Faut-il en finir avec la pédagogie ?

Conférence donnée dans le cadre du GREP, le 22 novembre 2008 à Toulouse

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Malgré le caractère provocateur de mon titre, les propos que je vais tenir devant vous aujourd’hui, ne seront pas directement articulés sur l’actualité immédiate. Certes, celle-ci est très riche, mais, précisément, pour en comprendre les enjeux, je vous propose un détour à caractère historique et épistémologique. Vous verrez qu’ainsi, en prenant un peu de recul, les choses s’éclairent d’un jour nouveau…

Qu’est-ce que la pédagogie ?
C’est un lieu commun que de dire que « de la pédagogie il en faut partout » : il n’est pas un homme politique, un chef d’entreprise ou un communicant qui n’explique à tout va qu’il faut « de la pédagogie »… ou, en d’autres termes, qu’il faut expliquer pour convaincre. C’est pourquoi, sans doute, la pédagogie est-elle toujours suspectée d’être, délibérément ou à son insu, une affaire de sophiste, au sens platonicien du terme. Le pédagogue serait celui pour qui tous les moyens sont bons pour obtenir l’adhésion de son interlocuteur ; à cet égard, on pourrait voir dans le publicitaire une espèce d’assomption du pédagogue.
Mais ce n’est pas dans ce sens-là, bien sûr, que je vais utiliser le mot « pédagogie ». Je vais tenter, au contraire, de vous montrer qu’il existe des discours et des doctrines pédagogiques qui se présentent comme des réflexions rigoureuses sur l’éducation. Rigoureuses… et non « scientifiques », au sens positiviste du terme ! Trop souvent, en effet, il suffit de se proclamer « scientifique » pour s’exonérer de la moindre rigueur ! Rappelons donc que l’exigence de rigueur est celle de la clarté, de la probité intellectuelle, de l’interargumentation rationnelle, et que tout cela n’a rien à voir avec l’exhibition d’un appareillage méthodologique qui, trop souvent, n’a d’autre objectif que de légitimer la posture institutionnelle de ceux qui les utilisent et d’effrayer, voire d’empêcher de penser, ceux devant qui elle s’impose… alors qu’elle ne devrait que « s’exposer ».

La réflexion pédagogique, elle, s’efforce simplement de penser rigoureusement la question de l’éducation en tant que transmission intergénérationnelle. Des enfants viennent au monde, nous allons leur confier le monde : comment les y préparer ? Comment les accueillir, les protéger, les instruire, leur donner les moyens de se construire et de construire l’avenir ? Ce sont des questions qui concernent aussi bien les parents que les enseignants, les éducateurs professionnels que les responsables politiques, les hommes et les femmes de médias que l’ensemble des citoyens.

En tant que telle, la pédagogie s’est développée dès que notre société occidentale s’est émancipée de la tutelle d’une église qui s’était approprié « le récit du monde » et considérait son catéchisme comme l’alpha et l’oméga de l’éducation. Érasme, Rabelais et Montaigne en témoignent à la Renaissance. Puis Comenius au XVIIe siècle et, évidemment, Rousseau au XVIIIe, qui pose clairement, avec l’Émile et Le Contrat social, la question des rapports entre l’éducation et la démocratie. Il sera suivi de grandes figures comme Itard et Pestalozzi. Et les XIXe et le XXe siècles seront émaillés de pédagogues emblématiques dont certains sont restés présents dans la mémoire collective, comme Jean Bosco et Anton Makarenko, Célestin Freinet et Maria Montessori, Alexander Neill ou Ivan Illich. Mais beaucoup sont complètement oubliées ou connus des seuls spécialistes comme Sébastien Faure ou Eugène Demolins, Albert Thierry ou Germaine Tortel, Adolphe Ferrière ou Frantisek Bakule. Or, il y a bien en France une vraie tradition pédagogique, enracinée dans l’œuvre des grands ancêtres du XVIe au XVIIIe siècle, elle se structure au moment de l’instauration de l’école laïque, gratuite et obligatoire : le premier cours de pédagogie est donné à la Sorbonne en 1882, l’année des grandes lois de Jules Ferry, par Henri Marion. Et c’est à ce moment là qu’est publié le fameux Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson, le principal collaborateur de Jules Ferry. Et, pour Marion comme pour Buisson et Ferry lui-même, « il n’est qu’une seule méthode possible d’éducation, c’est la méthode active ». Méthode que la pédagogie doit permettre de mettre en œuvre rigoureusement…

Le discours anti-pédagogique
Il apparaît au moment même où la pédagogie se structure et prend une place dans l’université et la formation des maîtres. Henri Marion est, en effet, immédiatement attaqué, traîné dans la boue, par Brunetière, prestigieux académicien, directeur de la fameuse Revue des Deux – Mondes, qui, à l’époque, est la référence majeure chez les intellectuels. Brunetière engage une campagne extrêmement violente contre Marion, avec un célèbre article qui se conclut par : « Moquons-nous de la pédagogie ! » Il explique que la pédagogie est un ensemble de théories fumeuses et inutiles qui détournent les maîtres de l’amour des connaissances et du projet de les transmettre. La querelle ne va plus jamais s’arrêter… rebondissant à chaque réforme ou tentative de réforme. Elle est attisée par l’opposition entre le primaire et le secondaire : les deux niveaux sont, en effet, porteurs de principes et de valeurs différents. Le primaire, centré sur les apprentissages de l’élève et sa prise en charge globale, va se heurter au secondaire où le découpage disciplinaire domine et où la pédagogie apparaît comme une futilité. Ce n’est pas un hasard, donc, que les discours anti-pédagogiques s’en prennent aux instituteurs : la philosophe et sociologue Viviane Isambert-Jamati a bien montré qu’ils étaient systématiquement attaqués par les élites académiques et l’opinion de droite qui les considèrent comme des « incapables prétentieux » et des idéologues dangereux. Leur pédagogie est jugée, à la fois, ridicule et néfaste. Ridicule parce que les savoirs s’imposent en eux-mêmes, sans qu’on ait besoin de médiations considérées comme des « gesticulations démagogiques ». Néfaste parce que les instituteurs, à travers ce qu’ils appellent la pédagogie, sont toujours porteurs d’intentions douteuses à l’égard d’enfants qu’ils veulent endoctriner sous couvert de les émanciper.
L’attaque contre la pédagogie est donc traditionnelle dans la France intellectuelle. Elle va prendre, néanmoins, une ampleur inégalée à partir de 1984. Jean-Pierre Chevènement arrive au ministère de l’Éducation nationale et sonne la fin de la récréation qu’a été, pour lui, l’ère Savary. En même temps, paraissent un ensemble de pamphlets dont le plus important est celui de Jean-Claude Milner, De l’école. Très beau livre qui récapitule et synthétise avec brio ce que l’on peut reprocher à la pédagogie. Il montre, en particulier, que la pédagogie finit par oublier l’importance des savoirs en cultivant une attitude compassionnelle issu du christianisme social. Certes, Milner oublie – excusez du peu ! – que la tradition pédagogique française s’est aussi nourrie du protestantisme, de la culture maçonnique, de l’anarcho-syndicalisme, etc. Il affirme que les pédagogues sont tous dans la mouvance du catholicisme… en oubliant quand même, et parmi beaucoup d’autres, Langevin et Wallon ! Ainsi, le livre de Milner nous livre-t-il une des clés de l’anti-pédagogie : c’est une rhétorique, très habile, fonctionnant sur une belle maîtrise de la langue, aux accents prophétiques et facilement imprécateurs… mais sans aucune attention aux faits, ni souci d’étayer son point de vue et d’entrer dans un débat contradictoire. Antoine Prost dit justement que c’est de la théologie ! Parfois de la belle théologie, mais de la théologie quand même… et qui se fait passer pour républicaine ! Depuis, on a beaucoup imité Milner, mais on ne l’a jamais égalé… On a même beaucoup dégradé le discours anti-pédagogique en le cantonnant à des lieux communs et au café du commerce. Sur ce terrain-là, au moins, le niveau a baissé !

