternelle est une langue étrangère parce que sa maman est morte... du moins elle le pressent. La langue de l'école de Nadia n'est pas la langue algérienne de sa maman.
- À la fin, Nadia récapitule ce qu'elle apprend. Mais personne ne lui a appris, à elle, sa traversée de la Méditerranée, sa triste épopée...
- On peut être disponible, à l'école, pour apprendre. On peut laisser de la place pour que le monde s'y engouffre. La question de la mémoire est alors importante. Ce qui hante Nadia c'est cette question : vais-je être capable de me souvenir de maman ? Est-ce que la mémoire et le souvenir sont la même chose ? Toutes les connaissances acquises ne vont-elles pas anéantir le souvenir des deux années vécues avec sa mère ? La place des connaissances par rapport à ses histoires, l'une intime et l'autre collective, peut inquiéter. Les deux histoires se tissent et le livre offre une issue : l'expression par les mots, l'écriture.
- Reste alors, pour nous, cette question : est-ce que notre école républicaine offre suffisamment d'issues à tous ses élèves pour faire s'exprimer les deux histoires ?
« Nous vivons avec la menace permanente des interrogations écrites. Nous ne sommes jamais tranquilles. Nous apprenons à traquer les indices. Quand tombe l'interrogation, une onde de solidarité se répand dans la classe. Nous échangeons des regards complices. J'aime ce moment ou tout semble possible. Puis chacun se replie au-dessus de sa feuille et c'est chacun pour soi. » (page 120)
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transcription de Dominique Sénore, relue par Brigitte Giraud
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