J'ai, à la fois, beaucoup de plaisir et beaucoup d'intérêt à participer à votre congrès. D'une part parce que j'ai beaucoup, dans mon parcours professionnel, travaillé avec des professeurs documentalistes et collaboré avec eux, d'autre part parce que je me suis engagé dans la mise en place d’un certain nombre de réformes institutionnelles, en particulier les Travaux personnels encadrés (TPE) et les Itinéraires de découverte (IDD), dans lesquelles vous avez pris une place absolument prépondérante. Et, même si ces dispositifs ont été très largement abandonnés aujourd’hui, ils ont néanmoins montré, grâce à vous, leur capacité à faire évoluer les pratiques pédagogiques et à transformer le système éducatif. Enfin, je suis, bien évidemment, attaché à la recherche documentaire et au travail que vous faites, parce que moi-même, en tant que chercheur et universitaire, je ne cesse de mesurer l’importance des pratiques documentaires et la nécessité de mener une réflexion sur leurs usages et leurs évolutions avec les professionnels que vous représentez.
La recherche documentaire au cœur des pratiques de l’école républicaine
J'aime rappeler à quel point Ferdinand Buisson, le conseiller de Jules Ferry et le coordinateur du célèbre Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, a beaucoup insisté sur le fait que la lecture n'était d'aucune manière un savoir-faire purement technique aux visées exclusivement fonctionnelles, mais qu’elle s’inscrivait dans un projet philosophique et politique qu’il reprenait très largement de la tradition protestante. Vous savez que les protestants sont les premiers à avoir traduit le texte sacré en langue vernaculaire ; ce sont également les premiers à s'être donné le droit d'accéder au document sans la médiation du clerc. À l'époque des guerres de religion, quiconque était trouvé en possession de la Bible était considéré comme hérétique puisqu'il s'arrogeait le droit de s’approprier lui-même un texte sacré et s’émancipait ainsi de l’autorité des intermédiaires autorisés et officiels. À cet égard, la pédagogie protestante représente, en Europe, un courant d'une extraordinaire fécondité dont Comenius, bien sûr, est le plus éminent représentant : il n’est pas innocent que ce soit lui qui ait introduit, à travers sa Grande Didactique, le premier projet d’enseignement systématique de tout à tous, lui qui ait posé les bases de ce qu’on appellera plus tard, bien plus tard, la démocratisation de l’accès aux savoirs, lui qui ait développé l’idée que les livres pouvaient devenir des outils fondamentaux pour émanciper les peuples de toutes les tyrannies et les éduquer à la paix…
Ainsi, dans la tradition protestante, se sont développées des pratiques pédagogiques fondées sur l’accès direct aux textes, dont la formalisation la plus significative est le « libre-examinisme ». Dans cette perspective, il n’est pas question de mettre en place des « filtres » entre les textes et le peuple, mais, tout au contraire, de promouvoir des médiateurs qui permettent au peuple d’accéder librement aux textes. Il n’est pas question d’organiser une « censure » en fonction de ce qui pourrait menacer l’ordre public ou moral, mais de former les personnes pour qu’elles puissent exercer elles-mêmes leur jugement et faire preuve de discernement. Il n’est pas question de sélectionner arbitrairement certains documents « officiels », mais bien de permettre à tous de comprendre qui a écrit quoi et quel est le statut des textes qu’on peut lire ou consulter. Il n’est pas question de camoufler les sources afin de mieux « ontologiser » les écrits, il faut, au contraire, situer chaque document dans son histoire, l’inscrire dans son contexte pour mieux en comprendre la portée.
