L'inavouable et/est l'essentiel : Itinéraire de lecture et de recherche (publié dans Perspectives documentaires en sciences de l'éducation en 1992) |
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J'aurais bien aimé pouvoir exhiber ici un itinéraire de lecture bien académique, quelque chose qui commencerait par PLATON, passerait par MONTAIGNE, ROUSSEAU, PESTALOZZI, PIAGET pour aboutir à de grands contemporains prestigieux: MERLEAU-PONTY, par exemple, pour faire moderne et intellectuel tout en restant assez marginal et un peu mystérieux... Ou, alors, j'aurais pu trouver un plaisir certain à combiner quelques références exotiques et hétérogènes : SAINT AUGUSTIN, La Comtesse de SEGUR, le Facteur CHEVAL et WITOLD GOMBROWICZ : toute modestie mise à part, je crois que j'aurais été capable de tisser ainsi un lien entre quelques auteurs rencontrés ici ou là et qui ont exercé sur moi une fascination certaine; la chose, même, m'aurait amusé et sans doute se serait-il trouvé quelques lecteurs intéressés par l'exercice de style... Plus efficace aujourd'hui, et pour me dédouaner en quelque sorte des soupçons que certains s'obstinent à faire porter sur mon travail, j'aurais pu invoquer DIDEROT, CONDORCET, Auguste COMTE, Jules FERRY, DURKHEIM, Hannah ARENDT et dire à quel point leur lecture m'a enrichi et permis de structurer une pensée qui, après tout, ne leur est pas totalement étrangère ; la chose d'ailleurs, n'aurait pas été fondamentalement inexacte : j'aurais simplement dû solliciter un peu mon histoire personnelle, parler - comme nous le faisons souvent - à partir d'informations de deuxième main, substituer à la rencontre directe des textes quelques cours ou résumés, quelques citations et figures emblématiques facilement et utilement mobilisables pour faire acte d'allégeance aux puissances du moment et tenter de pénétrer le sérail des "penseurs républicains"... Plus astucieux encore, j'aurais dû m'en tenir à un auteur : SPINOZA ou WITTGENSTEIN, au hasard ; j'aurais pu expliquer que tout était là, en germe, qu'il avait tout dit sur l'éducation sans en avoir vraiment parlé. Là aussi, ce n'aurait pas été tout à fait faux : un grand livre contient sans doute, à lui seul, presque toute l'intelligence du monde, comme le prétendait JACOTOT, et le fait, d'avoir jadis décortiqué L'éthique m'a apporté des satisfactions intellectuelles déterminantes et ouverts des horizons que je pourrais facilement inventorier dans mes travaux actuels. Cela m'aurait valu, j'en suis sûr, l'estime générale et réconcilié avec bien de ceux qui critiquent le caractère hétérogène de mes références. On aurait pu, alors, m'identifier clairement et me féliciter ou me critiquer avec quelques hochements de tête admiratifs. Seulement, voilà, les choses ne se sont pas passées comme ça. J'ai lu et étudié la plupart de ces auteurs assez tardivement et je ne crois pas que ce soient eux qui aient déterminé de manière importante ce que je suis et pense. Faut-il l'avouer ? Je n'en suis pas bien sûr, car la faute est, à vrai dire, impardonnable... Mon professeur de khâgne à qui j'avais eu la naïveté de dire, à vingt ans, que je lisais Madame Bovary, m'avait infligé devant toute la classe une cinglante réplique que je devine encore bien souvent dans les yeux de mes collègues : "À votre âge, Monsieur, on ne lit pas Madame Bovary ; on relit Madame Bovary !" J'ai bien conscience qu'il y aura quelques lecteurs de ce texte qui s'identifieront facilement à mon professeur de khâgne pour froncer les sourcils devant un "itinéraire" aussi peu académique. Mais peut-être aurai-je la chance que quelques autres n'aient pas encore lu Madame Bovary ? 1) "Les cathos de gauche" Je n'étais, certes pas, particulièrement pieux et, à l'adolescence, les convictions et pratiques religieuses de mes parents m'agaçaient prodigieusement. Ils étaient catholiques de père en fils dans un pays minier où, tous les ans, l'évêque du diocèse venait faire faire leurs "pâques" aux ingénieurs des mines, dans la chapelle d'un couvent, à l'abri des mauvaises odeurs des "gueules noires". C'est peu dire que je n'avais aucun goût pour cet évêque ni pour l'église qu'il représentait. Et pourtant j'étais un "pilier" de l'aumônerie du lycée. Ceux qui ne les ont pas connues ne peuvent s'imaginer ce qu'étaient les aumôneries des lycées des années 60 : nous nous y retrouvions pour écouter BREL et BRASSENS, discuter de la peine de mort, de la faim dans le monde ou de l'épineuse question sur laquelle je voulus même écrire un livre "définitif" : "l'amitié entre garçons et filles est-elle possible?" L'aumônier était là, dégagé de toute velléité de transmission canonique, "à notre écoute", comme on disait alors. Vaguement complice - au moins par omission - de notre révolte contre nos parents et nos professeurs, ils nous proposaient quelques livres qui déclinaient, comme on dit aujourd'hui, les thèmes du Petit Prince d'Antoine de SAINT-EXUPERY : "les grandes personnes ne sont pas sérieuses, l'essentiel est invisible pour les yeux, l'espoir est plus fort que la mort, etc." Je ne me souviens plus guère des titres de ces livres ; je me souviens d'un auteur, Michel QUOIST qui me paraissait alors, avec Gilbert CESBRON, être au sommet de la philosophie. J'étais en quatrième. On créa les "responsables de classe" et, comme nous croyions dur comme fer qu'"être homme c'est être responsable", nous nous engageâmes de toutes nos forces dans l'aventure. Les conflits furent sans nombre, tout autant avec nos parents qui voyaient là un dangereux dérivatif à nos études qu'avec les enseignants qui voyaient là une grave menace pour leur pouvoir. À l' aumônerie, on reparlait de tout ça avec une grille que nous appliquions de manière obsessionnelle à toutes les situations : "voir - juger - agir". Mais, en réalité, nous étions quelques-uns, là et ailleurs, dans d'autres cadres institutionnels et avec d'autres références idéologiques, à mûrir des thèmes qui allaient éclater avec la violence que l'on sait en mai 68. Si je cherche aujourd'hui quels furent alors les premiers textes qui m'apportèrent une véritable "nourriture intellectuelle" - le caractère religieux de la métaphore n'aura échappé à personne pas plus que ce qu'elle manifeste de fascination et de distance à la fois par rapport à André GIDE - , je crois que ce fut un petit livre de Jean LACROIX qui s'intitulait Personne et amour. Je le lus avec ferveur - encore GIDE ! - et je crois même que je l'appris par coeur. Le disciple de MOUNIER y parlait, dans une langue d'une grande limpidité, de tout ce qui me tenait à coeur à ce moment-là : la responsabilité individuelle et collective, le pouvoir et l'autorité, la liberté et les contraintes, l'humour et le sérieux. Avec le recul, je me demande si je n'ai pas trouvé là ce qui pourrait constituer, au fond, une sorte de "théorie de l'adolescence", réconciliant le souci de soi et le souci des autres, me permettant peut-être de faire passer mon souci de moi pour un souci des autres. Je ne dis pas que telle était l'intention de Jean LACROIX, je me demande simplement s'il ne m'a pas fourni opportunément une théorie dont j'avais besoin à l'époque et dont je ne suis pas vraiment sûr que je puisse me passer, même encore aujourd'hui: comment "s'écouter" tout en "écoutant"? Comment "se sauver soi-même" tout en étant "généreux"? Comment s'occuper de soi, en parler avec toute la débauche d'affectivité adolescente, tout en s'occupant des autres et "combattre pour la promotion du genre humain"?... Certes, je conçois bien que l'on peut entendre ce discours comme un éloge de l'hypocrisie. Mais qui oserait, après les "maîtres du soupçon" affirmer sans rire qu'il peut exister un souci des autres qui ne soit pas aussi, de quelque manière, un souci de soi? Comme je l'ai découvert plus tard remarquablement théorisé chez JANKELEVITCH, il faut bien "s'alimenter en cachette pour pouvoir continuer à faire la grève de la faim", "se garder pour pouvoir continuer à se donner"... Et, réciproquement, qui peut aujourd'hui exalter le souci de soi total jusqu'à l'oubli des autres, après l'expérience-limite de la Shoah, après la réflexion des psychanalystes lacaniens pour qui l'exigence éthique s'enracine dans cette question fondamentale à laquelle - fort heureusement - nous ne pouvons jamais répondre: « Ce dont je jouis, l'autre en jouit-il aussi? »... « Quand je trouve ma satisfaction, est-ce que j'utilise l'autre à mes propres fins, simplement pour flatter mon amour-propre ou servir à l'assouvissement de mes désirs, ou est-ce que je reconnais en lui un sujet? » C'est pourquoi je ne renie pas mes enthousiasmes adolescents et, si je conviens volontiers qu'il faille leur faire sans cesse subir une sorte d'"épuration", je m'interroge sur leur caractère fondateur par rapport à ce que je tente de comprendre aujourd'hui dans la relation pédagogique... par rapport même à ce qui fait la trame de mes engagements quotidiens. Quelque chose se jouait, je crois, dans cette logorrhée idéologique, qui en dépassait largement les conditions d'émergence. Quelque chose comme un effort pour réconcilier le primat païen du souci de soi et le primat chrétien du souci de l'autre. Je le pressentais alors et en écrivait même de pleines pages... mais la réalité m'est apparu avec une clarté toute particulière quand j'eus la chance de rencontrer pour la première fois Daniel HAMELINE que j'étais allé interviewer pour la revue La Lettre : il m'expliqua alors, avec cette intelligence des choses qui fait depuis de lui une référence première pour moi, que le "rogérisme" qui faisait alors son entrée en force, c'était précisément cela : un effort pour théoriser une pratique implicite apparue, entre autres, dans ces enclaves libertaires qu'étaient les aumôneries de lycée: "être tout entier soi-même tout en étant totalement aux autres... congruence et empathie réconciliées". De ce moment-là date ma découverte de ROGERS, dont les textes - je dois bien l'avouer - me déçurent un peu, mais dont la présentation qu'en faisait André de PERETTI m'enthousiasmait. Plus que la non-directivité, je trouvais chez ROGERS une