L’anti-pédagogie de gouvernement
Ce qui caractérise, me semble-t-il, les six dernières années que nous venons de vivre, c’est que ce discours a été repris et assumé délibérément par ceux qui exercent des responsabilités politiques. Le premier à l’avoir repris, c’est évidemment Luc Ferry, au moment où il est arrivé au Ministère de l’Education Nationale, et où il a dit avec beaucoup de clarté à quel point les pratiques pédagogiques devaient être modifiées : « C’est le jeu - expliqua-t-il - qui a perverti la pédagogie en donnant le sentiment que tout ce qui se fait à l’école doit être facile et amusant ; cela éloigne les enfants de la recherche de la vérité ; il faut - martela-t-il - remettre la pédagogie sur ses pattes, et commencer, comme l’impose la raison, par des entraînements minutieux et rigoureux, au lieu de faire semblant de prendre en compte les intérêts des élèves et de les mobiliser sur des projets toujours trop ambitieux. » Quelques jours après sa prise de fonction, Luc Ferry fait un discours où il oppose « motivation » et « travail » : il explique que les pédagogues s’appuient toujours sur la motivation et veulent que les élèves soient motivés, alors qu’il affirme, lui, qu’il faut faire travailler les élèves de manière contrainte, pour que la motivation émerge de la découverte des plaisirs que l’on trouve progressivement dans le travail. Il oppose ainsi le « travail » d’un côté, comme étant le lieu de la découverte véritable de la culture sous la contrainte, et la « motivation », de l’autre, qui serait une façon de se mettre au niveau des élèves et d’abandonner toute exigence culturelle véritable avec eux. Il stigmatise alors les méthodes que nous avions mises en place, comme par exemple la méthode d’enseignement des sciences à l’école primaire qui avait été initiée par Georges Charpak sous le nom de « La main à la pâte ». Il stigmatise aussi un certain nombre de méthodes issues des « méthodes actives », de la pédagogie coopérative et des techniques Freinet. Il demande que l’on revienne à ce qu’il appelle « les fondamentaux », c’est-à-dire des exercices à travers lesquels l’enfant va former, par une discipline stricte, son intelligence, pour accéder progressivement à un choix réfléchi. Il conclut en disant qu’il faut bien faire des gammes avant de trouver du plaisir à jouer du piano. Faire des gammes, ça n’est pas du plaisir, ça ne se fait que sous la contrainte… Et c’est la condition pour devenir musicien ! Ce discours, tenu par Luc Ferry au moment où il arrive au Ministère de l’Education Nationale, sera assez constant pendant tout son ministère et restera la référence constante de ses successeurs.

Certes, François Fillon, qui va lui succéder, le reprendra du bout des lèvres. Mais il ne fera qu’un passage extrêmement rapide à l’Education nationale, le temps de faire voter une loi d’orientation de l’institution scolaire assez bâclée. En revanche ce discours sera repris de manière tonitruante par le successeur de François Fillon, Gilles de Robien.

Gilles de Robien va voir, dans ce qu’il appelle la « méthode globale » d’apprentissage de la lecture, l’incarnation du mal pédagogique. La méthode globale serait précisément une méthode qui part de l’intérêt de l’élève, propose de partir du sens pour revenir ensuite aux éléments alors qu’il faut faire le contraire : assemblant progressivement des lettres pour faire des syllabes, des syllabes pour faire des mots, des mots pour faire des phrases, et des phrases pour faire des textes… Gilles de Robien va s’acharner contre la méthode globale, tirant obstinément à coups de canon, sur ce qui n’est même plus une ambulance, mais un corbillard, car personne ne pratique plus la méthode globale sous la forme que Gilles de Robien stigmatise. Mais il va s’acharner sur elle à titre emblématique pour fustiger le « camp des pédagogues ». Il mobilisera même, pour cela, les neurosciences et un certain nombre de travaux « scientifiques » qui ont tous pour constante de s’appuyer sur une description très mécanique du fonctionnement intellectuel, au fond très conforme à la façon dont La Mettrie, au XVIIIe siècle, décrivait l’homme-machine. Cette attaque contre la pédagogie par Gilles de Robien va être extrêmement dure et va, d’ailleurs, provoquer des réactions très vives chez les enseignants du premier degré.

L’enseignement primaire en question
On pouvait penser qu’avec l’arrivée de Xavier Darcos ces attaques retrouveraient leur statut de lieu commun journalistique et quitteraient les hautes sphères du Ministère. En réalité, cela n’a pas été le cas et, après un temps de relative sérénité, le ministre de l’Education Nationale est reparti sur une attaque sans précédent contre l’enseignement primaire en général et la « pédagogie active » en particulier. Il est très intéressant de noter qu’aujourd’hui, depuis l’arrivée de Xavier Darcos au pouvoir, le bouc émissaire c’est l’enseignant du premier degré. C’est lui le pelé, le galeux, c’est lui qui ne fait pas son travail, c’est lui qui produit en série des hordes de dyslexiques qu’on envoie en sixième sans aucune connaissance des savoirs fondamentaux. C’est lui qui, certes, peut être sympathique dans ses relations avec les familles, mais qui incarne quand même ce que la pédagogie a de plus grave, c’est-à-dire cette dilution du savoir dans un accompagnement compassionnel. Si c’était resté au niveau du discours, cela ne serait pas grave, mais cela va progressivement entrer dans les actes.
Ne croyons pas que la remise en question de la maternelle soit anecdotique ni qu’elle soit un hasard : la maternelle incarne très précisément la pointe la plus avancée de la pédagogie de l’enseignement primaire. D’une certaine manière, c’est là où l’inspiration pédagogique de l’enseignement primaire est la plus manifeste et d’une certaine façon la plus réussie. La maternelle est, d’ailleurs, une institution inscrite dans la grande tradition républicaine, fondée par Pauline Kergomard sous l’impulsion de Jules Ferry lui-même. L’école maternelle est traditionnellement en France le lieu où on investit le plus en termes d’inventivité et d’imagination pédagogique. Ce n’est pas un hasard si elle a été la première cible des attaques.

Il y a eu ensuite les changements de programmes que vous connaissez : le programme de 2002, qui avait fait l’objet d’un très large consensus, (soutenu très fortement, d’ailleurs, par Luc Ferry, qui était à l’époque Président du Conseil National des programmes), est abandonné au profit de ceux qui sont entrés en vigueur en 2008 et déplacent largement le curseur en mettant l’accent sur les apprentissages « premiers » à caractère mécanique, au détriment des apprentissages à caractère culturel. Il y a eu, dans la foulée, un changement de la semaine scolaire, qui peut vous apparaître anecdotique, mais qui est loin de l’être : la suppression du samedi matin. Cette dernière s’est faite contre l’avis unanime de tous les chercheurs en chronobiologie, contre l’avis unanime de tous les chercheurs qui travaillent en médecine sur les équilibres de vie et le temps de l’enfant, qui s’est faite contre le projet que j’avais défendu et qui consistait à faire du samedi matin une zone de recouvrement et de dialogue entre les familles et l’école, pour que celles-ci puissent être accueillies par l’école, puissent y découvrir le fonctionnement de l’école, puissent parler avec les enseignants, et en particulier les familles populaires qui sont éloignées de cette école, et dont on sait qu’elles n’intègrent que peu ou mal les codes scolaires, ce qui est générateur d’inégalités. Cette suppression du samedi matin s’est accompagnée d’une série de décisions en chaîne, dont la mise en place des fameuses deux heures d’ « aide personnalisée » pour les élèves en difficulté : deux heures qui vont alourdir la journée de ceux et celles qui, justement, auraient eu besoin d’un plus grand étalement de leur temps de travail. Puis on nous a affirmé que ces heures de soutien allaient progressivement remplacer les heures qu’effectuaient les professeurs des « réseaux d’aide aux élèves en difficulté », les RASED ; suivie, dans le projet de loi de finances, d’une diminution très sensible du nombre de postes et d’une remise en question du principe des RASED, principe extrêmement intéressant puisqu’il consiste à aider les élèves de façon adaptée, sans pour autant les stigmatiser ni les isoler des autres. Aider sans stigmatiser, différencier sans ghettoïser, c’était le principe des RASED, qui n’ont pas failli à cette mission. Ils ne l’ont ont pas assumée complètement par manque de moyens, mais ils étaient bien sur cette position.