Bien évidemment, l’opposition est, à bien des égards, caricaturale : en réalité, les choses sont plus complexes et les deux courant coexistent et s’interpénètrent constamment… Mais c’est une clé de lecture qui peut s’avérer efficace. Efficace pour comprendre pourquoi, dans les pays de tradition protestante, les bibliothèques occupent une place si importante dans les universités, au point que, contrairement à ce qui se passe chez nous, l’essentiel du travail de l’étudiant se fait sur des documents de première main : quand on ne les comprend pas bien, on va voir le professeur dans son bureau pour qu’il se livre à une explication de texte. Tout l’inverse d’un système arc-bouté à la parole magistrale où le document n’est qu’une illustration du cours… Cette opposition entre la sacralité du cours oral imposée par la tradition catholique et le travail sur l’écrit inspiré de la tradition protestante est aussi une clé de lecture pour étudier les difficultés de pénétration des pratiques documentaires dans nos institutions scolaires encore toute pénétrées d’un cléricalisme catholique : le document n’y est vraiment accepté que s’il est sélectionné par le manuel, et la « recherche libre » en BCD ou en CDI est souvent considérée comme une perte de temps. Le cours magistral se présente toujours comme la solution la plus sûre et la plus économique pour accéder aux savoirs, exonérant des tâtonnements et des apprentissages techniques requis par le travail en bibliothèque. À l’opposé, les pédagogies issues de l’Éducation nouvelle et des « méthodes actives » travaillent de manière explicite et depuis longtemps avec des enquêtes, des dossiers, des exposés. Elles militent, comme Célestin Freinet, pour inscrire la démarche documentaire au cœur des pratiques de classe. Elles font du travail de recherche, en particulier sur documents, un outil essentiel de construction des savoirs et de formation de la personne… La même opposition est, enfin, une clé de lecture pour comprendre les débats très vifs sur l’apprentissage de la lecture : alors que la tradition pédagogique, inspirée d’un protestantisme revisité par l’idéal laïque, ne cesse d’insister sur « le projet de lire » et d’en faire une condition aux apprentissages mécaniques, le retour actuel aux « bonnes vieilles méthodes » enjoint les maîtres de commencer par « les bases » et de ne travailler que dans un deuxième temps sur l’accès au sens…
En réalité, le rapport entre le livre et le manuel, le statut du travail sur documents, la place du centre de documentation dans l’école et dans l’établissement, l’importance des collaborations entre le documentaliste et les autres professeurs, les relations avec les structures culturelles et, en particulier, les bibliothèques et les services des archives… sont des indicateurs extrêmement précieux pour identifier la réalité de cette formation à l’ « esprit critique » que chacun appelle pieusement de ses vœux, mais qui se réduit à une injonction abstraite si elle n’est pas travaillée concrètement dans des projets ambitieux et accompagnée rigoureusement. Une école qui fait de la recherche documentaire – avec la démarche expérimentale et la démarche de création – le cœur actif de son travail pédagogique est, à mes yeux, une école authentiquement fidèle au projet républicain : elle associe, dans le même acte, transmission et émancipation, acquisition et autonomisation, mobilisation des personnes et rigueur des apprentissages.
Je ne pousserai pas la flagornerie jusqu'à affirmer qu'un bon établissement scolaire pourrait se passer de professeurs dès lors qu'il aurait un bon centre de documentation et de bons documentalistes, mais vous savez que certains sont allés jusque-là. Et leurs travaux, souvent vilipendés – comme ceux d’Illich, par exemple –, mériteraient d’être revisités aujourd’hui. Non pour stigmatiser les professeurs, mais pour les inciter à investir le champ de la recherche documentaire, à en faire une priorité dans leurs pratiques, à s’appuyer sur les spécialistes que vous êtes pour permettre aux élèves d’accéder à une attitude réflexive face à la multitude des informations qui saturent aujourd’hui leur empan cognitif… Car n’oublions pas que l’évolution est, dans ce domaine, fulgurante : alors qu’un élève de cinquième, il y a encore une quarantaine d’années, avait, dans sa bibliothèque mentale une trentaine de beaux livres dorés sur tranche, lus en entier et dans l’ordre… ils ont aujourd’hui, dans cette même bibliothèque, à peu près ce que je trouve dans ma boîte aux lettres quand je m’absente un mois : des prospectus et des documents administratifs, des journaux plus ou moins périmés et des lettres faussement personnelles, des faits-divers et de la réclame, des rappels à l’ordre et des injonctions à consommer… Et, avant qu’il n’aient eu le temps d’opérer le moindre tri dans tout cela, le facteur est déjà repassé ! Une fois de plus, et comme j’ai pu le montrer récemment (1), les pratiques issues de l’Éducation nouvelle, loin d’être démodées, sont, aujourd’hui, plus que jamais d’actualité.