philosophie de la personne qui pouvait se traduire en philosophie de l'éducation. Je n'avais pas encore enseigné, les problèmes de transmission de connaissances m'étaient à peu près étrangers; je faisais partie de ces élèves qui avaient assez bien réussi en classe grâce à quelques travaux personnels plutôt qu'aux enseignements qu'il avait reçus. Pour moi, la chose allait de soi: "le seul apprentissage qui influence réellement le comportement d'un individu est celui qu'il découvre lui-même et qu'il s'approprie". Ainsi, même si je regarde aujourd'hui cette époque avec une distance critique forte, je suis bien obligé d'admettre que ma réflexion pédagogique trouva naissance dans cette crise d'adolescence vécue à l'époque des grands renouvellements conciliaires et où j'eus la chance de rencontrer quelques hommes qui, en dépit de - ou grâce à - tous leurs défauts, surent me faire vivre ce moment comme l'occasion d'une découverte féconde, celle d'une tension entre le souci de soi et le souci de l'autre qui me préoccupe encore très largement aujourd'hui. 2) Le choc de l'implacable Mes débuts dans l'enseignement furent particulièrement difficiles. J'avais été un assez bon élève malgré quelques aléas inévitables. Je ne savais rien de la véritable difficulté d'apprendre, du sentiment de totale étrangeté que pouvaient provoquer, pour une grande partie des élèves, les savoirs scolaires; j'ignorais à peu près cette peur de l'école qui s'empare de ceux qui n'en connaissent ni les codes ni les règles implicites. Élève, j'étais "chez moi" à l'école, et il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que j'ai tant été séduit par cette "liberté d'apprendre" dont parlaient les rogériens. En devenant enseignant, je découvris vite que, pour beaucoup de mes élèves, cette liberté était une liberté du vide: ils ne disposaient ni des outils linguistiques, ni des stimuli intellectuels familiaux, ni des pôles d'identification positifs qui auraient pu leur permettre d'entrevoir les satisfactions qu'il y avait à comprendre et à savoir ce qui me passionnait alors. Je fis, à ma manière, l'expérience qu'Albert THIERRY décrit, de manière exemplaire, dans L'homme en proie aux enfants : le choc fut très rude et mes velléités non-directives très brèves. Et c'est le moment où je découvris les travaux sociologiques de BOURDIEU et PASSERON, dans la lignée desquels s'inscriraient quelques années plus tard ceux de BAUDELOT et ESTABLET. Quelles que soient les interprétations qui ont pu traîner ensuite - y compris sous ma plume -, je ne crois pas avoir vécu à l'époque les travaux des sociologues comme un encouragement à l'immobilisme et l'affirmation qu'il n'était pas possible de tenter quoi que ce soit dans la classe pour briser le cercle du fatalisme et arrêter la "reproduction". BOURDIEU, d'ailleurs, avait pointé par sa formule de "l'indifférence aux différences" - phénomène qu'il pointait comme déterminant dans la "reproduction" scolaire" - ce qui pouvait bien constituer une piste intéressante pour l'action pédagogique et qui, à bien y penser, ne fut pas étrangère, par la suite, à l'émergence de ce que Louis LEGRAND nomma la "pédagogie différenciée". Les héritiers se terminait par l'éloge d'une "pédagogie rationnelle" et La reproduction était, à la lire de près, une véritable théorie du changement. Certes, tout cela n'était guère instrumenté et laissait le praticien devant le sentiment d'une tâche immense pour laquelle il ne disposait guère d'outils concrets... aussi, pouvait-on légitimement être saisi de découragement, effrayé par l'immense machine face à laquelle les moyens de lutte apparaissaient comme tout à fait dérisoires. Et c'est sans doute ce qui me serait arrivé si je n'avais eu, à l'époque, la chance de rencontrer un livre exceptionnel, un des plus grands livres à mon sens sur les questions éducatives: la Lettre à une maîtresse d'école par les Enfants de Barbiana. Ce livre fut, pour moi, une véritable révélation : d'abord parce qu'il prolongeait les convictions que j'avais acquises à la lecture des sociologues, ensuite parce qu'il montrait précisément, et avec une rare violence, que l'enseignant était partie prenante des processus de sélection scolaire et qu'il pouvait donc agir dessus, enfin, parce qu'il était écrit par des enfants eux-mêmes qui revendiquaient pour eux l'accès à la culture et à la dignité: « Si chacun d'entre vous savait qu'il lui fallait faire réussir tous les élèves dans toutes les matières, il faudrait bien qu'il se creuse les méninges pour trouver les moyens de les faire passer... Vous ne pouvez plus vous retrancher derrière la théorie raciste des aptitudes. Tous les gosses sont aptes à faire leur quatrième et tous les gosses sont aptes à toutes les matières. Il est facile de dire à un garçon: "Tu n'es pas fait pour cette matière;" Le garçon accepte parce qu'il est aussi paresseux que le maître. Mais il comprend aussi que le maître lui enlève son égalité. » Aujourd'hui encore, je ne peux relire ce texte sans une certaine émotion et il m'arrive même de me contraindre à le relire aux moments de découragement ou quand on je me sens pris par une sorte de frénésie théorique ou politique qui me fait oublier que la conviction pédagogique s'éprouve d'abord à ras de terre, dans la détermination en face de chaque élève particulier et dans la position que l'on prend, à chaque instant de notre action: le renvoyer dans les ténèbres, le clouer au pilori de ceux qui ne sauront jamais rien ou tenter encore avec lui l'aventure du connaître, une autre fois, une nouvelle fois. Cette nécessité d'une sorte de retour aux sources du pédagogique, il m'arrive aussi de la satisfaire en lisant un certain nombre de romans ou de nouvelles, quand, dans un récit particulier, je crois éprouver l'intensité de ce qui se joue en éducation. Ainsi, je suis prêt à parier qu'aucun enseignant ne peut sortir indemne de la lecture du Sagouin de François MAURIAC, de La ville dont le prince est un enfant de MONTHERLANT, de La confusion des sentiments de Stefan ZWEIG, du Roman de l'adolescent myope de Mircéa ELIADE ou de La trêve de Primo LEVI. Et je suis de plus en plus convaincu que la formation des maîtres ne peut pas faire l'impasse sur cette approche: il ne s'agit pas ici, bien sûr, de nier l'importance de la formation disciplinaire, ni des apports de la philosophie, mais de comprendre à quel point peut être utile l'étude de textes où le rapport pédagogique est analysé dans sa singularité, où le poids des actes et des paroles est pesé au regard de la seule chose qui compte vraiment, l'histoire d'un être particulier que l'on aide à grandir ou que l'on abîme à jamais. C'est pourquoi ceux qui aujourd'hui s'inquiètent de la survie de notre culture et voient dans la "pédagogie" un danger pour sa préservation seraient bien inspirés de se battre pour imposer au programme des IUFM. une approche littéraire des réalités pédagogiques. Car, de même que certains analystes peuvent légitimement penser que l'assassin ou le tortionnaire sont des êtres incapables de s'imaginer la souffrance de l'autre, de même je suis convaincu que bien des maladresses d'enseignants, bien de ces petites phrases qui font mal et humilient - à l'insu même de celui qui les prononce - pourraient être évités si, de temps en temps, le maître prenait la peine de revivre l'une de ces aventures éducatives où, dans la complexité des histoires singulières qui s'entrelacent, on peut mesurer le poids de responsabilité de l'éducateur. Pour ma part, en tout cas, cela m'est particulièrement utile pour revivifier ce "principe d'éducabilité" dont j'ai tant parlé et qui reste le postulat central sans lequel toutes mes activités et toute ma recherche s'effondreraient comme un château de cartes. 3) Le goût des synthèses impossibles Mais le principe d'éducabilité ne suffit pas. Radicalement nécessaire, il peut aussi faire basculer l'enseignant dans l'amertume, voire le désespoir, s'il est constamment mis en échec et si rien ne vient l'instrumenter un tant soit peu. Or, il faut bien l'avouer, à 25 ans, j'étais totalement inculte en matière d'instrumentation pédagogique ; je ne disposais que de quelques intuitions, très largement tirées de mon expérience de militant lycéen et réduites à quelques techniques d'animation de groupe. Je me mis donc à lire, et de manière véritablement boulimique, toutes les oeuvres pédagogiques qui me tombaient sous la main: FREINET d'abord, et puis MONTESSORI, DECROLY, COUSINET, DEWEY, FERRIERE, CLAPAREDE. Je n'étais pas chercheur à l'époque et je lus de manière relativement désordonnée, ou, plus exactement, je lus comme on plonge progressivement dans un univers souterrain que l'on découvre peu à peu: je partais des oeuvres les plus connues et les plus diffusées (je me souviens avoir commencé par un petit ouvrage de FREINET, Pour l'école du peuple , qui comportait des exercices pratiques pour vérifier si l'on était un "bon enseignant" et que je refaisais régulièrement pour contrôler mes progrès); puis, de là, j'explorais les oeuvres qui étaient citées en référence et, de loin en loin, remontais jusqu'aux "fondateurs". En quelques mois, il me semblait avoir fait le tour de ce que l'on appelait l'"éducation nouvelle" ou les "méthodes actives": je pensais avoir perçu ce qui en constituait, en quelque sorte, le "corps théorique": "c'est l'enfant qui apprend et lui seul", "il apprend par des activités finalisées et d'une manière qui lui appartient en propre", "il apprend en collaborant avec les autres"... rien de bien différent, on le voit, de ce qui m'animait déjà dix ans plus tôt, alors que je militais dans mon lycée pour la rénovation pédagogique. Sans attendre, donc, d'avoir terminé mes investigations, je me lançais à corps perdu dans des initiatives pédagogiques de toutes sortes: journal de classe, travaux de groupes, sorties scolaires, théâtre, contrats individuels signés avec les élèves, règlement élaboré collectivement, etc. Ces choses-là, évidemment, étaient très mal vues par mes collègues, mais je dois avouer que j'y trouvais une certaine satisfaction. Je n'aurais, pour rien au monde, voulu