Tous drogués !

Déficit de la Sécurité sociale oblige, il ne se passe guère une semaine sans qu'on ne stigmatise nos concitoyens qui dépensent des sommes astronomiques en tranquillisants, anxiolytiques, antidépresseurs et somnifères. La France compterait aujourd'hui 5 millions d'utilisateurs de Prozac et autres produits du même type, plus de 10 millions d'adeptes des tranquillisants, sans compter tous les utilisateurs plus ou moins réguliers de somnifères. Autant dire qu'à peu près tous les Français sont concernés et y toucheront à un moment ou à un autre de leur vie... On comprend que ce soit un vrai problème de santé publique !

Mais il y a un aspect un peu agaçant dans la dénonciation de ce phénomène. Surtout quand on nous accuse de « nous laisser aller à la facilité » en nous précipitant sur des médicaments... alors qu'il serait si facile de « nous reprendre en main tout seuls » ! Cette transformation systématique des victimes en coupables a quelque chose d'insupportable : comme si les personnes concernées avaient choisi délibérément de déprimer ou de ne pas dormir ! Comme si l'on pouvait ignorer la pression sociale qui s'exerce dans la vie professionnelle, la montée des inquiétudes devant l'avenir, le dérèglement systématique des rythmes biologiques ! Comme si tous les Français avaient la possibilité d'aller se détendre quelques jours dans un atoll du bout du monde en cas de fatigue, comme les y incitent les publicités sur papier glacé de certains magazines ! Comme si les accusateurs eux-mêmes pouvaient affirmer avec certitude : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau... » !

C'est que ce phénomène est, en réalité, très lié aux choix sociaux que nous avons faits - ou que l'on a fait à notre place - ces dernières années : disparition progressive des unités d'habitation à taille humaine où l'environnement permettait de trouver, en cas de difficulté, des interlocuteurs disponibles ; développement d'une idéologie du « gagneur » qui engendre chez chacun la peur d'être « le maillon faible » ; médicalisation de tous les problèmes au détriment des médiations humaines, culturelles et spirituelles. Tout cela, associé aux stratégies de marketing très élaborées des grandes entreprises pharmaceutiques, nous a placé dans une situation de dépendance aux médicaments que nous aurions pu, peut-être, éviter... Et dont nous pourrions encore sortir. En évitant de remplacer systématiquement, dans la ville et les entreprises, les humains par des robots ou des caméras vidéo. En se dégageant d'une vision étriquée des « emplois rentables » qui écarte de notre chemin une multitude d'interlocuteurs possibles. En développant des lieux de rencontre et de parole... Si l'on décidait d'investir dans le travail social la moitié de ce que les Français dépensent en antidépresseurs, il y a fort à parier que leur consommation chuterait très vite !