Nous voyons aujourd’hui encore, au quotidien, des attaques contre les instituteurs, qui soi-disant feraient systématiquement baisser le niveau, alors que ces professeurs d’école (comme on dit maintenant) gardent une bonne côte auprès de l’opinion publique : ils sont, parmi les enseignants, ceux qui sont les mieux considérés par les familles, et de très loin (78 % des familles disent avoir une très bonne opinion des enseignants du premier degré). Pourtant, en même temps, ces familles, dans d’autres sondages, semblent donner raison au ministre, qui dit que l’enseignement du premier degré ne va pas bien. C’est extrêmement curieux de voir comment, s’agissant des instituteurs, on laisse se développer l’idée qu’ils seraient tous, globalement, des incapables, sauf l’institutrice de ma fille ou l’instituteur de mon petit-fils qui, eux, sont vraiment des gens formidables ! Et nul ne pointe cette contradiction : on continue même à enfoncer le clou et à affirmer qu’il y aurait là un échec radical de notre école primaire. Notons qu’à coté de ça, si l’on pointe l’échec massif des étudiants en première année d’université, nul ne songe à affirmer que tous les agrégés sont des incapables !

Et, il n’est pas innocent pour moi que l’attaque se focalise aujourd’hui sur l’école primaire. C’est une tactique permanente de la droite que de tenter de se rallier les enseignants du secondaire et du supérieur en s’appuyant sur les sociétés savantes auxquelles ils appartiennent, et de chercher systématiquement à attaquer l’école primaire en la considérant comme dangereuse parce qu’incarnant précisément un idéal républicain dépassé.

La question du niveau des élèves
Cela dit, faut-il réellement s’inquiéter du niveau des élèves à la sortie de l’école primaire ? Oui, il faut s’en inquiéter. Il y a trop d’élèves qui sortent sans avoir atteint un niveau suffisant. Ce niveau a-t-il baissé ? Oui, il a baissé. Dans tous les domaines ? Non. Il a beaucoup baissé sur un point : l’orthographe grammaticale. Nul ne peut le nier, les élèves entrent en sixième aujourd’hui avec une beaucoup moins bonne orthographe grammaticale qu’avant, et qui semble s’éroder d’année en année d’une manière quasiment inéluctable. C’est assez spécifique de l’orthographe grammaticale : toutes les enquêtes le montrent, en particulier celle de ma collègue Danielle Manesse, que nous avons publiée l’an dernier (« L’orthographe, à qui la faute ? »). C’est beaucoup moins vrai de l’orthographe d’usage, ce de la richesse du vocabulaire ou de la capacité à construire des phrases. En revanche l’orthographe grammaticale, elle, est de fait beaucoup moins bonne et la maîtrise de la langue écrite s’en ressent énormément.

Un linguiste comme André Chervel montre que, si l’orthographe grammaticale en France est en baisse, c’est parce que le rapport aux normes linguistiques s’est relâché et que, par ailleurs, notre langue est trop complexe : elle a été figée sous une forme savante il y a longtemps et nous n’avons jamais osé faire une réforme sérieuse de l’orthographe… Il faut, d’ailleurs, noter que l’orthographe grammaticale n’est pas seulement en baisse chez les élèves, elle l’est aussi chez les adultes, y compris chez les adultes qui ont appris cette même orthographe grammaticale, il y a vingt ou trente ans avec les « bonnes vieilles méthodes ». Par exemple, une enquête récente nous montre que 50 à 55% des adultes confondent les terminaisons « é » et « er », soit un adulte sur deux, alors que c’est probablement l’une des règles grammaticales les plus simples que l’on puisse imaginer (puisqu’il suffit de remplacer par faire ou par mordre). C’est donc bien le rapport à la grammaire qui est en question et bien au-delà des frontières de l’école.

C’est pourquoi, s’il faut, évidemment, travailler le domaine de l’enseignement de l’orthographe, il faut aussi s’interroger sur le rapport de notre société à la norme linguistique, et en particulier à la norme linguistique écrite. Le statut de l’écrit dans notre société me paraît préoccupant. On ne peut pas passer par pertes et profits la disparition quasiment totale des formes traditionnelles de correspondance, l’effondrement de la presse écrite, l’hégémonie de formes télégraphiques d’échange, le triomphe du signal immédiat au détriment du signe et de la communication différée.

Les pédagogues de l’ « Éducation nouvelle », comme Célestin Freinet, se sont d’ailleurs intéressés à cela depuis très longtemps en proposant de travailler sur la correspondance scolaire, le journal, la rédaction d’enquêtes, de nouvelles et de romans. Pourquoi ne pas les entendre aujourd’hui et faire de la maîtrise de l’écrit une priorité interdisciplinaire absolue de la scolarité obligatoire ? Ils ont montré la nécessité d’entrer simultanément dans les mécanismes de la langue écrite et dans l’intention d’écrire. Et l’essentiel est, évidemment, dans le simultanément. En effet, nous savons bien que, pour écrire, il faut savoir tracer des lettres, les articuler les unes aux autres, reconnaître des syllabes, agencer des mots, faire des accords, construire des phrases. Mais nous savons aussi qu’écrire, ce n’est pas seulement cela : cela requiert un certain nombre d’opérations mentales : écrire, c’est libérer sa mémoire, dégager de l’espace dans son empan cognitif afin de pouvoir s’adonner à d’autres tâches ; écrire, c’est surseoir à l’expression immédiate, apprendre à ne pas s’exprimer tout de suite, prendre le temps d’une expression différée par la médiation du papier ou de l’ordinateur ; écrire, c’est stabiliser un propos, contrairement à ce qui se passe quand on parle et que l’on peut se corriger, s’amender en permanence en fonction de ce que l’on voit sur le visage de l’autre et de la manière dont il nous entend ; écrire, c’est s’exposer dans une temporalité qu’on ne contrôle pas, parce que quand on écrit on laisse une trace et cette trace est offerte au regard d’autrui, elle nous échappe ; et écrire, surtout, c’est transformer les contraintes de la langue en ressources de la pensée. Toutes choses très complexes, qui n’obéissent en aucun cas au : « Y a qu’à leur faire des dictées… Y a qu’à leur faire du Bled »… mais nécessitent l’élaboration complexe de situations pédagogiques dans lesquelles l’enfant, certes, va s’entraîner à écrire, mais où il va aussi comprendre que, quand il écrit, il fait plus que du dessin, qu’il entre dans l’humaine condition à travers l’une des choses qui élève le plus l’Homme vers la culture. Et la pédagogie s’intéresse à la fois et en même temps aux mécanismes comportementaux et à l’intentionnalité qui les supporte.

Pédagogie et politique
Pourquoi les pédagogues sont-ils inquiets ? Parce que, dans la façon dont elles nous sont présentées aujourd’hui, nous voyons les actions humaines réduites à leurs dimensions purement techniciennes, qui en préparent, sans doute, la réduction à des dimensions strictement économistes, voire marchandes. Et, derrière cette manière d’évacuer l’intentionnalité dans les apprentissages, ou de ne retenir que les résultats quantifiables et reproductibles à l’identique, il y a une conception marchande du savoir et du pouvoir, il y a ce que Paulo Freire nommait une « pédagogie bancaire ».

Ainsi, quand on parle des nouveaux programmes, de l’aide individualisée ou de l’organisation des enseignements au collège, on n’est pas seulement dans des débats de spécialistes, mais bien au cœur de questions politiques essentielles. Quand on parle de la question de l’écriture ou qu’on débat sur le niveau en orthographe, c’est bien de la conception de l’Homme, et, derrière cela, d’un projet de société qu’il s’agit. S’il s’agissait seulement de questions de techniques, de débats entre des gens d’accord sur le fond (« Il faut que tous les enfants sachent lire et écrire… » Qui peut être contre ?) et qui se distingueraient simplement par le fait qu’ils sont plus ou moins partisans de telle ou telle méthode, ce serait un débat strictement professionnel. Il est important d’avoir des débats professionnels, mais là, ce n’est pas le cas. Nous sommes devant des questions qui ont, certes, une dimension professionnelle, mais qui sont aussi, au sens propre, au sens le plus noble du terme, des questions politiques.