être comme eux et cultivait même ma différence avec une ostentation qui en agaçait plus d'un. Un des rares amis que j'avais alors dans l'établissement - et qui exerçait les fonctions de documentaliste - me rappelait récemment que mes "maîtres-mots" étaient, à l'époque, "déblocage" et "réconciliation"... sans doute cherchais-je, sans trop le voir, à recréer ce que j'avais vécu dans mon aumônerie de jadis, espérant que, dans ma classe, les élèves pourraient faire une expérience à jamais irréversible pour eux. Je n'avais pas lu encore La pédagogie institutionnelle de Michel LOBROT, mais j'étais mu par le même postulat: "en renversant, dans ma classe, les rapports bureaucratiques de diffusion des savoirs, on faisait une expérience qui ne pouvait manquer de former, à moyen terme, des êtres qui subvertiraient la société toute entière". L'échec fut cuisant: outre le fait que mes élèves devaient expier en conseil de classe les quelques instants de bonheur fusionnel passés ensemble, je découvris assez vite que les activités que j'organisais réussissaient particulièrement bien aux "bons élèves classiques" et que ceux pour lesquels j'avais mis tout cela sur pied devaient bien souvent être écartés au nom de la réussite même de notre projet. Moi aussi, à ma manière, "progressiste" en quelque sorte, je pratiquais l'exclusion. Bien sûr, je me consolais un peu en pensant que mes élèves effectuaient avec moi d'autres découvertes, non scolaires, et qui leur seraient bien utiles plus tard... Mais peut-on ainsi compromettre le présent en faisant des hypothèques aussi incertaines sur l'avenir? Très vite, au hasard de mes lectures, je rencontrai alors la "pédagogie par objectifs", d'abord à travers quelques ouvrages, puis ensuite à l'occasion de quelques journées de travail animées par Etienne VERNE de l'Institut Supérieur de Pédagogie. Le discours sur les objectifs me séduisit. Il y avait là une manière de clarifier les choses particulièrement satisfaisante, un outil qui semblait enfin efficace pour lutter contre l'échec scolaire. Je me lançais à corps perdu dans une frénésie taxonomique et devins un virtuose de la construction et de l'élaboration de progressions d'objectifs: "à l'issue de la séquence, l'apprenant sera capable d'identifier, d'associer, de discriminer... et cela en prenant en compte tel et tel pré-requis, en le traduisant à la fois en termes d'habiletés psychomotrices, d'attitudes psychosociales et de compétences cognitives..." Je me souviens avoir pris un réel plaisir à la construction de tels outils et espéré qu'ils allaient, enfin, pouvoir résoudre tout à la fois la question de la motivation des élèves (ne seraient-ils pas nécessairement motivés pour ce qui était ainsi si rigoureusement présenté?), le problème de l'individualisation des procédures de travail (avec une belle batterie d'objectifs et des tests bien préparés, chacun ne pouvait-il pas avoir les exercices qui lui étaient précisément adaptés?), les difficultés de gestion de la classe (comment résister à la rigueur d'une telle pédagogie et à sa force d'entraînement?)... La chance que j'eus alors fut de travailler sur les objectifs au moment même où je devais poursuivre mes engagements pris avec les élèves dans la mouvance des "méthodes actives". Et très vite, je compris qu'il y avait là une tension, peut-être même une contradiction, tout à fait féconde et centrale pour la réflexion pédagogique. Les "méthodes actives" représentaient, en quelque sorte, un effort de finalisation des savoirs qui, en les replaçant dans des situations "naturelles" permettait aux élèves d'en comprendre la nécessité fonctionnelle et leur donnait la possibilité d'en saisir le sens. La pédagogie par objectifs, elle, en formalisant les savoirs en de "longues chaînes de raisons toutes simples et pratiques", en s'assurant des pré-requis et en étant attentive à l'évaluation systématique des acquis repérables, garantissait l'appropriation des connaissances par le plus grand nombre des élèves. Alors que les premières travaillaient d'emblée dans la complexité, la seconde s'efforçait de simplifier à tout prix. Alors que les premières prenaient le risque d'évacuer les moins compétents dans le groupe au nom de l'efficacité dans la production, la seconde comportait un danger majeur d'atomisation des connaissances dans une présentation linéaire qui risquait de leur faire perdre toute signification pour l'apprenant. Or, dès ce moment, et dans les tâtonnements des années 75, je fus convaincu que les deux démarches devaient pouvoir s'articuler et que c'était là l'enjeu majeur. Au fond, je refaisais naïvement l'histoire de la pédagogie à l'envers : COMENIUS et les Encyclopédistes avaient justement repéré que, pour faire échapper les apprentissages à l'aléatoire et à l'absence de systématicité qui caractérisaient "l'apprentissage par la vie", il fallait extraire les connaissances des champs sociaux où elles étaient apparues, les présenter de façon systématique et par ordre de complexité croissante, en confier la transmission à des "spécialistes" qui n'étaient pas nécessairement les "praticiens". Ce fut là, de toute évidence, un progrès considérable au regard de l'histoire et, en ce sens, l'Encyclopédie et la présentation des savoirs selon "l'ordre des raisons" restent bien la matrice de l'"Ecole républicaine"; le manuel scolaire n'est lui-même, ici, qu'un succédané de l'Encyclopédie et il s'inscrit parfaitement dans la logique de ce qui lui a donné naissance... La difficulté, on le sait bien, c'est qu'en procédant ainsi les savoirs perdent leur signification pour celui qui les apprend, ils deviennent simplement un moyen de s'inscrire dans un ensemble culturel, ce que l'apprenant ne perçoit pas nécessairement comme une finalité intéressante pour lui ; dans le pire des cas, ayant perdu toute fonctionnalité, ils ne demeurent que comme signes de distinction, les maîtres se faisant même une fierté de leur caractère apparemment "inutile" et "gratuit", alors qu'il s'agit de précieux outils de sélection chargés précisément d'écarter ceux qui croient naïvement que les savoirs "servent à quelque chose". Toutes proportions gardées, la tension entre la pédagogie par objectifs et les méthodes actives réfracte cette contradiction : la pédagogie par objectifs renvoie à une analyse a priori des champs de connaissances qui ne se soucie guère des pratiques permettant de leur donner du sens, tandis que les méthodes actives renvoient à l'émergence dans l'action finalisée des connaissances nécessaires mais sans se préoccuper de leur progressivité ni de leur exhaustivité. Et c'est la conscience de cette contradiction qui a été, pour moi, déterminante dans mes recherches, d'abord à travers mes réflexions sur le "groupe d'apprentissage" et ensuite à travers mes travaux sur la pédagogie par alternance, la pédagogie de projet ou la pédagogie des situations problèmes. Dans cette évolution, certains concepts vont, pour moi, être déterminants comme celui d'"objectif-obstacle" introduit quelques années plus tard par Jean-Louis MARTINAND dans sa thèse, Connaître et transformer la matière : il me permettra de formaliser bien des intuitions, et d'abord celle-là, née au temps des synthèses impossibles: comment concilier une "didactisation" nécessaire à un apprentissage progressif et rigoureux et une "finalisation" nécessaire à un apprentissage ayant du sens pour celui qui apprend? Comment transformer nos objectifs didactiques a priori en obstacles que l'apprenant va rencontrer dans l'exécution d'une tâche finalisée? Et comment faire en sorte que la rencontre de cet obstacle entraîne une suspension de l'attraction de la tâche et devienne un véritable objectif d'apprentissage? 4) Le temps des échafaudages Au moment où j'entrepris la rédaction de ma thèse d'Etat, je n'avais plus aucun contact avec la vie universitaire depuis douze ans; j'étais immergé dans un collège de l'Est lyonnais où, avec une équipe de collègues exemplaire, nous investissions pour faire fonctionner une expérimentation fondée sur la personnalisation des itinéraires d'apprentissage: pour une très large part de leur horaire hebdomadaire, et après l'annonce de l'objectif à atteindre, les élèves choisissaient leurs enseignants, leurs méthodes et leur nombre d'heures de cours; une évaluation régulière et un tutorat systématique devaient permettre une régulation du fonctionnement du collège. Bien évidemment, une telle expérience, qui exigeait un investissement personnel colossal n'avait pas prétention à représenter un modèle reproductible; toutefois, elle fut un magnifique laboratoire où l'on put observer des phénomènes tout à fait intéressants, valider, à bien des égards, l'hypothèse de l'intérêt d'une différenciation pédagogique et élaborer progressivement une formule pédagogique simplifiée que je formaliserai plus tard sous le nom de "groupe de besoin". À l'époque, il existait un statut d'établissement expérimental qui permettait de bénéficier de quelques aménagements administratifs dans la mesure où l'expérience était suivie par une tutelle universitaire; or, il se trouve que c'était le Laboratoire de pédagogie expérimentale de l'Université Lyon 2 qui était chargé d'exercer cette tutelle et c'est ainsi que j'eus la chance de rencontrer Guy AVANZINI. Celui-ci me demanda d'abord quelques articles et m'engagea ensuite vivement à préparer une thèse; son soutien dans cette entreprise ne se démentit jamais et, grâce à lui, et en dépit des très lourdes charges imposées par la vie du collège, je me mis à travailler de manière plus systématique. Ce travail portait sur un examen systématique des pratiques de groupe en situation scolaire et la problématique consistait à se demander dans quelle mesure ces pratiques permettaient des apprentissages et à quelles conditions. Il comportait une première partie "épistémologique" qui tentait de montrer que les pratiques de groupe, contrairement à ce qu'elles prétendaient souvent, contribuaient le plus souvent à évacuer les apprentissages au nom de l'efficacité productive ou du bien-être collectif. La deuxième partie s'attachait au postulat