Du bon usage de l'auto-critique

entretien avec Jean-Michel Zakhartchouk
publié dans Les Cahiers pédagogiques, n° 325, juin 1994

Certains, qui ont entendu des conférences que tu as faites ou lu des écrits récents, prétendent ou craignent (c'est selon) que tu «as changé», que tu remets en cause ce à quoi tu as cru : la pédagogie différenciée, les situations-problèmes, l'approche constructiviste du savoir, etc. On se fonde sur des expressions que tu as utilisées, du genre «la pédagogie différenciée, ça n'existe pas» ou «c'est du luxe... un château de Versailles de la pédagogie» ! Alors qu'en est-il.? Brûles-tu ce que tu as adoré? «Début d'auto-critique», disait récemment Alain Finkielkraut sur France Culture...

Je ne crois pas, si on prend la peine de lire d'un peu près ce que j'ai pu écrire depuis quinze ans, que l'on puisse repérer un changement fondamental dans mes positions et, a fortiori, la moindre «trahison» par rapport à des convictions qui sont restées conformes, j'en suis convaincu, à mes inspirations initiales. Pour dire les choses simplement, je crois que ma trajectoire de recherche n'a subi aucun renversement même si, naturellement, mes discours ont pu marquer des inflexions différentes selon les moments de mon évolution... J'ai essayé d'expliquer cela dans mon ouvrage, L'envers du tableau, mais, sans doute, n'ai-je pas été assez explicite... ou le livre a-t-il été mal ou peu lu ?

Ma trajectoire, telle que je peux l'analyser aujourd'hui, est, en effet, tout entière construite autour d'une double conviction, qui constitue, pour moi, la spécificité même du discours pédagogique : le fait que l'action pédagogique est, tout à la fois, un effort, sans cesse à renouveler, pour inventer des dispositifs didactiques toujours plus efficaces dans l'ordre des apprentissages et, en même temps, l'acceptation que l'organisation didactique la plus sophistiquée rencontre toujours une limite « incontournable », au sens propre de ce mot tant galvaudé, la liberté du sujet apprenant. Aussi loin que j'aille dans l'élaboration didactique, je ne déclencherai jamais un apprentissage comme on déclenche le décollage d'une fusée, en appuyant sur un bouton. Ce qui renvoie à une contradiction fondatrice que j'ai formalisée, dans mon livre Le choix d'éduquer en parlant de «l'obstination didactique et de la tolérance pédagogique» : aussi loin que j'aille, je n'irai jamais assez loin dans l'intelligence des processus qui permettent de comprendre et de maîtriser les processus d'apprentissage (et je devrai poursuivre cette quête sans cesse) mais, cela dit, je dois toujours me souvenir que la formation d'une personne n'est pas la fabrication d'un objet et qu'il existe une interrogation éthique qui traverse toute situation pédagogique et qui renvoie, elle, aux conditions d'une rencontre que je peux, parfois, rendre possible mais jamais contrôler et, a fortiori, maîtriser.

Cela dit, il est clair que cette conviction fondatrice s'est exprimée de manières différentes dans mes textes et mes interventions. Dans un premier temps, sans aucun doute, j'ai privilégié le travail sur les dispositifs d'apprentissage et j'ai proposé un certain nombre de «  techniques » que je continue à croire utiles, essentielles même, dans la conduite de la classe, comme « le groupe d'apprentissage », les situations-problèmes ou le conseil méthodologique. Je l'ai fait, d'une part, parce que je croyais très important d'instrumenter les enseignants pour leur permettre de se dégager des méthodes expositives très largement dominantes, d'autre part, parce que je voyais là des moyens pour lutter efficacement contre la fabrication scolaire des inégalités et, enfin, parce que ces méthodes correspondaient à un moment de notre histoire institutionnelle (la rénovation des collèges) où il était urgent de donner aux enseignants des moyens de reprendre du pouvoir sur leurs pratiques et de se former en construisant des dispositifs didactiques qui leur permettaient de réinterroger les savoirs enseignés sous l'angle de leur genèse, dans une perspective constructiviste précisément.