L’émergence de la modernité pédagogique
Pour comprendre les enjeux auxquels nous sommes confrontés, il nous faire un peu d’histoire et d’épistémologie de la pédagogie. À quand remonte l’émergence de ce qu’on pourrait appeler la modernité pédagogique ? Probablement à Comenius, au XVIIe siècle, l’auteur de La Grande Didactique, qui, le premier, a le projet de faire « tout apprendre à tous » : « omnes, omnia omnium ». Ce dernier s’inscrit délibérément dans la tradition protestante, contre le cléricalisme catholique, contre le fait que, chez les catholiques, le fidèle n’a jamais le droit d’accéder directement à la Bible sans la médiation du clerc. Vous savez qu’à cet égard la pédagogie est fille du protestantisme puisque ce sont les hérétiques qui ont préfiguré le protestantisme, comme Pierre Valdo ou Jean Huss, qui, les premiers, ont traduit la Bible en langue vernaculaire, avant, bien entendu, que Luther et Calvin en fassent un élément clé de la Réforme. Cette traduction de la Bible en langue vernaculaire est une des révolutions les plus importantes de notre histoire occidentale ; elle marque le basculement d’une conception cléricale de la transmission à une conception que je n’appelle pas encore démocratique, mais qui rendra possible l’émergence de l’idée de démocratisation de l’accès au savoir. Souvenons-nous que, pendant les guerres de religion, dès qu’on trouve quelqu’un en possession d’une Bible, on le considère comme hérétique, parce que si quelqu’un va directement au texte et s’autorise à lire un extrait de la Bible dans une assemblée de fidèles, cela ébranle le pouvoir du clerc qui se donnait seul capable de choisir le texte et de dire la Vérité du texte aux fidèles sans qu’ils puissent jamais en discuter.

Donc, la pédagogie émerge avec Comenius parce que le protestantisme constitue un terreau favorable à cette idée – reprise par les progressistes depuis – selon laquelle le savoir n’est pas réservé à une petite élite, mais que tout le monde peut y accéder. Les protestants élaboreront, d’ailleurs, ensuite une théorie dite du « libre examen », (ou libre examinisme), théorie selon laquelle chacun peut accéder aux sources : donc plus d’imprimatur, plus de nihil obstat. Et, dans les bibliothèques, le libre accès de tous à tout, indépendamment des prescriptions et censures.

Nous autres Français, nous sommes tellement conditionnés par notre histoire que nous pensons que l’Université Libre de Bruxelles, l’ULB, est privée et catholique, (puisque chez nous l’enseignement appelé « libre » est l’enseignement privé catholique), alors que l’Université libre de Bruxelles n’est ni privée, ni catholique. Simplement, le mot « libre » est utilisé là par contraction de son intitulé initial qui était « Université libre-exaministe », c’est-à-dire université du libre examen, université où tout le monde peut accéder à tous les livres sans prescription du maître, où tout le monde peut aller regarder les textes, les étudier, les interroger, recouper les sources. C’est là une vraie tradition du protestantisme. Les universités des pays de tradition anglo-saxonne sont bien mieux fournies et bien plus ouvertes que les universités de tradition catholique comme les nôtres, où la parole du clerc reste dominante, avec une fonction sacramentelle forte…

Ainsi, la pédagogie émerge-t-elle avec le protestantisme et elle se structure-t-elle vraiment au moment de la Révolution française : les deux grandes figures qui vont contribuer à cette structuration sont Itard et Pestalozzi. L’un et l’autre posent deux actes éminemment subversifs et fondateurs, Itard avec « L’enfant sauvage », Pestalozzi avec « Les orphelins de Stans ». Ils disent, l’un et l’autre, que ces êtres réputés inéducables, ils vont tenter de les éduquer.

Itard trouve Victor, l’enfant sauvage, à l’Institut des jeunes sourds à Paris : tout le monde croit que c’est un débile profond qui a été abandonné dans les bois du côté de Rodez précisément pour cela, et qu’on ne peut rien en faire. Itard, qui est un disciple de Locke, d’Helvétius, de Condillac, des philosophes empiristes, pense que « l’éducation peut tout », et il va consacrer dix ans de sa vie à tenter de l’éduquer quand même. Pour Itard, ce qui aurait été le signe d’une vraie réussite, cela aurait été de faire parler Victor, parce que, pour lui et les empiristes dont il est le disciple, l’accès à la parole était l’accès à la forme de l’intelligence spécifiquement humaine. Il n’y parviendra pas. Victor ne parlera jamais. Néanmoins, il fera des progrès considérables, et, au passage, Itard aura inventé une multitude d’outils pédagogiques que vous avez tous chez vous, que vos enfants ou vos petits-enfants ont utilisés. Itard est, par exemple, le premier à avoir fabriqué une boîte dans laquelle il fait des trous - un trou en lune, un trou en étoile, un trou en carré, etc. - pour que Victor puisse apprendre à mettre la lune dans le trou en lune, le carré dans le trou en carré, l’étoile dans le trou en étoile. Itard est aussi le premier à avoir inventé des puzzles éducatifs, il est le premier à avoir fait jouer Victor avec un système de petits bancs de menuisier. Il est réalise des quantités de jeux qui sont aujourd’hui très largement commercialisés et utilisés dans toutes les écoles maternelles. Itard fait le pari que cet être réputé inéducable peut être éduqué. Il a en face de lui des gens, comme le docteur Pinel, qui lui disent : « Mais non ! Vous voyez bien qu’il n’y arrivera pas ! Il C’est un débile congénital ! » Et Itard répond : « Vous n’en savez rien. Nous ne savons jamais si l’être le plus en difficulté ne pourra pas, si l’on s’y prend bien, accéder aux formes les plus élevées de la culture. »

À la même époque, loin de la rue Saint-Jacques à Paris, en Suisse allemande, à Stans, quelque chose de tout à fait similaire se produit. L’armée du Directoire a rasé la ville de Stans, brûlé les cultures, les maisons, tué les maris, violé les femmes et laissé, sur son chemin, une horde d’orphelins en guenilles. Pestalozzi, un pédagogue disciple de Rousseau et qui vient d’être fait citoyen d’honneur de la République française, accepte de partir là-bas en mission. C’est la première ZEP ! Pestalozzi débarque dans un endroit où les gamins sont particulièrement difficiles. De plus, il incarne l’armée qui a décimé la ville de Stans et le pouvoir politique qui a voulu sa perte. De plus, Pestalozzi est protestant dans une contrée catholique. Donc ces enfants le voient arriver, pas du tout comme un allié, mais comme quelqu’un qui ne leur veut pas vraiment du bien ! Et pourtant, il va s’occuper de ces enfants pendant des mois, leur apprendre à lire et à écrire, leur apprendre les techniques de l’époque et même les initier à la littérature. Il va mettre en place à cette occasion-là une méthode pédagogique tout à fait extraordinaire… Nous sommes à l’époque de la Révolution française ; les Lumières cherchent leur concrétisation en élargissant le cercle de l’Humain ; les pédagogues affirment qu’il faut refuser toute forme de fatalité, ils pensent que tous les hommes et toutes les femmes peuvent accéder aux formes les plus élevées de la culture. Et ainsi s’engage tout un mouvement pédagogique qui ne va pas cesser d’inventer des méthodes et des institutions pédagogiques, pour réussir à éduquer ceux qui sont identifiés comme inéducables. Et cela, d’ailleurs, à tous les bords de l’échiquier politique.

Le développement de la pédagogie
Ainsi trouve-t-on, en Italie, au XIXe siècle, Jean Bosco, un prêtre qui va récupérer les gamins des rues, inventer les premières ébauches de l’enseignement professionnel, introduire le football comme moyen de canaliser son énergie dans le sport. Il va fonder une congrégation religieuse destinée à l’éducation des plus défavorisés et tenter de définir une attitude pédagogique faite d’affection maîtrisée et de bienveillance active : l’amorevolezza.
À l’autre bout de l’échiquier politique, en 1918, sous la Révolution bolchevique, Makarenko, qui n’a pas de proximité idéologique particulière avec Don Bosco, va récupérer, lui aussi, les gamins des rues, ceux dont personne ne veut, ceux que la guerre civile a laissés au bord du chemin, et il va fonder les premières colonies pédagogiques. Il va inventer, là aussi, des dispositifs extraordinaires : il va se centrer sur le travail en groupes qu’il appelle « bataillons », travail en groupes où les gamins prennent eux-mêmes en charge leur vie et où il y a systématiquement une rotation des tâches, dans toutes les tâches, y compris celles de conception et d’exécution. Tous les enfants exécutent, à leur tour, toutes les tâches. Makarenko va également inventer un système de sanctions complètement nouveau : il va ainsi être un des premiers à insister sur le fait que la sanction ne doit pas être une exclusion, mais à l’inverse doit permettre la réintégration dans le groupe. Makarenko dit, en conformité d’ailleurs parfaite avec notre droit, que c’est la faute qui exclut et la sanction qui intègre. Et il invente l’inclusion comme remède à l’exclusion : quand quelqu’un se met en-dehors du groupe par sa faute, le groupe doit lui permettre de se réinscrire à l’intérieur en lui donnant une responsabilité et en lui permettant, ainsi, d’y retrouver sa place.