L’éducation aux médias à l’école : rien n’est joué !
Vous imaginez bien que, dans le prolongement de ce que je viens de dire sur le travail sur les documents, je suis particulièrement intéressé, aujourd’hui, par le travail sur les médias. D’une part, parce que mes travaux en sciences de l'éducation m'ont conduit à m'intéresser cette question et à accompagner un certain nombre de recherches dans ce domaine, d'autre part parce que j'ai accepté, depuis deux ans, de travailler dans la seule chaîne de télévision consacrée en Europe à l’éducation, CAP CANAL. Initiée par la ville de Lyon, elle diffuse aujourd’hui sur les grandes métropoles de la région Rhône-Alpes ainsi que par Internet (www.capcanal.com) ; elle tente de déboucher actuellement sur une diffusion nationale et d’exister dans un paysage audiovisuel marqué par la concurrence acharnée, le culte de l’audimat et le triomphe du modèle du « maillon faible » (2) …
Non seulement, nul ne conteste plus aujourd’hui la nécessité d’une éducation aux médias, mais tout le monde la réclame. Or, les données dont nous disposons, qu’elles émanent de recherches universitaires ou de l’inspection générale, montrent que cette éducation aux médias peine vraiment à s’installer. Plus encore, elle continue à faire l’objet d’une assez grande suspicion dans l’Éducation nationale…
Cette suspicion est liée à des facteurs de natures diverses. Le statut institutionnel de « l’éducation à l’image » n’est pas clair : légitimement, on n’en a pas fait une discipline spécifique ; mais, comme chaque fois dans ce cas, nul ne s’en vit comme le garant et l’on s’en remet aux initiatives de ceux que la question intéresse. Il conviendrait, pour le moins, de clarifier les attributions des différents acteurs dans ce domaine et d’inscrire, mieux que cela n’est fait actuellement, des objectifs précis dans les programmes… Mais il y a aussi, plus profondément, une résistance traditionnelle de l’école à l’égard de tout ce qui relève de « l’actualité ». Car, la culture scolaire est, par nature, pérenne ou, au moins durable. L’école ne peut se complaire dans ce qui est fugace, à la mode, et donc inutile pour une véritable formation des jeunes. Dans le présent, nous ne savons pas, par définition, ce qui résistera à l’épreuve du temps et constituera un apport culturel stabilisé… Il faut prendre cette objection au sérieux car elle constitue un bon garde-fou par rapport à toutes les tentations de séduction démagogiques.
Mais, on n’en est pas quitte pour autant. Il existe en effet, aujourd’hui, un vrai risque de schizophrénie culturelle pour les élèves : ignorer complètement « la culture jeune » et ne leur enseigner que la culture classique peut simplement contribuer à développer cette schizophrénie… D’un côté « la vraie vie », « branchée », « scotchée » à l’écran de l’ordinateur, et, de l’autre, quelques concessions nécessaires à des exigences institutionnelles : comme on consent, de temps en temps, à se mettre à table avec ses parents – mais sans pratiquement ouvrir la bouche –, on consent à venir en classe et à effectuer quelques exercices formels sur des savoirs scolaires perçus comme radicalement étrangers. La simple juxtaposition de la culture classique imposée par les programmes et de la « culture jeune », à laquelle on abandonne nos élèves en dehors du temps scolaire, aboutit à les laisser vivre dans un monde dont ils ignorent très largement les clés.