Ce qui s'est passé dans les années quatre-vingt, dans ce domaine, a été, j'en suis convaincu, extraordinairement important et je ne renie rien de tout cela. J'ai seulement observé que, peu à peu et dans certains cadres institutionnels, l'instrumentation nécessaire prenait parfois la forme d'un « catéchisme » et amenait à oublier l'autre pôle de l'action pédagogique : l'attention à la dimension éthique de l'acte éducatif. J'ai été amené, alors, à rappeler - sous des formes parfois provocatrices, j'en conviens - que la didactique ne pouvait pas « totaliser » l'action pédagogique et qu'il y avait un « reste », irréductible à l'organisation technocratique, où se jouait, sur une autre scène mais dans le même espace et le même temps, une partie tout aussi importante. Je crois qu'il fallait faire ce rappel... même s'il a pu, un temps, déstabiliser certains formateurs et enseignants qui y ont vu une remise en cause de ce que j'avais pu faire ou écrire par ailleurs.

En ce qui concerne, plus précisément, la pédagogie différenciée, il ne faut pas cacher que, dès le début, il y a eu deux conceptions opposées de cette notion : l'une, mécaniste, qui laissait croire que la connaissance préalable des élèves, de leur niveau de développement cognitif, de leurs stratégies d'apprentissage, permettait de déduire les propositions pédagogiques les plus adaptées à chacun d'eux... Et une autre qui partait de l'idée que l'élève doit devenir progressivement le pilote du processus de différenciation, que la connaissance de ses stratégies d'apprentissage est, très largement, le résultat de la manière dont il réagit aux propositions qu'on lui fait, que ces propositions ne doivent pas se caler sur son niveau de développement mais l'anticiper. Je crois avoir toujours dit et écrit que je me rattachais à cette deuxième conception, une conception « systémique » et non « mécaniste », une conception qui consiste à introduire des espaces de négociation dans la classe en offrant des possibilités de choix, de dialogue et de métacognition (de réflexion avec les élèves sur leurs méthodes de travail et sur les méthodes que l'on utilise avec eux). Si l'on veut bien lire de près mes travaux, on verra que je n'ai jamais affirmé le contraire, car seule cette conception de la différenciation me paraissait permettre de tenir ensemble les deux soucis que j'indiquais plus haut : celui de l'instrumentation didactique et celui de l'accompagnement éthique.

Par ailleurs, il est vrai qu'aujourd'hui je suis particulièrement sensible à la question de l'opérationnalisation sur une grande échelle et dans la durée de nos propositions : je crois que, depuis trente ans, nous avons fait un formidable travail de conception, que nous avons élaboré des modèles intellectuellement très satisfaisants... mais que nous n'avons pas été suffisamment sensibles à la question des « stratégies d'enseignement » : nous ne nous sommes pas suffisamment posé la question des conditions de mise en oeuvre de ce que nous élaborions. Comment se fait-il, en effet, que, cent ans après l'apparition des grands thèmes de l'Éducation nouvelle et des « méthodes actives », plus de cinquante ans après que le constructivisme se soit imposé contre le behaviorisme, les pratiques enseignantes restent si massivement dominés par les « méthodes traditionnelles » ? Pourquoi est-il si difficile de mettre en application ses convictions pédagogiques ? C'est sur cette question que je travaille actuellement et je ne crois pas qu'il y ait là la moindre trahison... bien au contraire : c'est bien parce que je crois à la valeur des propositions pédagogiques que nous avons pu faire que j'ai le souci de comprendre « ce qui résiste », pourquoi ça résiste et comment on peut progresser avec les personnes sans, pour autant, les brutaliser. En d'autres termes, il nous faut accepter l'idée que la pédagogie n'est pas « la science de l'éducation » et qu'elle requiert un travail qui n'a rien à voir avec l'application mécanique de recherches théoriques...

 

A force de prendre en compte le point de vue des contradicteurs, ne tombe-t-on pas dans la naïveté qui, au nom d'Habermas et de la « démocratie communicationnelle » fait tendre la joue à celui qui donne des coups. Ne soulignes-tu pas à l'excès, « nos » erreurs, « nos » insuffisances, y compris devant des adversaires peu scrupuleux, eux, et peu rigoureux vis-à-vis d'eux-mêmes?