Je pourrais multiplier les exemples : à côté de Don Bosco et Makarenko, il y a Maria Montessori qui est chrétienne, Célestin Freinet qui est d’abord communiste… Tous ces gens-là sont aux prises avec la même question : comment éduquer ceux qui sont réputés inéducables ? Et ils font progresser l’éducation : ils inventent des procédés qui vont, ensuite, être réutilisés par le système central, par la grosse machine éducative. La notion d’individualisation des parcours, (ce qui ne veut pas dire « individualisme des parcours », mais qui signifie qu’on va essayer d’accompagner chacun dans sa trajectoire pour qu’il s’intègre mieux dans un collectif), naît dans les dispositifs qui doivent « récupérer » les jeunes en très grande difficulté. Et, aujourd’hui, nous la voyons s’étendre à l’ensemble du système de formation initiale et continue. Là, comme ailleurs, et pour reprendre la formule de Jean-Luc Godard, « c’est la marge qui tient la page », c’est des banlieues que viennent les solutions qui feront aussi progresser le centre.

La contradiction fondatrice de la pédagogie
Pour autant, les pédagogues ne sont pas des saints. Et en particulier, ils sont en permanence sous la terrible menace de se croire tout-puissants. Itard n’a pas échappé à cette tentation. Dans le film qui raconte son histoire, L’enfant sauvage de François Truffaut, Itard, joué par Truffaut lui-même, est présenté comme un homme très doux, mais, dans la réalité, Itard ne devait pas être aussi doux que cela : il avait mis, sur le canapé qui lui permettait d’asseoir Victor, des bouteilles de Leyde (qui étaient, en fait, des accumulateurs), et quand Victor ne voulait pas apprendre comme il faut, il lui envoyait des décharges électriques. Il y a même une scène assez dure dans laquelle, un jour, Itard est tellement exaspéré qu’il monte au sommet de la tour Saint-Jacques. Il sait que Victor a peur du vide et il suspend Victor dans le vide pour enfin obtenir quelque chose de lui ! Il y a des moments où l’éducabilité fait un peu peur ! On se dit : jusqu’où vont-ils aller, ces pédagogues, tellement ils sont acharnés à éduquer les gens ? En réalité, l’on ne peut vraiment comprendre la pédagogie et son histoire que si l’on comprend cette tentation et la nécessité d’être vacciné en permanence contre elle.

Ce qui m’a fait dire récemment que, au fond, la pédagogie pouvait se résumer à deux affirmations essentielles et cependant contradictoires. Première affirmation : « Tout être peut toujours apprendre et grandir ». C’est un « principe régulateur », au sens de Kant, c’est-à-dire un principe qui permet d’avancer, qui sert de guide pour l’action. Et, en même temps, deuxième affirmation : « Nul ne peut contraindre quiconque à apprendre et à grandir »… au risque de confondre l’éducation de la personne avec la fabrication d’un objet. Et au risque de ne pas comprendre qu’une personne n’est pas un objet : on ne la fabrique pas. C’est un sujet qui doit lui-même toujours s’engager dans ses propres apprentissages pour que ceux-ci contribuent à son développement.
Et, au fond, la pédagogie, si on essaie de la comprendre dans sa complexité, n’est rien d’autre que la tentative, sans cesse renouvelée, de faire exister ensemble ces deux principes : postuler que tout être peut apprendre et grandir, et, en même temps, être convaincu que nul ne peut apprendre et grandir à la place de quelqu’un. Créer donc des situations, imaginer des contextes favorables, stimuler, fournir des ressources, encourager, être présent… sans pouvoir jamais décider d’apprendre ou de grandir à la place de l’autre.

Alors, bien sûr, la pédagogie parfois s’égare. Soit elle s’égare en disant : « Tout être est éducable… et àn’importe quel prix ! ». Cela devient ce que nous appelons du behaviorisme, c’est-à-dire qu’au fond on traite les êtres comme les souris de laboratoires dans les labyrinthes de Skinner : en leur apprenant à trouver leur chemin par des renforcements positifs ou négatifs, en leur donnant des boulettes de viande ou en leur envoyant des décharges électriques… et ils finissent toujours ainsi par trouver leur chemin ! Mais là, on est dans le dressage et non plus dans l’éducation !

Symétriquement, au nom de la liberté et en invoquant le principe indiscutable qu’on ne peut pas apprendre à laplace de quelqu’un, le pédagogue peut s’égarer dans ce qui n’est plus le respect de la liberté, mais la promotion du libertarisme. On se dit, comme Neill à Summerhill : Puisqu’on ne peut pas apprendre à la place de quelqu’un d’autre, attendons que ça vienne… « Sans voir qu’on entérine ainsi les inégalités et qu’on renonce aussi à toute éducation.

Or la pédagogie, c’est précisément le fait de récuser, tout à la fois, l’enseignement programmé, qui réduit l’être à une machine apprenante, et la mise en place d’enclaves libertaires, où l’on attend passivement la merveilleuse éclosion d’ « aptitudes innées ». Le pédagogique, c’est l’effort pour échapper à ces deux dérives-là et construire des situations qui sont, à la fois, vraiment structurées, avec des médiations culturelles fortes, et qui accompagnent l’émergence d’un sujet. « Faire pour que l’autre fasse », voilà, depuis Rousseau, la maxime de la pédagogie.

Les malentendus du débat pédagogique
Reste que, malgré les efforts sans cesse renouvelés pour clarifier le statut et la nature des propositions pédagogiques, le débat, dans ce domaine, est marqué par une sorte de bégaiement constitutif et par le retour régulier d’une série de malentendus qu’il faut sans cesse clarifier…

Le premier malentendu concerne les méthodes actives et il faut rappeler sans cesse qu’elles n’ont rien d’un bricolage non directif. Jamais, dans la pédagogie, les méthodes actives n’ont consisté à mettre l’enfant devant un objet et à attendre que ça se passe, ou à se contenter de lui dire : « Fais un journal, fais une maquette… ». Les méthodes actives, c’est construire des situations structurées dans lesquelles il y a des consignes et des matériaux qui permettent des acquisitions précises. Cela n’a rien à voir avec une découverte spontanéiste où, en mettant trois élèves de terminale devant une feuille de papier, on s’imagine qu’ils vont redécouvrir la relativité générale d’Einstein. À cet égard, la méthode active est beaucoup plus directive que le cours expositif (je ne dis pas le cours « magistral », car je crains que la plupart des cours expositifs ne soient guère « magistraux » !). Le cours expositif est très non-directif : l’élève à l’attention flottante s’y accroche par moments, sans risquer de sanction car il a très vite appris comment faire semblant d’être là tout en étant parfaitement ailleurs. Le « bon élève » sait s’ennuyer poliment… et ce que l’on entend d’abord par « mauvais élève » aujourd’hui, c’est un enfant ou un adolescent qui ne sait pas s’ennuyer poliment, et qui le manifeste de telle manière qu’il ne fait pas long feu dans l’institution ! Les méthodes actives authentiques, en revanche, cherchent à rendre l’élève « actif dans sa tête ». Ce nous appelons les méthodes actives, ce n’est pas toujours du bricolage, (cela peut l’être), mais c’est, surtout, la création de situations qui font penser. Si un cours magistral fait penser, c’est une méthode active. Si lire un livre fait penser, c’est une méthode active. Si fabriquer la maquette d’une ville romaine fait penser, permet de travailler sur la proportionnalité, de traduire Cicéron, de réfléchir à la façon dont on doit couper du balsa, alors c’est une méthode active. Ce qui caractérise une méthode active, ce n’est pas qu’elle implique systématiquement de l’activité physique, c’est qu’elle génère de l’activité mentale.