Bien sûr, il n’est pas question, pour autant, de s’agenouiller, à l’école, devant les productions cinématographiques hollywoodiennes, ni de consacrer de longues heures, en classe, à consulter YouTube ou à jouer à Word of Warcraft… Mais il est impossible de laisser nos élèves désarmés devant le rouleau compresseur médiatique. Nous devons leur permettre de décoder a minima les contenus qu’ils absorbent et de comprendre un peu les mécanismes que les industries de programmes utilisent avec eux pour les conduire à l’addiction et à la consommation pulsionnelle. Il est, essentiel, par exemple, de ne pas laisser fonctionner la sidération à l’égard de l’imagerie dominante dans de nombreux jeux vidéo où la symbolique celtique cache mal l’exaltation d’un paganisme dominé par la loi du plus fort et la loi du plus mâle. Il est important aussi de permettre aux élèves de mesurer les dangers de l’accélération des images et des effets du bombardement auquel ils sont soumis…
Je suis convaincu qu’il est possible, sur ces questions, à l’écart de toute récupération démagogique, de mobiliser des savoirs stabilisés afin d’aider les jeunes à interroger les phénomènes culturels qui leur sont propres : il ne faut pas hésiter à utiliser, à cet effet, les connaissances dont nous disposons en matière de construction et de diffusion des images, de données juridiques et économiques, de repères techniques et même idéologiques. Ces éléments sont essentiels et, contrairement à ce que l’on croit parfois, nos élèves en sont demandeurs… Mais encore faut-il que nous en disposions et, donc, que ces connaissances soient mises à la disposition des enseignants : les documentalistes peuvent jouer là un rôle fondamental. Un rôle de veille, de sensibilisation et de formation auprès des professeurs, comme un rôle d’éducation auprès des élèves.
De même, il me paraît possible et nécessaire de s’appuyer sur certaines expressions de la « culture jeune » pour l’interroger de manière critique : rien n’interdit de s’emparer, par exemple, de différents exemples de la littérature manga pour montrer ce qui sépare la violence obscène de la construction du symbolique, pour permettre aux jeunes d’accéder à la construction de ce symbolique grâce auquel on peut se dégager du pulsionnel… Les liens, les ponts, les évocations, les allers-retours entre nos propres références culturelles et celles de nos élèves sont, à cet égard, infiniment précieuses. Car nos élèves ont besoin de pouvoir rencontrer des adultes qui leur disent comment ils vivent leur rencontre avec des objets culturels et pourquoi certains sont, pour eux, objets de désir. Ils ont besoin que nous existions face à eux comme des êtres de culture, que nous leur disions ce qui nous parle et pourquoi, mais aussi ce qui nous inquiète et nous effraie. Sans cette interlocution, ils n’ont guère de moyen d’échapper à la sidération individuelle et collective, d’autant que celle-ci est vécue comme outil de construction identitaire, intégration dans un groupe qui permet d’échapper à la solitude quand on se soumet aveuglément à ses normes… Même si les adolescents cultivent, très normalement, une mise à distance parfois cynique à l’égard du discours de l’adulte, il n’en reste pas moins réceptif à ce qu’il peut lui dire, dès lors que sa parole est vécue comme alliance anthropologique, partage symbolique, résonance avec des préoccupations et des inquiétudes fondamentales. Rien n’est plus inutile et dérisoire que de chercher ici une approbation dans l’instant ou une évaluation positive immédiate. Les interlocutions culturelles authentiques ne sont, en général, efficaces qu’à long terme, en d’improbables réminiscences. Mais il ne faut surtout pas les mépriser pour autant…