Il est vrai que j'aimerais bien que nos adversaires prennent autant de temps pour nous lire et nous comprendre que nous en prenons nous-mêmes. Pour ma part, je fais le pari que, dans le discours de nos adversaires, il y a « quelque chose de sensé » qu'il faut entendre... sans nécessairement l'approuver ! Je vois mal, d'ailleurs, comment je pourrais faire autrement... sauf à entrer en contradiction avec moi-même. Je ne cesse de dire, en effet, que la fonction de l'École, dans une société démocratique plurielle, est le « sursis à la violence », l'apprentissage du détour, l'écoute de l'adversaire, le passage de la barbarie première - qui renvoie l'adversaire dans le néant - à la culture - qui consiste à prendre le temps d'examiner la pensée de l'autre et de soumettre « ma » vérité à l'épreuve d'une communication véritable, sans pression, ni chantage... Aussi, je me sentirais particulièrement mal à l'aise de ne pas tenter de mettre en pratique, dans mon travail de chercheur, ce que je « prêche » par ailleurs. Le refus de la remise en cause me paraît être, bien souvent, l'aveu de notre faiblesse... tandis que la reconnaissance de nos faiblesses est, à l'opposé, l'expression de notre force, de notre capacité à avancer, à progresser, à devenir toujours plus intelligents de la « chose éducative ». Je suis convaincu que l'on n'a jamais rien à perdre dans le dialogue et la recherche commune de la vérité... même si je ne suis pas dupe des manipulations dont mes discours peuvent être l'objet.

 

Tes positions actuelles sont-elles influencées par ta position de « praticien de terrain », et, si oui, comment ? Et, par ailleurs, une question plus insidieuse : comment utiliser ton expérience dans les débats sans, pour autant, tomber dans l'argument d'autorité et la démagogie de celui qui « en bave  » face aux penseurs en chambre ?

Il est évident que le fait d'avoir retrouvé l'enseignement secondaire avec des élèves difficiles a des conséquences sur mon travail de chercheur... c'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai engagé cette démarche. Il me fallait « mettre à l'épreuve » certaines de mes propositions. Il est sans doute trop tôt pour en tirer des conclusions définitives ; mais il est vrai que cela m'a amené à quelques « inflexions » nouvelles dans mes propos. Des inflexions qui ne remettent pas en cause la cohérence de ma trajectoire mais qui, au contraire, en font ressortir ce que je crois être essentiel : la difficulté du travail pédagogique au quotidien, l'articulation difficile des apprentissages et de la socialisation (thème de ma thèse d'Etat... que j'avais peut-être trop oublié), l'importance des enjeux culturels dans la formation et le sentiment qu'il ne faut pas fournir de la « culture au rabais » à des élèves, sous prétexte qu'ils sont « en difficulté » (ce qui est bien la meilleure manière de les démobiliser encore plus), etc.

Il est vrai que le risque est grand d'apparaître, dans ces conditions, « donneur de leçons » et de critiquer les « chercheurs en chambre ». Je ne crois pas l'avoir fait. Je crois, tout au contraire, que mon expérience de professeur « de base » m'a amené à plus de modestie, à plus de prise en considération des difficultés concrètes des gens... à moins de dogmatisme. Je n'use pas, je crois, de l 'argument d'autorité mais j'essaie de dire en quoi les choses me paraissent complexes et ce qui est, néanmoins, possible. Au fond, ma seule ambition est de contribuer, modestement, à donner du courage aux enseignants pour s'empoigner avec les difficultés du quotidien. « Donner du courage » plutôt que des leçons... C'est, peut-être, j'en suis conscient, plus ambitieux et même terriblement immodeste. Mais j'assume le reproche, tant pis... il faut bien choisir entre les reproches, et je préfère celui-là à celui d'être un « penseur dogmatique coupé du réel » !

Je crois d'ailleurs que c'est cela, vraiment, la tradition pédagogique dans laquelle je souhaite m'inscrire. Et s'il me fallait choisir un « modèle », bien qu'il me soit absolument impossible de l'approcher, je dois bien avouer ma préférence pour Pestalozzi, se coltinant l'éducation aux valeurs républicaines des orphelins de Stans, plutôt que pour Condorcet, panthéonisé par nos « philosophes », qui, pendant ce temps, expliquait qu'il ne fallait pas abolir tout de suite l'esclavage des noirs parce que cela compromettrait le commerce du sucre !

Philippe MEIRIEU