d'éducabilité et s'efforçait de montrer que la démarche pédagogique devait inverser la tendance "naturelle" du fonctionnement des groupes en s'attachant à la formation individuelle de chacun de ses membres; elle prenait résolument ses distances avec l'idéologie d'une école qui devrait "reproduire la vie" et tentait de poser les bases d'une spécificité du fonctionnement des groupes fondée sur la promotion et les apprentissages de chacun des élèves... Cet effort théorique qui contredisait, à de nombreux égards, bien des pratiques que j'avais promues jusqu'à présent a, me semble-t-il, complètement échappé aux détracteurs de la "pédagogie" qui, ne lisant rien ou presque, de ce qui s'éditait à l'époque, continuèrent de nous accuser de calquer l'école sur "la vie" et d'ignorer l'héritage de CONDORCET et de Jules FERRY... Cependant, c'est la troisième partie de ce travail qui, aujourd'hui, me parait la plus féconde en ce qu'elle fonde les modalités de ce que je nomme le "groupe d'apprentissage". J'avais été frappé, sans y attacher alors beaucoup d'importance à l'époque, par la publication d'un petit livre de Lucien BRUNELLE publié en 1976, Travail de groupe et non-directivité : l'auteur y rendait compte d'une recherche effectuée dans des classes maternelles et montrait que la non-directivité n'était en quelque sorte que l'expression de ce qui constitue le caractère radicalement idiosyncrasique de tout apprentissage; en revanche, pour que chaque sujet effectue librement un parcours d'apprentissage, il faut que soient réunies des conditions structurelles qui lui permettent d'engager une dynamique personnelle, de trouver les ressources nécessaires mais aussi les interdits qui l'empêcheront de pouvoir contourner l'obstacle sans apprendre. À la réflexion et en refeuilletant ce petit livre, je ne suis pas absolument certain que BRUNELLE allait jusqu'à formaliser tous ces éléments, mais je suis convaincu que sa lecture déclencha pour moi un processus de réflexion essentiel. À peu près en même temps, je me plongeai dans la lecture de l'ouvrage de Louis d'HAINAUT, Des fins aux objectifs de l'éducation dont l'importance fut absolument essentielle. L'auteur y reprenait les recherches taxonomiques déjà effectuées mais y ajoutait des propositions qui me parurent constituer une véritable "coupure épistémologique" avec le behaviorisme avoué ou latent qui marquait jusque-là la "pédagogie par objectifs". En effet, au lieu de se situer sur le plan du comportement observable, il tentait de formaliser des progressions à partir de "l'acte mental" nécessaire à l'acquisition d'une connaissance ou à la résolution d'un problème particulier. Il y avait enfin là, pour moi, un moyen de dégager l'approche par objectifs de ce couple objectif/évaluation indéfiniment multiplié qui réduisait bien souvent l'apprentissage au dressage. En se centrant sur l'acte mental à effectuer, on devait pouvoir construire des dispositifs qui "mettaient en théâtre" cet acte mental, permettaient de le faire effectuer dans la classe, en fixant des règles de fonctionnement très précises, et, en allégeant progressivement ces règles, de faire intérioriser cet acte jusqu'à ce que le sujet apprenant puisse l'effectuer seul et à sa propre initiative. L'hypothèse que je cherchais alors à valider est que l'on peut effectuer une analyse a priori des savoirs à acquérir, non seulement en termes de "connaissances" mais aussi en termes d'acte mental nécessaire pour acquérir ces connaissances; à partir de là, on peut organiser des groupes d'apprentissage fonctionnant selon les règles spécifiques de cet acte mental et fournissant aux élèves les matériaux permettant de s'investir de telle manière qu'il acquièrent chacun les savoirs considérés. Pour valider une telle hypothèse, il me fallait disposer d'une typologie opérationnelle des actes mentaux ; or, celle de d'HAINAUT me paraissait trop complexe pour pouvoir être utilisée dans les classes; j'en forgeais donc une autre, beaucoup plus simple, en regroupant les actes mentaux en quatre familles: la déduction, l'induction, la dialectique et la divergence. Je dois dire que ce fut, pour moi, un travail passionnant qui me permit - enfin! - de lire PIAGET et d'aborder son oeuvre de manière accessible. J'avais, en effet, toujours été frappé par l'écart considérable entre les quelques écrits de PIAGET à caractère pédagogique, exaltant les "méthodes actives" et ses recherches en épistémologie génétique: les premiers me paraissaient naïfs et même parfois simplistes, les seconds inaccessibles au pédagogue et même franchement inutilisables par lui: PIAGET n'y cherchait-il pas à y neutraliser tous les facteurs exogènes du développement - donc les apprentissages scolaires! - pour parvenir à une sorte de sujet épistémique pur? Que pouvait donc faire l'enseignant de telles recherches? Rencontre-t-on parfois des sujets épistémiques purs? Il est vraisemblable que non!.. En revanche, si l'on s'attache aux travaux de PIAGET en observant les opérations mentales qu'il décrit et en s'en servant comme outil structurel pour construire des dispositifs groupaux, ceux-ci deviennent particulièrement féconds. Cette démarche fut d'ailleurs facilitée, pour moi, par les recherches d'Anne-Nelly PERRET-CLERMONT publiées dans La construction de l'intelligence dans l'interaction sociale et qui montraient parfaitement qu'il devait exister des conditions optimales pour que le conflit sociocognitif soit source de progrès pour tous les membres du groupe. Je tentai, pour ma part, d'opérationnaliser ces conditions en termes didactiques, c'est-à-dire en partant toujours des contenus de savoir à s'approprier et en construisant des dispositifs associant - selon la conviction qui était maintenant la mienne - la finalisation par une tâche, la définition d'un objectif distinct de la tâche et devant faire l'objet d'une évaluation individuelle et l'organisation d'un système de ressources et de contraintes qui rendent l'acquisition de l'objectif en quelque sorte obligatoire pour parvenir à la réalisation de la tâche. Je dois avouer qu'à l'époque, j'ignorais tout des travaux de VYGOTSKY et que c'est avec un immense étonnement que je les découvris. En particulier, l'idée que les apprentissages peuvent influencer le développement à condition que l'école se donne pour tâche de construire des dispositifs d'aide adaptés au niveau de développement atteint et permettant, par une structuration interpersonnelle des rapports, de faire acquérir des savoirs nouveaux me parut tout à fait convergente avec mes propres travaux. De même que l'idée fondamentale selon laquelle il convient d'alléger progressivement les dispositifs didactiques pour parvenir à l'intériorisation de l'opération mentale et à l'autonomie dans l'usage des connaissances. VYGOTSKY me fournit ainsi a posteriori un cadre théorique de référence me permettant de mieux comprendre moi-même la signification psychologique de mes propres propositions. Il me fournit encore aujourd'hui un cadre de référence pour les travaux que je mène sur les transferts de connaissances, les processus d'étayage et de désétéyage didactiques, les phénomènes de décontextualisation et de recontextualisation des acquis, de passage de savoirs déclaratifs à des savoirs procéduraux, etc. Mais je n'en étais pas encore là à l'époque; je me contentais de me réjouir que les résultats de mes expérimentations sur le groupe d'apprentissage soient si positifs. Car ils étaient incontestablement positifs... mais pas vraiment dans n'importe quelles conditions: leur efficacité variait en fonction des objectifs poursuivis, des élèves concernés et des situations pédagogiques globales dans lesquelles ils s'inséraient... ce qui m'amena, tout naturellement, à l'idée de "pédagogie différenciée" sur laquelle Louis LEGRAND et André de PERETTI cherchaient déjà. 5) La recherche d'un nouveau langage pédagogique Comme bien souvent, ce fut une conjoncture particulière qui m'amena à poursuivre mes travaux dans une direction un peu particulière: d'une part, après ma soutenance de thèse, j'étais resté "enseignant de base" et continuais à avoir chaque jour affaire à des élèves de collège; d'autre part, je venais d'être intégré dans le Comité de rédaction des Cahiers pédagogiques et je me mis à m'intéresser aux questions de "vulgarisation" des recherches fondamentales vis à vis des enseignants de terrain; enfin, Daniel HAMELINE - dont le rôle dans mon parcours est décidément essentiel - me demanda d'écrire un ouvrage accessible qui fasse le point sur les questions pédagogiques du moment: ce fut L'école, mode d'emploi . L'écriture de cet ouvrage et des deux ouvrages qui suivirent - Apprendre, oui... mais comment et Enseigner, scénario pour un métier nouveau - fut, pour moi, une aventure intellectuelle forte tant par le contenu des apports que j'ai pu réélaborer à cette occasion que par l'effort de style que je m'imposai de mettre en oeuvre. J'étais, en effet, frappé par le fait qu'il manquait une sorte de chaînon entre les ouvrages de recherche fondamentale en éducation et les ouvrages de vulgarisation proches du "livre du maître". Il existait des données théoriques accessibles, mais peu opérationnalisables; il existait, par ailleurs, des recueils d'outils, le plus souvent disciplinaires, mais qu'il fallait appliquer tels quels. Les uns et les autres de ces écrits me semblaient inadaptés à la dynamique qui se mettait en place dans les établissements scolaires: je voyais surgir des équipes qui avaient envie de travailler mais qui ne trouvaient guère de quoi nourrir leur réflexion. Mon intention fut alors de leur fournir des sortes de "méta-outils", c'est-à-dire des "outils pour fabriquer des outils", des documents adossés aux acquis de la recherche fondamentale et laissant néanmoins une grande marge d'initiative aux acteurs. Je crois encore aujourd'hui qu'il y a là un enjeu fondamental et que l'affaire n'est pas seulement une question de "style": il s'agit bien, en réalité, de parier sur l'évolution du statut de l'enseignant pour en faire un véritable "praticien-chercheur" capable de penser et d'ajuster