Deuxième malentendu : prendre en charge l’intérêt de l’élève, ce n’est pas l’enfermer dans ses motivations préexistantes. D’ailleurs, je n’utilise plus jamais le mot « motivation ». Je ne dis plus qu’il faut « motiver l’élève ». J’emploie le mot « mobilisation ». Je dis qu’il faut « mobiliser les élèves », ce qui n’a rien à voir. S’appuyer sur les motivations, c’est partir systématiquement de ce qui préexiste à l’enseignement : on se condamne donc à n’enseigner que ce pour quoi l’élève est déjà motivé. S’appuyer sur les motivations, c’est, en réalité, entériner les inégalités. Par quoi les élèves sont-ils motivés, si ce n’est par ce qu’ils connaissent déjà, par ce que leur environnement leur a déjà fait découvrir, ce dans quoi ils savent qu’ils peuvent trouver du plaisir ? La motivation est toujours inégalitaire. C’est la vieille idée de Pierre Bourdieu : « Toute offre de biens culturels renforce les inégalités ». Si vous augmentez le nombre de places de théâtre, vous ne démocratisez pas nécessairement l’accès au théâtre, vous augmentez le nombre de fois que les gens motivés iront au théâtre. Ceux qui ne savent pas le plaisir qu’ils peuvent y trouver ne peuvent pas être motivés pour y aller ! Donc la motivation ça n’a jamais été vraiment le problème des pédagogues. Leur vrai problème, c’est de mobiliser les élèves pour ce qui ne les intéresse pas spontanément. Et, à cet égard, la mobilisation n’a rien à voir avec la motivation… C’est ce que nous observons quand nous travaillons avec des professeurs de classes-relais ou avec des professeurs de SEGPA qui enseignent à des élèves qui ne sont guère motivés par le travail scolaire : nous nous appuyons sur des textes de la mythologie grecque ou des livres d’Albert Jacquard, nous leur parlons de la classification des infinis de Cantor, alors qu’ils ont souvent du mal à comprendre l’addition, de Darwin et d’Einstein, de Rimbaud et de Saint John Perse, nous faisons le pari que le complexe (qui n’est pas le compliqué) va mobiliser leur intelligence, va leur faire « pétiller le cerveau » et lui permettre d’accéder à des savoirs nouveaux, des savoirs qui le conduiront vers d’autres savoirs et le ramèneront souvent, par un détour, vers les « savoirs de base ». Le projet du pédagogue, c’est donc d’offrir des savoirs attractifs et exigeants en même temps. Et les travaux que mènent les collègues des classes-relais, par exemple, montrent bien que les savoirs les plus attractifs sont en général les savoirs les plus exigeants. Le plus simple n’anticipe pas toujours le plus complexe. Parfois il faut entrer par le complexe pour revenir au simple…

Troisième malentendu : différencier la pédagogie et accompagner les élèves individuellement, ce n’est pas cultiver l’individualisme. C’est aussi mobiliser les ressources du groupe. C’est aussi diversifier les situations d’apprentissage. Ce n’est pas systématiser le conditionnement ou la compassion individuelle. Il y a, aujourd’hui, une véritable dérive de l’individualisation, qui conduit à multiplier les recours extérieurs à la classe, les prothèses de toutes sortes qui sont censées répondre aux « besoins individuels », au risque de dévitaliser le véritable travail de transmission collective dans le creuset de la classe. Ce que certains nomment « la pédagogie du garçon de café » fait ainsi des ravages : elle développe chez les élèves et leurs familles le sentiment que la réussite n’est garantie que dans de dispositifs individuels qui relèvent du marché. Elle tue toute possibilité d’une véritable « pédagogie du projet », elle rend impossible les interactions comme le tutorat entre élèves, elle abolit, en réalité, la pédagogie différenciée au sein de la classe telle que j’ai pu la formaliser… Les pédagogues ont toujours défendu l’idée que des temps de travail et de suivi individuels sont nécessaires, mais ils doivent être articulés et mutualisés au sein d’un collectif. L’individualisme est mortifère pour l’école, il la réduit à une entreprise de prestations de services dans laquelle les clients cherchent en permanence le meilleur rapport qualité/prix.

Quatrième malentendu : pratiquer une pédagogie de la découverte, ce n’est pas s’interdire des moments de formalisation, au contraire. Formaliser, mettre en ordre, identifier les acquis et les mémoriser, sera d’autant plus efficace que cela sera articulé à des temps de découverte, dans une dialectique dans laquelle l’un entraînera l’autre. Le débat pédagogique français est, sur cette question, tout à fait extravagant. On pense que si l’on consacre du temps à la découverte, cela abolit la nécessité de la formalisation. Ou que, si l’on formalise, cela ne rend pas nécessaire de prendre le temps de découvrir. Comme s’il fallait faire varier les choses en sens inverse en permanence. Non ! Le temps de la découverte et celui de la formalisation s’articulent en permanence chez un sujet apprenant. Nous découvrons, nous identifions, nous formalisons, nous découvrons,, nous organisons, nous redécouvrons… dans ce que Gaston Bachelard a appelé la dialectique du rationalisme et de l’empirisme. Contrairement à ce que les esprits simplistes voudraient nous faire croire, découverte et formalisation ne s’opposent pas, mais se complètent.

Cinquième malentendu : ce n’est pas parce que la pédagogie critique les formes traditionnelles de l’évaluation, et en particulier la notation, qu’elle est moins exigeante. La notation est la forme la plus médiocre d’évaluation. Les pédagogues sont profondément favorables à l’évaluation, c’est-à-dire à la recherche de la valeur dans un travail, une démarche. Et c’est pour cela qu’ils se méfient profondément de la notation. Parce que la notation reproduit systématiquement la courbe de Gauss, cette courbe moyenne, où on a toujours un tiers des élèves entre 8 et 12, un tiers au-dessus et un tiers au-dessous, quelle que soit la classe, quels que soient les niveaux de départ des élèves. L’évaluation que les pédagogues proposent relève d’une toute autre nature : elle permet au sujet de se donner des objectifs et des défis, de vérifier ses progrès et de progresser ainsi… À ce sujet et contre tout « politiquement correct », je dis parfois qu’en matière de pédagogie, Baden Powell, le fondateur du scoutisme, est beaucoup plus progressiste que Neil de Libres enfants de Summerhill. Certes, Baden Powell est un militariste, c’est le fondateur d’un mouvement qui apparaît aujourd’hui un peu ringard. Pourtant, si l’on regarde de près les pratiques qu’il propose, en particulier la pratique des « brevets », on voit que c’est une façon extrêmement intelligente de pratiquer l’évaluation. D’ailleurs elle sera reprise par Freinet, par la pédagogie institutionnelle : le « brevet » est une bonne façon de donner à chaque élève un projet, un référent et un outil pour ses acquisitions. C’est, avant la lettre, un système d’unités capitalisables, où l’élève est évalué non pas en fonction des autres, mais en fonction d’un objectif qu’il se fixe, d’un défi qu’il se donne. Nous pourrions nous en inspirer, et, plutôt que de faire des moyennes absurdes, imaginer de structurer la scolarité en une série de brevets dans différents domaines : il faudrait que chaque élève acquière tous les « brevets fondamentaux », qui constitueraient, pour le coup, un vrai socle commun. Que veut dire, aujourd’hui, un socle commun où l’on peut mélanger les notes de français et d’anglais, d’histoire et de mathématiques, pour obtenir 10,1 de moyenne, ce qui permet de passer au niveau supérieur ?