Enfin, il reste éminemment nécessaire, bien sûr, de poursuivre obstinément le travail d’analyse de l’image et de l’information dans lequel vous autres documentalistes tenez une place essentielle. Plus que jamais, nous devons former les élèves à cet « esprit critique » qui conditionne l’accès à la citoyenneté. Il faut qu’ils comprennent que l’information et l’image sont construites et qu’elles ne relèvent en rien d’une « vérité révélée » ou d’une « présentation objective ». Il faut qu’ils apprennent à poser obstinément les questions qui interrogent « le point de vue » : qui parle ou filme ? Dans quel cadre ? Avec quelles contraintes ? Avec quel statut du discours ou de l’image ? etc. Seules ces questions, en effet, permettent de « dénaturaliser » les médias, de leur ôter leur pouvoir hypnotique, leur capacité de sidération. Il faut entraîner les élèves à percevoir le hors champ : quand les médias prétendent tout dire, il faut les habituer à identifier « le point aveugle », celui d’où l’on parle et que, précisément, on cherche parfois à cacher…
Les nouveaux clercs sont à l’œuvre. Ils sévissent dans les médias et se donnent pour les seuls intercesseurs entre le peuple et le vrai. Ils ont tous les honneurs et sont l’objet de toutes les convoitises. Ils savent même habilement utiliser et neutraliser ceux et celles qui les contestent… Le pari de la laïcité reste, dans ces conditions, particulièrement d’actualité : une laïcité qu’il ne suffit pas d’imposer institutionnellement, mais qu’il faut faire émerger au quotidien en donnant aux élèves les moyens d’échapper à toutes les formes d’emprises. Le projet des Lumières – « Ose penser par toi-même ! », celui de Ferdinand Buisson, qui voulait permettre aux citoyens de revenir aux textes et de s’en emparer dans le débat public, le projet de l’Éducation populaire, qui cherchait à ce que chacun puisse réfléchir sur sa vie et sur le monde, celui de l’Éducation nouvelle, qui tenait à ce que chaque enfant puisse « se faire œuvre de lui-même »… tout cela devient aujourd’hui la condition même de l’existence d’une démocratie. Dire que l’avenir de cette démocratie se joue entièrement dans les Centres de Documentation et d’Information serait peut-être exagéré… Mais que les CDI et les documentalistes puissent y jouer un rôle est, à mes yeux, de l’ordre de l’évidence… et de l’exigence !
Les médias face à leurs responsabilités !
Je suis donc convaincu que l'éducation aux médias doit se développer, qu'elle doit s'articuler étroitement avec les contenus scolaires et que vous êtes des acteurs et des actrices absolument essentiels de cette dynamique. Mais soyons réalistes : ne sommes-nous pas engagés dans une course de vitesse que nous sommes condamnés à perdre ? Certes, nous pouvons être attentifs aux évolutions : ne plus seulement comparer les titres de la presse nationale et ceux de la presse régionale, mais regarder aussi du côté de Closer qui devient la matrice de la « presse d’information » aujourd’hui… Nous pouvons travailler sur le phénomène des blogs et sur les problèmes de droit à l’image… Nous pouvons nous intéresser aux « chats » et aux « machinimas »… Mais ne serons-nous pas toujours à la traîne ? À la manière des médecins du Tour de France qui tentent désespérément de dépister le dopage, mais dont les tests sont toujours en retard sur les nouvelles molécules…
Impossible, en effet, de s’en remettre à l’école pour imposer une morale en assénant quelques maximes vieillottes dès lors que la société tout entière est régie par le principe du maillon faible et qu'au plus haut sommet de l'État les valeurs du show-biz ont supplanté celles de la démocratie. Impossible de demander à l’école de régler tous les problèmes d'autorité dès lors que triomphe partout le « capitalisme pulsionnel » et que la publicité susurre en permanence aux enfants : « Fais ton caprice ! Réalise ta pulsion… Ça fait marcher le commerce ». Impossible de demander à l'école de faire régner le calme dans des classes-sanctuaires quand nos élèves sont fatigués, surexcités, désarticulés dans leur vie psychique par la manière dont est gérée « en temps réel » toute forme de communication sociale. Impossible de traiter des questions de la transmission intergénérationnelle dans une société de plus en plus ghettoisée qui traite d’abord les individus comme des cibles publicitaires.