ses conduites en fonction des apports scientifiques et des conjonctures dans lesquelles il se trouve. Comme l'a si magistralement montré HABERMAS, les questions de communication sont toujours des questions d'éthique. Ce travail sur le statut d'un "nouveau langage pédagogique" fut nourri par des réflexions épistémologiques que je menai alors à partir des ouvrages de Judith SCHLANGER : la véritable invention intellectuelle, explique-elle, ne s'est jamais effectuée dans les sphères de l'objectivisme positiviste ni dans celle du subjectivisme idéologique, la véritable invention intellectuelle, dit-elle, est d'abord rhétorique. Car, demande-t-elle, à quoi donc reconnaissons-nous le vrai? "Nous ne savons pas par avance quel sera le contenu de sa thèse, ni ce dont elle va traiter, ni même comment elle en traitera; mais nous savons très bien quel est le type de satisfactions que nous en attendons". La formule est provocatrice... et pourtant ! N'est-ce pas ainsi que nous fonctionnons? Nous reconnaissons bien "à quelque chose" la bonne théorie... et ce "quelque chose" n'est pas sa conformité à des critères portant sur la méthode de recherche ou la nature du contenu... ce "quelque chose" est bien plutôt la capacité de la théorie qui nous est présentée à nous aider lire le réel, à s'en saisir et à le transformer. C'est en ce sens que Judith SCHLANGER parle de "la conceptualisation comme diction". La diction, ici, n'est ni le "reflet objectif" de faits préexistants, ni une construction de notre seule intelligence. Elle ne prétend renvoyer ni à une hypothétique "nature des choses", ni à la seule expression d'un parti-pris; elle est, à la fois et indissociablement, une création libre de l'esprit humain et un mode de saisie d'une réalité. C'est à partir de cette analyse de Judith SCHLANGER que je tentai de formuler alors les trois caractéristiques fondamentales qui devaient permettre d'identifier le discours pédagogique dont les enseignants avaient besoin: ce devait être un discours qui rende le praticien "intelligent" des choses éducatives, qui lui donne prise sur ses pratiques et qui lui fournisse les moyens de construire des outils efficaces. La première caractéristique de ce nouveau discours, la plus banale et la plus triviale, mais aussi, sans doute, la plus importante, c'est qu' "il nous rend intelligents". Bien sûr, ce que je disais là n'était pas absolument nouveau, c'était déjà vrai pour KORCZACK et pour FREINET et, à bien des égards, c'était déjà la leçon de PLATON. AUGUSTIN, son disciple chrétien, l'a d'ailleurs très bien expliqué, même si son discours, aujourd'hui, nous apparaît un peu désuet: qu'est-ce que "l'illuminatio", en effet, si ce n'est la révélation, grâce au discours, de "l'intelligence des choses"? Le paradoxe, souligné par AUGUSTIN et dont chacun d'entre-nous, ici, fait régulièrement l'expérience, c'est que le véritable "apport" ne m'apparait jamais comme "quelque chose en plus", venant en quelque sorte m'alourdir et m'imposant un effort pour m'en "charger". Le véritable apport, celui qui va être déterminant dans mon évolution intellectuelle, m'apparait toujours avec un air de "déjà-vu" et me fait m'exclamer "Bon Dieu! Mais c'est bien sûr!... Je le savais déjà, je l'avais toujours su, mais maintenant je le sais vraiment!" Le véritable apport est celui qui me permet de lire le réel, celui grâce auquel le réel perd son étrangeté, me devient suffisamment proche et familier pour que je puisse m'en saisir. Il faudrait ici, pour illustrer ce point de vue, évoquer l'apport d'Antoine de la GARANDERIE et la place qu'il occupa dans mon propre itinéraire. Quelles que soient les réserves que l'on peut exprimer aujourd'hui sur tel ou tel aspect de son oeuvre, sur l'utilisation qui en est faite par telle ou telle institution, sur les simplifications et les schématisations que l'on peut trouver ici ou là, il reste que son travail a contribué puissamment à donner aux enseignants la confiance en eux-mêmes, le sentiment de comprendre ce qui se passe dans leur classe et la conviction de pouvoir y faire quelque chose d'utile. C'est là un phénomène de "sociologie pédagogique" qui m'avait frappé dès ma première rencontre avec Antoine de la GARANDERIE et qui ne se démentira pas par la suite, même si nos chemins se sont considérablement éloignés. C'est, en tout cas, un phénomène que chacun doit tenter de comprendre... Pourquoi les travaux d'Antoine de la GARANDERIE ont-ils eu un tel succès? C'est, je crois, parce qu'ils correspondent aux trois critères que Judith SCHLANGER donne de la "nouveauté" en matière intellectuelle : ils sont "audibles" (ils peuvent être lus et entendus par les membres de la communauté des enseignants à laquelle ils s'adressent); ils sont "intéressants" (ils apportent quelque chose de plus par rapport aux autres discours pédagogiques); ils apparaissent comme "instrumentaux" (ils sont susceptibles de générer des pratiques). Certes, on peut contester ces travaux de différents points de vue, mais on ne peut ignorer la "leçon" de leur succès: les modèles qui auront quelque chance, demain, de faire progresser les pratiques pédagogiques devront comporter les mêmes éléments. Et cela m'amène à développer la deuxième caractéristique essentielle du "nouveau discours pédagogique": c'est un discours qui renverse le rapport traditionnellement établi entre les connaissances théoriques en matière de psychologie de l'apprentissage et les connaissances instrumentales en matière de didactique. Pour illustrer ce point, je reprendrai l'exemple de VYGOTSKY. Dans un article de synthèse écrit à la fin de sa vie, en 1934, il étudie les rapports, dans la pensée de PIAGET et dans ses propres conceptions, entre le développement et l'apprentissage. La question, en dépit de son apparence technique, est essentielle: si, comme le pense PIAGET, "l'apprentissage suit toujours le développement", l'action didactique doit impérativement "se caler" sur le niveau de développement atteint par l'enfant; elle ne dispose donc que d'une autonomie très restreinte. VYGOTSKY examine cette position qu'il qualifie de "naturaliste" et souligne qu'elle est, à bien des égards, irréfutable dans la mesure où elle valide méthodologiquement ce qu'elle a postulé épistémologiquement; en quelque sorte, elle ne trouve dans le réel que ce qu'elle a décidé d'y voir et ce pour quoi elle a construit des outils d'observation. Il n'est donc pas nécessaire de chercher à démontrer l'inexactitude de cette approche; outre que cela serait irrévérencieux, cela ne serait aucunement pertinent. Il s'agit, bien plutôt, d'opérer un "déplacement épistémologique" au terme duquel la saisie du réel soit aussi une prise sur lui ; il s'agit, plus précisément encore, de se demander si la connaissance du réel ne nous est pas livrée par la prise que nous pouvons avoir sur lui. Outre que cela nous libère d'un certain nombre de problèmes méthodologiques - qui consistent, pour l'essentiel, à tenter de neutraliser les effets que la "prise" de l'expérimentateur peut avoir sur les résultats de l'expérimentation -, cela confère à la didactique un rôle tout à fait central: c'est elle, véritablement, qui devient chargée d'explorer la question des apprentissages. Certes, ce renversement de l'articulation développement /apprentissage n'est pas sans poser lui-même de délicats problèmes qui n'échappent pas à VYGOTSKY: si l'on affirme que les apprentissages contribuent au développement ne bascule-t-on pas, en effet, dans la conception "pédagogiste" traditionnelle héritée d'HERBART selon laquelle les enseignements des différentes disciplines contribuent à la formation de facultés intellectuelles générales applicables à n'importe quel matériau? Or, VIGOTSKY connaît les limites d'une telle position; il a connaissance des travaux qui montrent que les capacités sont beaucoup plus spécialisées qu'on ne le croit et que celui qui sait "évaluer" des longueurs est incapable d'"évaluer" des poids. Comment va-t-il pouvoir continuer à argumenter la prééminence de l'apprentissage sur le développement sans tomber dans la théorie de la "discipline formelle"? Il est intéressant, ici, de lire d'un peu près le texte de VYGOTSKY: "La question que nous devons nous poser présente ainsi une double difficulté et se dédouble en deux questions. Nous devons, en premier lieu, comprendre le rapport qui existe en général entre développement et apprentissage et puis essayer de saisir les caractéristiques de ce rapport à l'âge scolaire. Nous préférons commencer par la deuxième question car elle permettra de clarifier ensuite la première". Qu'on me permette de m'arrêter, ici, à cette dernière phrase, apparemment anodine et qui constitue, à proprement parler, une véritable "rupture épistémologique" en matière pédagogique: c'est bien le travail didactique qui est ici posé comme permettant de faire avancer la recherche psychologique. J'en viens maintenant à la troisième caractéristique de ce discours, directement dans le prolongement des deux premières : ce discours permet de construire des outils. Il permet de travailler des contenus et des situations, de s'affronter à des contraintes en fonction de ressources, de communiquer dans une équipe, bref, il fournit quelques fragiles "modèles". Car c'est bien à l'élaboration de modèles que se consacre d'abord "le nouveau discours pédagogique" et ce sont de modestes "modèles" pour l'action pédagogique que j'ai tenté de présenter dans les trois ouvrages que je rappelais plus haut... Qu'est-ce qu'un modèle pour moi, ici ? C'est un outil d'intelligibilité qui permet de se saisir du monde, non pas du monde tout entier, mais de certains éléments de celui-ci sur lesquels on tente d'agir et de recueillir des informations. C'est aussi un outil révisable et appropriable par les acteurs; c'est pourquoi, à certains égards, son imprécision n'est pas un défaut mais la condition pour laisser une place aux décisions concrètes de ceux qui s'en serviront. C'est, enfin, un outil porteur de finalités implicites ou explicites, qui ne sont pas toujours, d'ailleurs, révélées par ce qui est proclamé mais bien plutôt par ce qui est réfracté par les pratiques qu'il permet de mettre en oeuvre. Il était donc tout à fait légitime que ma réflexion sur cette notion de modèle m'amène à aborder les questions éthiques dans le champ éducatif. 