Sixième malentendu : former à l’autonomie et à la citoyenneté comme le veut la pédagogie, ce n’est pas projeter les élèves dans des situations de caricature de démocratie. Ce n’est pas les faire voter pour décider ce que l’on va faire en mathématiques tous les jours. Former à l’autonomie et à la citoyenneté, c’est construire les conditions de l’autonomisation progressive de l’élève dans ses propres apprentissages. Et les former à la citoyenneté, c’est les former à la parole, à une vraie parole. Ce n’est pas les écouter parler béatement, c’est les aider à parler vraiment… ce qui n’a rien à voir. Je sais bien que rien n’est plus difficile et qu’il y a beaucoup de confusions sur cette questions. Le 20 novembre 2009, nous fêterons le vingtième anniversaire de la Convention internationale des Droits de l’enfant. Et, dans cette Convention, il y a un article qui a été très discuté, l’article 12, qui dit en substance ceci : « Tout enfant a le droit de s’exprimer librement sur toute question le concernant pourvu qu’il sache faire preuve de discernement. » On ne peut s’en tenir à une telle formulation, au risque de l’arbitraire et de la démission éducative. Pour ma part, je dirais volontiers qu’il faut écouter la parole de l’enfant, mais que notre devoir d’adulte, c’est d’aider l’enfant à ne pas être dans une parole pulsionnelle mais dans une parole réfléchie. En tant que pédagogue, notre travail n’est pas de créer des lieux d’exhibition de la parole pulsionnelle – comme dans certaines émissions de télé-réalité -, mais d’organiser des dispositifs pour qu’émerge la parole construite. Quand le pédagogue polonais Janusz Korczak invente la « boîte aux lettres »,il dit aux pensionnaires de l’orphelinat : « Je ne vous interdit pas d’avoir envie de frapper un camarade, mais j’exige que vos le préveniez vingt-quatre heures à l’avance ! Je ne vous empêche pas d’exiger de moi ceci ou cela, mais je veux que vous le mettiez par écrit et je prendrai le temps d’examiner votre demande et de vous répondre ! ». Il invente ainsi une gestion intelligente des pulsions : c’est l’idée qu’il faut réfléchir avant d’agir, qu’il y a nécessité de métaboliser la pulsion en désir. C’est cela le travail de la pédagogie.

Nos élèves sont pulsionnels, comme nous, d’ailleurs. Nous sommes des êtres de pulsions, et de pulsions archaïques, qui plus est. S’il y a une chose que le XXe siècle nous a apprise, c’est que les peuples les plus cultivés peuvent régresser de manière absolument terrible dans la barbarie. Chaque enfant sait que ses parents ont aussi des pulsions archaïques. L’image du loup-garou était une très bonne image qui permettait aux enfants de comprendre comment quelqu’un de bien sous tous les rapports pendant la journée pouvait, de temps en temps, se mettre à faire des choses dignes d’une bête furieuse.

Ainsi, nos enfants vivent-ils avec, en eux, la pulsion de la toute-puissance, de la jouissance immédiate, mais aussi la pulsion de mort à l’égard de tout ceux qui entravent sa satisfaction. Ce n’est pas interdit d’avoir des pulsions, même des pulsions de mort. D’après les psychanalystes, c’est plutôt conseillé. Ce qui est interdit, c’est de tuer… ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce qui veut dire qu’entre la pulsion et l’acte, l’éducateur va devoir placer quelque chose : une boîte noire. Je ne vais pas vous dire comment vous devez appeler cette boîte noire : selon vos idéologies de référence, vous pouvez l’appeler l’âme, la raison, la conscience critique, le surmoi… L’important, c’est qu’il y ait quelque chose entre la pulsion et l’acte. Et que l’éducation construise ce « quelque chose ». C’est-à-dire crée des situations qui permettent de prendre de la distance par rapport à ses pulsions.

Et cela est d’autant plus important aujourd’hui que nous sommes entrés dans l’ère de ce que Bernard Stiegler appelle le « capitalisme pulsionnel », une société où le caprice est mondialisé et où l’on exhorte en permanence tout le monde à assouvir ses pulsions, en particulier ses pulsions d’achat. Il y a, d’ailleurs, une multitude de prothèses qui sont là pour nous permettre d’assouvir nos pulsions : la télécommande, par exemple. En un dixième de seconde, vous passez d’un film pornographique à une émission de variétés, d’un documentaire animalier à un journal télévisé, d’un jeu à un débat. Vous êtes dans le pulsionnel absolu. Et quand l’enfant arrive à l’école, il a une télécommande greffée au cerveau, un instrument de toute-puissance intégré, un phallus « high tech » : il ne supporte pas de ne pas pouvoir changer de chaîne ! Et cela engendre ces « enfants-bolides », qui partent au quart de tour, qui sont dans le passage à l’acte systématique, qui, dès qu’ils s’ennuient, se mettent à crier, qui, dès que quelqu’un les agace, le prennent au collet. Des enfants prisonniers de leurs pulsions, incapables d’accéder au désir.

Car si la psychanalyse nous a appris quelque chose, c’est bien la différence entre la pulsion et le désir. La pulsion est abolie par la réalisation de la pulsion. Quand la pulsion est réalisée, il n’y a plus de pulsion, vous revenez au niveau zéro. Alors que quand le désir est réalisé, comme le dit René Char, il « demeure désir ». Il n’y a pas de meilleur exemple de cela que le désir de savoir. Quand vous avez le désir de savoir et que vous apprenez, cela ne tue pas votre désir de savoir. Cela le grandit : le désir de savoir ouvre sur d’autres désirs de savoir. De même, le vrai désir amoureux n’est pas aboli par sa réalisation : le désir d’être avec la personne aimée augmente. Parce que le vrai désir pactise avec la temporalité, alors que la pulsion ne supporte pas la temporalité. Nous avons donc besoin - et c’est le travail pédagogique par excellence - d’aider les enfants à sortir du pulsionnel pour entrer dans le désir. C’est très compliqué, comme travail. Et c’est encore plus compliqué à une époque où le pulsionnel est érigé en mode de fonctionnement systématique et où notre économie fonctionne au pulsionnel tout autant comme nos voitures fonctionnent à l’essence.

Septième malentendu : chercher à comprendre un enfant, ce n’est pas l’excuser systématiquement. Au contraire, chercher à comprendre un enfant doit aider à ce qu’il s’impute s’impute lui-même progressivement la responsabilité de ses propres actes. Parce que former quelqu’un, c’est lui donner la possibilité de se responsabiliser et de se dire : « Même si je suis né dans une banlieue, même si j’ai des handicaps socioculturels, même si je suis ceci ou cela… je peux quand même résister à ces déterminismes, et, si je fais alliance avec un adulte qui m’aide, je peux apprendre et grandir ». Comprendre un handicap, ce n’est pas nécessairement tout excuser, c’est le contraire même : offrir sa compréhension comme gage d’un dépassement possible. Comprendre une difficulté, c’est aider l’élève à se mettre progressivement en avant comme sujet : en lui donnant les moyens de la comprendre et de la surmonter. Comprendre, ce n’est pas excuser, c’est créer des situations où le sujet ait suffisamment de prises pour pouvoir s’exhausser au-dessus de toutes les déterminations qui l’enserrent, c’est l’aider à se mettre en jeu pour « se mettre en je ».


Huitième malentendu : ne pas mépriser systématiquement les cultures vernaculaires, ce n’est pas pour autant renoncer à une perspective d’une universalisation de la culture. Je ne pense pas qu’il faille mépriser systématiquement les cultures vernaculaires, pas plus qu’il ne faut mépriser les cultures jeunes, par exemple. Ce sont des cultures qui ont une véritable densité anthropologique. La culture Manga, par exemple, est un phénomène très intéressant et très mal connu par les intellectuels, et qui, pourtant, englobe une multitude de choses très intéressantes à regarder de près. Un certain nombre d’enfants férus de culture Manga, les Otakus, ne vivent que dans le monde virtuel, Dans la série japonaise Experiments Lain, par exemple, il y a une petite fille dont la copine se suicide, et qui, le lendemain, reçoit un mail de l’au-delà : elle décide alors de quitter le monde, de s’absenter de ce monde pour ne plus vivre que dans les écrans. Or, nous avons aujourd’hui chez nous de nombreux jeunes qui vivent dans cette culture-là, qui sont des Otakus : ils consentent à être présents, une fois de temps en temps, au repas familial pour dire : « Passe-moi le pain !», ils consentent à venir en classe, de temps en temps, mais ils ne vivent qu’à travers les avatars qu’ils ont sur Internet, ils ne vivent qu’à travers l’écran. Il faut connaître ces cultures, de même qu’il faut connaître un certain nombre de phénomènes qui affectent les jeunes aujourd’hui de manière complètement souterrainne.