C’est pourquoi il me semble que, tout en assumant nos missions, il nous faut nous donner le droit d’interpeller, en éducateurs et en citoyens, les médias, les industries de programme, mais aussi les politiques. Il est trop facile, en effet, pour notre société, de laisser filer les choses, sans réflexion de fond sérieuse, et d’assigner l’école à réparer systématiquement les dégâts que l’on continue impunément à faire. Outre que l’on sait pertinemment que l’école n’y parviendra pas vraiment et qu’on pourra la rendre responsable de l’état de la jeunesse et de la « décadence » de notre culture, on s’exonère ainsi de toute véritable action citoyenne sur notre « écologie psychique »... Un peu à la manière de ce que nous avons fait sur la question de l’environnement : en repoussant sans cesse les décisions collectives qui s’imposaient, en laissant l’écologie aux initiatives de groupuscules militants et en se contentant de quelques « programmes de sensibilisation », nous avons compromis gravement et durablement les équilibres fondamentaux de la planète, au point que certains se demandent s’il n’est pas trop tard pour espérer redresser la barre. Ferons-nous la même erreur dramatique sur la question décisive de notre environnement médiatique qui ne se contente plus de polluer, mais commence à détruire les capacités mentales des jeunes générations ? Attendrons-nous d’avoir dynamité les facultés d’attention et de concentration de nos élèves, de les avoir soumis à l’impérialisme du zapping, à la dictature de la pulsion d’achat et de la jouissance du passage à l’acte ? Attendrons-nous d’avoir définitivement découragé chez nos élèves toute tentative de sursis, de réflexion intellectuelle, de travail sur le symbolique… pour commencer à réagir ?
Il faudrait d’abord, réfléchir à la manière dont les médias pourraient faciliter des apprentissages que l’on considère comme essentiels. Et si, par exemple, on imposait aux chaînes de télévision de diffuser les émissions et films étrangers en version originale sous-titrée, y compris aux heures de grande écoute ? Ne pourrait-on pas familiariser ainsi nos enfants aux langues étrangères et à l’écriture de leur langue maternelle ? J'ai eu l'occasion d'interpeller directement le ministre de l'Éducation nationale sur cette proposition tout à fait élémentaire à mes yeux… Il ne pouvait s’y déclarer défavorable, mais, malheureusement, rien n’a été fait ! Dans la même perspective, ne devrait-on pas imposer aux chaînes nationales des journaux télévisés pour enfants et adolescents ainsi que des émissions d’information sur l’actualité éducative ou la littérature de jeunesse ? Ne devrait-on pas interdire absolument la diffusion d’émissions de télévision pour enfants le matin, avant l’école ? Ne devrait-on revoir la signalétique et la compléter par quelques conseils en direction des familles ? Ne devrait-on pas proscrire la publicité, y compris sur les chaînes privées, quinze minutes avant et après toute émission en direction du jeune public ? Ne devrait-on pas légiférer clairement sur les chaînes-biberons destinées aux enfants de moins de trois ans et sortir de l’hypocrisie qui consiste à les laisser exister dès lors qu’elles sont diffusées de l’étranger ?