6) Le retour de l'éthique On parle toujours étrangement du "retour" de l'éthique comme si celle-ci était d'abord apparu, puis avait disparu, avant de réapparaître. Ce n'est souvent qu'une formule de style. Pour moi, il s'agit véritablement d'un mouvement repérable: j'avais longuement, dans ma thèse, développé le caractère éthique du pari d'éducabilité, je l'avais évoqué ensuite dans chacun de mes ouvrages, mais je n'avais jamais vraiment travaillé cette question. Pour certains de mes collègues, j'apparaissais même comme un "didacticien obtus", bricolant sans cesse des dispositifs, ignorant le caractère manipulatoire de ce que je mettais en place, réduisant l'élève à une sorte de mécanique didactique, écartant tout ce qui se jouait d'irréductible dans la relation personnelle. Bien sûr, je récuse ce procès, mais je reconnais le caractère dogmatique et technocratique de certaines de mes affirmations et je comprends qu'on ait pu les interpréter ainsi. Ce qui me réveilla de ma "torpeur éthique" fut, sans aucun doute, la lecture de l'oeuvre d'Emmanuel LEVINAS et la rencontre chaleureuse avec un philosophe qui n'a pas craint de venir travailler à Lyon, à l'invitation, pourtant, d'un Département de Sciences de l'Education ! Ce que je découvris tout de suite dans l'oeuvre de LEVINAS est ce qu'il nomme le principe de "non-réciprocité" : la relation intersubjective, explique LEVINAS, est fondamentalement asymétrique: "je suis responsable d'autrui sans attendre la réciproque... la réciproque c'est son affaire et non la mienne". Une relation pédagogique où les efforts de l'éducateur devraient être payés par la reconnaissance de l'éduqué, son admiration ou même, simplement, sa réussite, ne serait plus une relation éducative, ce serait un sordide marché. C'est cette réflexion qui "interpella", comme on dit aujourd'hui, ce que j'avais exprimé par le postulat d'éducabilité et qui m'amena à écrire Le choix d'éduquer . Ce livre apparut étrange à mes lecteurs habituels et sa diffusion resta assez modeste. Pour moi, pourtant, il n'y avait pas vraiment de rupture avec mes ouvrages antérieurs et j'éprouve même une tendresse toute particulière pour ce texte, encore aujourd'hui et en dépit de ses maladresses. Je savais bien - même si je m'efforçais souvent de me le cacher - qu'éduquer c'est toujours, d'une manière ou d'une autre, vouloir transmettre ce que l'on estime être "bon" pour l'autre, les valeurs auxquelles on croit, les savoirs que l'on estime nécessaires à sa croissance et à son insertion sociale... Il n'y a pas d'Education qui ne soit ainsi, de quelque manière et quel que soit le soin que nous mettions à cacher cette réalité, décision à la place de l'autre. Décision que, sans aucun doute, nous voulons provisoire, mais décision tout de même. L'histoire de l'éducation elle-même nous montre que chaque fois qu'une pédagogie prétend "ne pas exercer d'influence", "libérer simplement les potentialités de l'âme" ou "développer un esprit critique dégagé de toute velléité prosélyte", elle cherche toujours, en réalité, à "récupérer" l'enfant dans un "camp", celui du rationalisme laïc, de la spiritualité religieuse ou celui de l'universalisme occidental. En ce sens, éduquer c'est toujours vouloir exercer du pouvoir sur l'autre... et le nier - comme j'avais tenté de le faire dans ma période "non-directive" - est illusoire, à la fois parce que le refus d'exercer le pouvoir peut venir en renforcement d'une séduction bien plus dangereuse et parce que, en aucun lieu, ni dans la classe, ni ailleurs, selon la forte formule de BOURDIEU "le pouvoir n'est jamais vacant"... Et moi, enseignant, j'avais découvert que si je ne prends pas délibérément ce pouvoir, je l'abandonne à quelques élèves plus armés que leurs camarades pour l'exercer, je l'abandonne à l'environnement médiatique, je l'abandonne aux préjugés sociaux qui circulent. Il n'y a pas plus de "neutralité" éducative qu'il n'y a d'"éducation en apesanteur" et le problème n'est pas de suspendre mon autorité, mais de donner à l'autre les moyens de s'en dégager. Ce qui est tout à fait différent. Bizarrement, il m'avait fallu assez longtemps pour le découvrir. Ce que je savais depuis longtemps, en revanche, c'est qu'une éducation qui impose ses valeurs et ses savoirs se dévalue elle-même: imposer ce que l'on croit c'est toujours avouer son incapacité à le rendre désirable, c'est donc, plus ou moins, discréditer ce que l'on croit... Il y a là un paradoxe auquel n'ont pas suffisamment réfléchi ceux qui nous enjoignent d'imposer autoritairement nos valeurs et considèrent notre refus comme une sorte de démagogie défaitiste. Si nous refusons d'imposer autoritairement ce que nous croyons, c'est précisément parce que nous y croyons; ces choses-là sont trop précieuses pour nous pour que nous les malmenions, pour que nous prenions le risque de les inculquer par tous les moyens... elles sont suffisamment fortes et essentielles pour que souhaitions l'adhésion libre de l'autre. Nous nous mépriserions nous-mêmes en méprisant sa liberté. En ce sens, l'entreprise éducative porte bien, constitutivement, la volonté de susciter la liberté de l'autre, même si cette liberté est toujours un risque pour l'éducateur... Elle porte cette volonté de manière si essentielle qu'une éducation qui ne serait pas un effort délibéré pour faire émerger cette liberté ne mériterait pas ce nom; ce serait, tout au plus, une forme plus ou moins subtile de dressage. Nous le savons d'ailleurs bien, au fond de nous-même, puisque, si nous pouvons jouir un moment de la soumission de l'autre, une sorte d'"instinct éducatif" nous interdit de l'exhiber. Pour l'extérieur nous avons toujours plus ou moins besoin de revendiquer le fait que l'autre a agi, choisi, décidé librement... "La liberté, explique Emmanuel LEVINAS dans son livre, Entre-nous , commence avec la possibilité de penser une liberté extérieure à la mienne. Penser une liberté extérieure à la mienne est première pensée". Ainsi, l'exigence éthique en éducation est l'exigence qui nous fait récuser toute forme de dressage et tenter de créer les conditions pour que l'autre puisse se constituer comme "Autre", radicalement "autre", échappant à la fois à mon pouvoir et à mes systèmes d'interprétation... qui sont toujours, plus ou moins, un moyen particulièrement habile de "récupérer" et nier l'altérité en se donnant comme capable de la penser. Et c'est pourquoi je sais qu'il me faut me méfier "comme de la peste" de cette tendance naturelle des "bons enseignants" à pratiquer une sorte d'inquisition bienveillante, vaguement psychologisante, toute empreinte de bonne volonté et du désir d'aider à tout prix. Il faut s'en méfier à cause de tout ce que cette "gentillesse enveloppante" peut porter de peur devant l'inconnu, devant le risque de la différence, devant ce qui échappe à nos catégories. Il faut s'en méfier à cause de la "pression interprétative" que cela comporte, du filet que nous pouvons ainsi tisser autour de l'enfant et qui ne laisse rien passer de ses moindres gestes et paroles en cherchant toujours et systématiquement à tout expliquer. Et puis, surtout, si nous devons renoncer à notre "délire interprétateur" c'est parce qu'il peut nous entraîner vers de dangereuses dérives: quand nous ne pouvons renoncer à tout savoir sur l'autre, nous risquons toujours d'être aspirés par le désir de maîtrise, celui qui ne se résigne pas à "l'opacité incontournable de la conscience" et préfère l'exclusion à l'ignorance... je suis convaincu aujourd'hui que certains élèves sont exclus de l'Ecole parce que leur comportement n'est pas "saisissable" par nos systèmes d'interprétation, parce qu'ils sont, au sens que BAUDRILLARD donne à ce terme, radicalement "exotiques". Je suis persuadé, aussi, que tous nos élèves, sans exception, échappent, chacun à leur manière, à notre pouvoir: nous ne voyons d'eux, en effet, que des "comportements", des "attitudes" et rien ne nous permet d'exclure complètement l'hypothèse qu'au moment de la soumission la plus évidente, "ils n'en pensent pas moins!" Et c'est d'ailleurs très bien ainsi: si nous parvenions à véritablement "comprendre"nos élèves, au sens de "sonder complètement les reins et les coeurs", nous perdrions le goût de les "rencontrer". Aucune véritable rencontre n'est possible si l'on ne laisse pas une place à l'imprévu, à l'inattendu... Quand l'un des partenaires détient toutes les clés de l'autre, aucune surprise ne vient susciter un peu de tendresse devant l'arrivée inopinée d'un signe d'humanité. Or je tiens aujourd'hui, grâce à la lecture des oeuvres de LEVINAS et de JANKELEVITCH, la tendresse devant le signe de la liberté de l'Autre comme la vertu éducative par excellence... non pas une tendresse niaise mais une tendresse joyeuse, rayonnante, émerveillée et contagieuse, créatrice d'Humanité. Je suis donc convaincu aujourd'hui que l'exigence éthique en éducation est bien l'effort pour lier deux principes pourtant apparemment contradictoires : le principe d'éducabilité qui veut que l'on attende toujours que l'autre réussisse et que l'on fasse tout pour cela et le principe de non-réciprocité qui veut que, si l'on a tout à donner à l'autre, on n'a rien à exiger de lui, ni sa reconnaissance, ni sa soumission, ni même sa réussite. Et je sais bien tout ce que porte de difficultés le fait de devoir lier constamment ces deux principes: exiger le meilleur... et accepter le pire... sans, pour autant, renoncer à exiger le meilleur. S'évertuer à inventer des procédés pédagogiques toujours plus efficaces, créer des dispositifs didactiques, les plus sophistiqués qui soient, prenant en compte tout ce que nous savons de l'apprentissage... et accepter que ce soit toujours l'Autre qui apprenne, de sa propre initiative, quand il le veut et jamais quand je le décide. Etre le meilleur didacticien du monde, le plus obstiné dans la traque de l'aléatoire... et, en même temps, un pédagogue tolérant que l'Autre lui échappe, heureux de chacun de ces signes que l'Autre lui envoie et auquel il reconnaît une liberté qui s'éveille. 