À l’époque où j’étais moi-même adolescent, l’émission « Salut les copains » passait à 17 heures sur Europe 1 : les adultes, même s’ils ne la suivaient pas en détail, même s’ils critiquaient cette « musique de zoulous » se faisaient une représentation approximative de la culture jeune. Mais aujourd’hui, les adultes ne savent pas ce que les jeunes regardent sur Internet. Ils ignorent globalement ce qui se passe sur « YouTube » où il y a un million et demi de vidéos nouvelles par jour. Ils ignorent ce qu’est « Word of Warcraft » et l’idéologie paganiste qui y domine, mélangeant la théorie du surhomme, les symboles celtiques, l’heroïc fantasy et quelques relents néo-nazis. Ils ignorent que les filles fréquentent majoritairement les sites gothiques, et que ces sites promeuvent des pratiques comme celle de la scarification… Il faut regarder tout cela d’un peu près, non pas pour dire : « Les Mangas, c’est toujours très bien ! », car il y a de tout dans les Mangas, des choses superbes et des choses abominables. Mais pour être capable de faire des liens et de comprendre pourquoi cela fascine nos enfants. Nous pourrons ainsi tirer le fil et comprendre ce qui les habite, repérer que ce sont des questions anthropologiques fondatrices qu’il nous faut prendre au sérieux. De quoi parlent les Mangas ? D’une adolescence qui n’arrive pas à se trouver et qui n’en finit pas. D’un rapport au corps et à la sexualité très compliqué. D’un univers post apocalyptique. D’une possibilité de survivre à travers le virtuel quand on n’arrive pas à trouver sa place dans le réel.

Tout cela, ce sont de vraies questions qu’il faut prendre au sérieux. D’ailleurs, si nous ne mettons pas en regard de ces cultures d’autres expressions culturelles, nous laissons à ce que Bernard Stiegler appelle les « industries de programmes » la mainmise sur notre jeunesse. Je fais l’hypothèse que c’est parce que les adultes ont déserté le champ d’un certain nombre de questions fortes que les jeunes cherchent un écho à ces questions dans une sous-culture, essentiellement marchande. C’est pourquoi, je suis convaincu qu’il faut parler de la mort aux jeunes à travers Hésiode et que l’histoire de Chronos peut beaucoup les intéresser et beaucoup leur apprendre : le fils qui castre ses parents et qui mange ses enfants, on peut, d’ailleurs, difficilement faire plus gore !

Au total, je ne crois pas qu’il faille mépriser les cultures vernaculaires. Je ne suis pas de ceux qui disent : « Je ne lirai jamais un Manga. » Bien sûr que je dois lire des Mangas. Je vais voir le rapport au corps dans les Mangas, le rapport au sexe, à la technologie, au temps, à la mort… Et je regarde cela, non pour totémiser les Mangas, mais pour dire : « Quels sont les problèmes qui se posent aux ados, et qui vont trouver un écho dans les Mangas, et qu’est-ce que je pourrais leur proposer d’autre que cela ? Quel type de support, de culture, de médiation pourrais-je leur apporter, où ils puissent se retrouver ? ».

Car, la culture, pour moi, c’est, fondamentalement, ce qui relie l’intime à l’universel. Pourquoi est-ce que Le Petit Poucet, c’est de la culture ? C’est parce que tous les enfants ont peur d’être abandonnés par leurs parents. Et pourquoi est-il si important de leur raconter Le Petit Poucet ? C’est parce que, quand ils entendent cette histoire, ils savent qu’ils ne sont plus tout seuls à avoir cette peur, et qu’on lui a donné une forme symbolique qui leur permet d’apprivoiser et de manipuler cette pulsion… Je ne vais pas dire au petit Jacques ou à la petite Sarah : « Tu n’as pas peur que ta maman ne vienne pas te chercher à 4 heures ? », ce serait de la mauvaise psychologie. Je vais lui dire, en revanche : « Je te raconte Le Petit Poucet, je t’offre un objet culturel. Cet objet culturel, tu t’y retrouveras peut-être. Mais je ne vais pas te violer dans ton intimité. Et la force, la densité de cet objet culturel, vont te permettre de symboliser ce qui t’habite. Et quand elles seront symbolisées, ces pulsions ne feront peut-être plus la loi en toi. Tu pourras, peut-être, toi, les manipuler, au lieu que ce soit l’inverse.

Conclusion
Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire. Il faudrait interroger longuement, en particulier, les modalités de notre institution scolaire. Notre système est, en effet, enkysté dans des modalités de fonctionnement qui ont, jadis, constitué un progrès considérable, mais qui sont devenues un obstacle à son développement. Pour l’essentiel, ces modalités sont antérieures au grand mouvement de démocratisation de l’accès au secondaire qui a commencé avec la prolongation de la scolarité obligatoire à seize ans en 1959. C’est la classe, toujours en quête d’une improbable homogénéité, et le modèle transmissif, collectif et frontal, qui lui est associé. C’est la conception du travail scolaire dans les « disciplines nobles », selon laquelle on vient à l’école écouter le cours et l’on repart chez soi faire ses devoirs. C’est l’organisation en paliers successifs d’une année qui condamne à faire redoubler dans toutes les matières un élève qui est insuffisant dans l’une d’entre elles. C’est la notation sur 20 qui aboutit à reconstituer systématiquement la courbe de Gauss, avec un tiers de bons, un tiers de moyens et un tiers de faible. C’est l’orientation par l’échec vers l’enseignement professionnel qui condamne ce dernier à rester une voie d’exclusion. C’est l’organisation caporalisée de l’administration et le système de l’inspection individuelle qui discréditent toute injonction au travail collectif. C’est la gestion technocratique des flux d’élèves et des promotions des enseignants qui interdisent de mener à bien dans la durée de vrais projets avec des groupes à taille humaine. Ce sont des programmes conçus comme des catalogues qui bloquent toute véritable initiative pédagogique. C’est un emploi du temps en « tranche napolitaine » qui décourage toute tentative pour véritablement « différencier la pédagogie ». C’est l’anonymat au sein des établissements qui laisse se développer les tensions, quand ce n’est pas l’affrontement systématique. C’est la place ridicule donnée aux parents qui les amène à multiplier les pressions externes pour compenser l’absence de toute véritable écoute et concertation… Or, tous ces éléments ne sont jamais réinterrogés en fonction des finalités de notre École. Ils apparaissent comme des « vérités éternelles et immuables », gravées dans le marbre… et condamnent toute réforme à n’être qu’un vague toilettage assorti de discussions sans fin sur les moyens.

Les pédagogues, eux, ne cessent de rappeler : les modalités et les finalités, ce n’est pas la même chose. Et les finalités appellent un effort permanent d’invention de nouvelles modalités. C’est pourquoi la pédagogie n’est pas une science, elle est plutôt une sorte d’ « art de faire », comme disait Michel de Certeau, un art de faire avec les contradictions, avec l’humaine condition, avec la contingence et avec nos valeurs… L’art de faire, c’est ce qui mobilise ma créativité, mon imagination, mon invention. Et je crois que si être enseignant aujourd’hui, ou éducateur au sens large, est passionnant, c’est parce que c’est un métier de créateur et qu’il faut le revendiquer comme tel. Créateur de médiations, créateur de situations, créateur d’institutions pour faire face aux défis qui sont les nôtres.

Alors, au risque de vous choquer, je conclurai sur ce que j’appellerai la foi du pédagogue. Bien sûr, comme beaucoup parmi vous, j’ai la tentation de l’esthétisme de la désespérance : c’est très bien porté chez les intellectuels et permet de faire bonne figure. Comme vous, j’ai conscience des dangers qui nous menacent. Comme vous, je constate la malfaisance des hommes sur leur propre progéniture. Comment notre monde traite-t-il ses enfants ? En les gavant d’un côté, en les affamant de l’autre… En leur faisant faire la guerre, d’un côté virtuellement, de l’autre réellement … En les exploitant économiquement, d’un côté par le travail dans les mines, de l’autre par le matraquage publicitaire. Quand j’ouvre les yeux autour de moi, je vois cette malfaisance. Aucun miracle à attendre, ça ne changera pas du jour au lendemain. Nous ferraillons toujours pourtant : je continue à ferrailler au quotidien, non sans un certain manichéisme, car je pense que lorsqu’on est militant, il faut toujours un minimum de manichéisme, pour ne pas être constamment déstabilisé par l’adversaire. Je ferraille au nom d’une conviction chevillée au corps, d’une obstination contre toutes les fatalités : celle des doués, celle des favorisés, celle des héritiers, celle des violents, celle des exclus. La pédagogie est une indignation industrieuse. C’est aussi, comme le dit Daniel Hameline, une forme modeste, infiniment modeste, de l’amour de nos semblables, de l’amour des hommes, qui est aujourd’hui assigné - et c’est peut-être, notre chance - à faire l’apprentissage de la pudeur.