Par ailleurs, il me semble urgent de penser le développement d’Internet et de ne pas laisser se développer des phénomènes d’addiction qui touchent aujourd’hui de nombreux adolescents. Ceux que les Japonais appellent, en effet, les « otakus » vivent dans un monde virtuel qui les absorbe totalement et les rend parfois imperméables à toute interpellation des adultes. Plus encore, ils n’entrent en relation avec autrui que de manière virtuelle, par l’intermédiaire de la machine : l’autre disparaît ainsi complètement, il est dissous par ce qui devrait permettre d’entrer en contact avec lui. L’adolescent vit alors dans une bulle inaccessible à quiconque… Face à cela, nous ne savons que stigmatiser la démission des parents dont on espère, sans doute, qu’ils finiront par confisquer l’ordinateur. Mais il serait plus utile de développer une information efficace sur cette question, de mettre en place des programmes d’aide à la parentalité, de susciter des rencontres entre parents, enseignants, médecins… Il serait encore plus utile de réfléchir à la manière de développer des usages alternatifs et actifs d’Internet ainsi que des activités sportives et culturelles qui puissent réellement rivaliser avec lui. Dans la même perspective, il faudrait, enfin, prendre la mesure de l’importance du développement des jeux vidéo (dont le budget dans le monde dépasse, aujourd’hui, celui du cinéma) : certains sont très formateurs, permettent de découvrir des connaissances nouvelles, suscitent la pensée anticipatrice et planificatrice… mais d’autres sont mortifères. Il ne suffit pas d’en dénoncer les effets pervers à la cantonade : il faut une vraie autorité de régulation, une véritable sensibilisation auprès des enseignants comme des parents, des lieux de pratique collective avec des animateurs formés, des échanges intergénérationnels – en particulier avec les seniors – pour permettre aux jeunes de prendre de la distance avec ce qu’ils font. Bref, il faut une politique éducative. Une authentique politique de prévention… ce qui est, au fond, la même chose.
Nous disposons, pour cela, d’un texte que nous avons signé et que je voudrais que l’on prenne plus au sérieux : la Convention internationale des Droits de l’Enfant. Elle stipule que l’enfant a droit à la protection : il n’est pas un « coeur de cible » et doit être préservé d’une publicité agressive qui fait de lui un simple vecteur de consommation. Il a aussi droit à une information adaptée : il lui faut des émissions spécifiques sur l’actualité et les grands enjeux de notre temps. Il a, enfin, droit à la culture : il faut que les émissions à destination des enfants et adolescents soient d’une grande exigence en matière artistique, qu’elles mobilisent les créateurs plus que les marchands… Bref, les médias ont des devoirs à l’égard de la jeunesse et nous devons exiger qu’ils soient respectés.
C'est la raison pour laquelle je crois qu’il nous faut penser la question des médias en changeant radicalement de paradigme. J’oserai dire qu’il nous faut, enfin, entrer dans le paradigme de Jean Zay… Quand bien des intellectuels, médiatiques eux-mêmes, nous invitent à retrouver l’inspiration de Jules Ferry, je préfèrerais que l’on retrouve l’inspiration du ministre de l’Éducation nationale du Front Populaire. C’est que Jules Ferry est, par excellence, l’homme du 19ème siècle. Certes, il veut que tous les petits Français apprennent à lire, écrire et compter, mais il est loin de partager les visées émancipatrices de Ferdinand Buisson ou, a fortiori, d’Henri Marion. Il reste un ministre profondément « normalisateur », soucieux de forger un nationalisme à toute épreuve, de légitimer le colonialisme, d’éviter le retour de la Commune de Paris ; il laisse subsister deux écoles publiques, une gratuite, pour le peuple, la Communale, l’autre payante pour la bourgeoisie, les « petits lycées ». Jean Zay a d’autres ambitions : il tient, à la fois, à démocratiser le fonctionnement de l’école, celui de la société et celui de la culture. Il crée, dans l’institution scolaire, le système d’orientation, le tronc commun en premier cycle, mais aussi la médecine préventive… Il développe l’éducation physique, invente la radio scolaire et crée le festival de Cannes… Il met en place le CROUS et insiste fortement sur l’importance des mouvements d’Éducation populaire. Bref, il pense l’éducation comme un système global, ouvert et pluriel, loin du « tout État » des systèmes totalitaires, mais avec un projet culturel démocratique qui porte l’ensemble… C’est vers cela, je crois qu’il nous faut aller.