7) Assumer le débat Sans aucun doute le débat éducatif en France s'obscurcit-il de jour en jour un peu plus. Il n'est pas une semaine, en effet, sans que quelques hebdomadaires ou quotidiens ne s'emparent de la question de l'Ecole pour y proférer quelques vérités définitives sur la baisse du niveau, le scandale de la formation des maîtres, le laxisme des pratiques pédagogiques, le caractère catastrophique de la réforme des lycées, l'abandon des valeurs qui constituent l'essence même de la culture française. Longtemps j'ai cru qu'il fallait traiter ces textes par le mépris et travailler dans notre domaine sans répondre aux violentes attaques dont nous étions l'objet. Et puis, avec mon collègue, Michel DEVELAY, nous avons décidé de lire et de prendre au sérieux ces textes. De là est né un ouvrage fort mal accueilli par la presse nationale, mais que nous persistons à croire utile: Emile, reviens vite, ils sont devenus fous . La première chose qui frappe quand on se plonge dans la masse des textes écrits sur l'Ecole et l'éducation, c'est le caractère convergent des attaques; l'accusé est, à peu près, toujours le même, quoique souvent désigné par des noms différents: on parle de "la pédagogie", de "la didactique", des "Sciences de l'Education" ou des "formateurs psychosociologues". On désigne là, en réalité, une sorte de mouvance assez mal identifiée institutionnellement, comprenant tout à la fois quelques universitaires des départements de Sciences de l'Education, des formateurs, les chercheurs de l'Institut national de la recherche pédagogique, des Inspecteurs de l'Education nationale (de l'enseignement primaire en particulier), l'inspection "vie scolaire", quelques syndicalistes et quelques conseillers du Ministère. Or, qu'est-ce que tous ces gens-là peuvent avoir de commun? À écouter leurs adversaires, ils se caractériseraient par leur mépris des "savoirs" et leur volonté de se mettre béatement à l'écoute des aspirations des élèves. Vieux adolescents nostalgiques, ces éducateurs tenteraient d'expier leur adultité dans des gymnastiques non-directives, s'efforçant de tout renvoyer à l'initiative de l'enfant et liquidant la nécessaire transmission de l'héritage culturel. Mal à l'aise dans leur peau, ils ne supporteraient pas la coupure radicale entre celui qui éduque et celui qui doit être éduqué et se livreraient à une exaltation du relationnel au détriment de l'intellectuel... Tout cela se solderait par de nombreux abandons catastrophiques: abandon de toute exigence intellectuelle, abandon d'une véritable formation à la culture française, abandon du sens de l'effort, des exercices de mémorisation, des contrôles individuels, des punitions et récompenses, abandon des grands textes fondateurs pour n'étudier le français que dans le dernier magazine à la mode, abandon des règles de clôture qui garantissaient jusque là l'indépendance des maîtres par rapport aux pressions sociales. Bien évidemment, tout cela peut être discuté. Des enquêtes sérieuses, solidement argumentées, comme celles effectuées par l'IREDU de l'Université de Dijon, montrent que le tableau est loin d'être aussi noir... Mais peu importe, au fond, la réalité des choses: il reste qu'une vision tout à fait négative du système éducatif se développe dans l'opinion publique et que chacun, bien naturellement, connaît un exemple, par l'intermédiaire de l'un de ses enfants, de ses cousins ou de ses voisins, qui confirme ces thèses catastrophistes. Une sorte de lame de fond nous submerge, identifiant un adversaire fantasmatique, auteur d'un formidable sabotage, mettant en péril l'Education nationale tout entière et l'avenir même de la Nation. Or, on n'argumente pas contre un fantasme: les enquêtes internationales peuvent montrer que les élèves français sont parmi les meilleurs du monde, les tests de l'armée peuvent mettre en évidence que, sur une tranche d'âge donnée, le niveau ne cesse de monter, les sociologues comme François DUBET ou Robert BALLION peuvent expliquer que le travail pédagogique et l'investissement dans la vie scolaire sont toujours corrélés à une hausse des résultats scolaires, les thèses de Sciences de l'Education peuvent s'accumuler pour démontrer l'efficacité, en termes d'acquisitions intellectuelles, des efforts pédagogiques des maîtres pour différencier la pédagogie, apprendre aux élèves à travailler, articuler les connaissances scolaires à des projets qui leur donnent sens... rien n'y fait. Ces travaux ne sont pas lus, ou fortement suspectés. Ceux qui ne se sont jamais donné la peine d'aller sur le terrain, repoussent d'un revers de manche ceux qui y passent leurs journées et tentent de comprendre, avec obstination, ce qui se joue dans la complexité des choses. Une anecdote recueillie par-ci par-là sert de preuve à ceux qui se font les défenseurs de l'esprit scientifique et de la rigueur intellectuelle. Nous sommes là en pleine contradiction; et, comme chaque fois dans ces cas-là, c'est sans doute parce que l'essentiel se joue ailleurs, en coulisse, derrière un théâtre d'ombres qui amuse la galerie. Or, pour comprendre un peu les choses, il faut, me semble-t-il, repérer un événement tout à fait inédit, une alliance contre nature, sans précédent historique, et qui en dit long sur les enjeux actuels: en effet, les attaques contre "la pédagogie" viennent, tout à la fois, de ce que l'on pourrait nommer les "ultra libéraux tatchériens" et les "républicains intégristes"... Sans se soucier apparemment de leurs mauvaises fréquentations réciproques, les uns et les autres développent des thèses toutes proches, se rétractant prudemment quand la collusion devient trop visible, mais se réconciliant dès qu'il s'agit de liquider l'adversaire commun. Qu'ils se présentent comme les héritiers du libéralisme économique le plus traditionnel ou, astucieusement, comme ceux qui veulent prolonger l'oeuvre de Jules FERRY en émancipant l'éducation de la tutelle de l'état comme lui-même l'avait fait pour la tutelle de l'église, les idéologues ultra-libéraux condamnent sans réserve la "massification" du système scolaire; ils dénoncent la médiocrité qui y règne, la démission des enseignants qui n'ont plus aucune exigence intellectuelle et laissent démagogiquement poursuivre leur scolarité aux élèves les plus en difficulté. Ils voient dans le Plan LANGEVIN-WALLON le point de départ d'une démarche égalisatrice catastrophique pour le pays puisqu'elle aurait simultanément dévalorisé l'enseignement professionnel et technique et engagé tous les élèves à poursuivre le plus loin possible leur scolarité dans l'enseignement général. Ils dénoncent la suppression progressive des filières qui permettaient de séparer assez tôt les élèves selon leurs aptitudes et de fournir aux enseignants des classes suffisamment homogènes pour qu'ils puissent exercer leur métier de manière efficace. Ils soulignent même que ce n'est nullement un bon service à rendre aux élèves en échec que de les scolariser trop longuement et qu'il convient de les confier le plus tôt possible au tissu économique. Pour mettre en oeuvre le plus vite possible ces perspectives, ils suggèrent une privatisation rapide du système éducatif, la création par les collectivités territoriales ou des initiatives privées d'écoles d'"excellence", la mise en place du système du "chèque-éducation" qui permettrait aux parents de choisir librement leur établissement sans être pénalisés par leurs conditions sociales. Dans cette perspective, il convient, bien sûr, de liquider toute une mauvaise conscience "judéo-chrétienne" qui sacrifie toujours les élites pour se consacrer aux plus défavorisés et qui, d'après les ultra-libéraux, est venu empoisonner la pensée éducative. Il faut abandonner toutes ces initiatives pédagogiques qui s'efforcent de permettre la gestion de classes hétérogènes. Il faut se débarrasser de tous ces outils qui prétendent assurer un meilleur suivi individualisé des élèves et sont en fait des instruments camouflés de "direction de conscience". Il faut, en revanche, se contenter de proposer les savoirs qui, seuls, sont susceptibles de faire émerger les "véritables intelligences": la confrontation directe avec les connaissances exposées magistralement reste, pour les tenants de l'ultralibéralisme, le seul véritable moyen de dégager des élites. Faut-il argumenter contre ces positions? Cela serait, évidemment, très long. Mais on peut, schématiquement, indiquer quelques questions qu'elles posent: la magistralité expositive est-elle vraiment un moyen "neutre" pour faire émerger les intelligences ou ne représente-t-elle pas plutôt un outil très efficace pour sélectionner des enfants qui ont bénéficié d'une préparation familiale à ce type de fonctionnement ou qui ont la possibilité de trouver dans leur environnement les échanges capables de compenser les effets pervers de cet enseignement ? La privatisation du système éducatif ne produirait-elle pas un éclatement, aux conséquences catastrophiques, du système scolaire? Comment ceux qui préconisent une Ecole bâtie sur les valeurs du capitalisme libéral ne voient-ils pas qu'ils sèment la guerre civile en accélérant la fracture entre une élite de plus en plus riche et maîtresse du savoir et une masse de citoyens de plus en plus pauvre et exclus de la culture? Comment ne voient-ils pas qu'ils compromettent, à terme, le développement économique lui-même en excluant prématurément de l'Ecole des milliers d'enfants qui ne pourront accéder à aucun emploi dans un univers industriel où la maîtrise de l'abstraction s'avèrera bientôt nécessaire pour la moindre tâche? Comment, enfin, peuvent-ils mépriser autant tous les efforts des pédagogues pour aider des enfants à vivre ensemble en dépit de leurs différences culturelles et de leurs niveaux scolaires quand la planète tout entière nous interpelle chaque jour un peu plus sur notre capacité à fonder une socialité solidaire ? À l'opposé de l'échiquier politique, les héritiers de la "tradition républicaine" poursuivent, eux aussi, leur combat contre la pédagogie et les Sciences de l'Education. Sollicitant CONDORCET et Jules FERRY, ils insistent sur la fonction unificatrice de l'institution scolaire, rappelant inlassablement que celle-ci s'est construite pour faire triompher la science contre la superstition, la raison contre la religion, la langue française contre les patois, l'égalité des chances contre l'héritage des privilèges. Pour eux, l'Ecole doit faire accéder les enfants, tous les enfants, à l'universalité d'une culture qui s'exhausse au-dessus des coutumes locales et des particularismes de toutes sortes. Dans cette perspective, le contact avec ce que les hommes ont élaboré de plus grand est seul susceptible de délivrer les enfants des préjugés et de leur permettre d'accéder à une véritable citoyenneté. La valeur suprême est donc bien le "savoir", moins parce qu'il permet de sélectionner, que parce qu'il délivre l'homme des conjonctures et des affres de l'affectivité pour lui permettre d'accéder à la rationalité. Les efforts des pédagogues pour "prendre en compte les différences entre les enfants" sont ainsi perçus comme une trahison par rapport à la mission première de l'Ecole: la République exigerait que l'on ne considère les élèves que comme des "sujets de droit" abandonnant à la porte de la classe toute adhérence sociale ou psychologique. De plus, tout travail didactique pour rendre les savoirs désirables et accessibles aux élèves est considéré comme une gymnastique humiliante, s'écartant de l'ordre des raisons dont l'Encyclopédie reste le modèle et le manuel scolaire le vecteur... L'École est faite pour appréhender le monde dans la cohérence et la systématicité d'une culture présentée en dehors de toute contingence particulière. Le contact avec cette culture ne souffre pas d'autres médiations que la parole du maître et tout effort d'instrumentalisation est suspecté de ravaler la transmission culturelle à un bricolage sans ambition. Les pédagogues, enfin, sont accusés de refuser le caractère naturellement sélectif de tout véritable apprentissage... par peur de l'échec, ils revoient toujours leurs exigences à la baisse et s'empressent de culpabiliser leurs collègues qui ont le tort, par probité intellectuelle, de mettre des mauvaises notes à leurs élèves et même de les imputer au manque de travail et d'intelligence de ces derniers! Là encore, il conviendrait de développer longuement ces thèses pour pouvoir en montrer les limites. Mais on peut simplement se demander ici, brièvement, comment leurs partisans ne voient pas qu'ils proposent de couper les ponts qui leur permettraient précisément d'atteindre leurs buts. Comment permettre à un élève de s'exhausser au-dessus de ses préjugés si ce n'est en partant de ce qu'il est et en travaillant avec lui à leur remise en question? Comment espérer que les enfants de nos banlieues accèdent à ce que notre culture comporte de plus élaboré si ce n'est en tentant de leur faire comprendre le pouvoir émancipateur, pour eux-mêmes et dans leur situation précise, de cette culture? Et comment y parvenir sans bricoler des médiations précaires, élaborer des outils provisoires et imparfaits grâce auxquels les contenus culturels peuvent venir donner sens à ce qu'ils vivent? Pourquoi récuser la didactique au nom d'un contact direct et miraculeux avec les textes fondateurs? L'instrumentalisation ne vient pas vider la culture de son sens, elle permet de le découvrir... Et, enfin, comment ceux qui préconisent le retour à l'"instruction pure" ne voient-ils pas qu'en jetant l'anathème sur ce qu'ils nomment "l'animation socioculturelle", ils nous préparent une société d'experts suffisants et intolérants, cultivés peut-être, mais incapables eux aussi, comme les petits émules des idéologues ultra-libéraux, de fonder ensemble une socialité solidaire? Face à ces attaques convergentes, tout le travail pédagogique décrit dans ces pages, porté par cette revue et bien d'autres, risque bien d'être remis en question. Les militants pédagogiques s'épuisent, ne trouvant plus guère de soutien autour d'eux. Les impulsions institutionnelles positives prises depuis de nombreuses années, grâce à l'action incessante et courageuse d'hommes comme André de PERETTI, Antoine PROST ou Louis LEGRAND, ont du mal à passer dans les faits. Les initiatives récentes, comme la mise en place des IUFM et l'organisation de l'école primaire en cycles, sont victimes de soubresauts incessants sous les coups de boutoir d'adversaires qui profitent de toutes les hésitations des politiques pour déstabiliser autant qu'ils le peuvent l'édifice. Sur le terrain, les choses avancent parfois, mais au prix du dévouement missionnaire de chefs d'établissements qui tiennent encore envers et contre tout... En réalité, mon sentiment est que les acquis sont bien minces et qu'il nous faut nous donner d'urgence une doctrine provisoire susceptible de rassembler ce qu'il reste aujourd'hui d'une tradition que j'ose appeler, faute de mieux et en mesurant bien tous les risques que je cours ainsi, "humaniste". Cette doctrine pourrait se fonder sur deux affirmations essentielles pour moi: 1) nul ne doit être privé de l'accès à la culture qui, seule, lui permet de penser le monde et de se penser dans le monde; 2) une culture qui s'impose aux personnes par la violence et sans respecter leur cheminement propre n'est pas digne de porter ce nom. Et d'abord, nul ne doit être privé de l'accès à la culture qui lui permet de penser le monde et de se penser dans le monde; nul ne doit ignorer ce qui donne sens à son histoire, lui permet de comprendre l'univers matériel, les enjeux technologiques mais aussi les grands domaines de la création artistique... Certes l'Ecole ne peut, dans tous ces domaines, prétendre à l'exhaustivité, mais, au moins, doit-elle, présenter suffisamment les connaissances de base pour que l'élève, au sortir de sa scolarité, ne dispose pas seulement d'une "liberté du vide"; qui n'a jamais rencontré le bonheur de connaître, de comprendre, de ressentir une émotion littéraire, musicale ou picturale ne peut choisir, un jour, de sacrifier un feuilleton télévisé à la lecture d'un essai ou d'un poème. Or, sur ces plans-là, nous sommes loin du compte. Une enquête effectuée l'an dernier par un groupe de mes étudiants montre qu'un élève de fin de troisième n'est pas en mesure de comprendre 20% des informations publiées dans un quotidien régional. Il ne peut s'approprier les informations des rubriques politique, économique, littéraire, cinématographique, sportive... tout juste peut-il comprendre les échos de la vie de quartier et quelques faits-divers. Interrogés sur la fréquentation des équipements culturels, 4% d'entre eux disent aller quelquefois au théâtre, 2% fréquentent une bibliothèque... et moins de 5% vont de temps en temps dans le Centre de Documentation de leur propre établissement scolaire. Et l'on voudrait diminuer la scolarité obligatoire, renvoyer de l'Ecole le plus tôt possible ceux et celles qui sont en situation d'échec! On argue du fait que l'institution scolaire ne peut pas les traiter et que leur intégration fait baisser le niveau... comme si la prise en compte de problèmes nouveaux n'était pas un moyen - souvent le seul moyen - de faire progresser une institution, au plus grand bénéfice de tous ses usagers... Un défi s'impose à nous, un défi de l'importance de celui que Jules FERRY eut le courage d'affronter: parviendrons-nous à ce que, à l'issue de la scolarité obligatoire, tous les jeunes disposent des outils culturels leur permettant, quelle que soit leur insertion professionnelle future, d'accéder à l'intelligence du monde dans lequel ils vivront? Parviendrons-nous à construire un collège qui soit un véritable creuset intellectuel et social où des pratiques différenciées associées à des enseignements communs permettront à chacun de se sentir respecté dans sa différence et de ne pas se vivre, pour autant, comme mis à l'écart s'il éprouve des difficultés? Saurons nous associer le bénéfice de traitements spécifiques avec l'intérêt d'une formation commune? La difficulté est de taille... Mais c'est sans doute là la grande tâche éducative de cette fin de siècle : NAPOLEON a pensé le lycée, Jules FERRY l'Ecole primaire... le collège n'a jamais vraiment été pensé pour lui-même: hésitant entre une « sur-école » primaire ou un « sous-lycée », il est devenu le lieu majeur de l'échec, une vaste gare de triage que des adolescents, déjà déstabilisés par un univers où ils ont à la fois trop de place dans l'imaginaire collectif publicitaire et pas assez dans les préoccupations réelles des adultes, fréquentent par habitude, sans conviction ni intérêt. La facilité, bien sûr, serait de déscolariser une partie de ces jeunes, directement ou par d'habiles manipulations institutionnelles. Mais c'est, pour moi, une facilité qu'il faut refuser de toutes nos forces si nous ne voulons pas préparer de terribles explosions sociales. Et, pour refuser cette facilité, il nous faut chercher, chercher inlassablement, les moyens pédagogiques et les outils didactiques susceptibles de nous permettre de relever ce défi. Les Sciences de l'Education, tant attaquées aujourd'hui, travaillent obstinément dans ce sens. Chacun aura bien vu, à l'énoncé de cette première condition, et en se souvenant de ce que j'ai écrit plus haut sur "le retour de l'éthique", les dangers qu'elle comporte: à rechercher obstinément les moyens les plus efficaces de transmettre la culture, ne risque-t-on pas de basculer dans la manipulation, voire le dressage? Cette instrumentalisation, si nécessaire, ne risque-t-elle pas de faire oublier que c'est de sujets qu'il s'agit et non d'objets, que l'essentiel est de faire émerger une liberté et non de façonner un individu conformément à un modèle préétabli? C'est pourquoi je tiens tant à ma deuxième conviction: une culture qui s'impose par la violence n'est pas digne de porter ce nom. Ainsi la véritable universalité de la culture est celle qui se construit dans l'acte pédagogique lui-même, dans une négociation bien souvent médiocre mais où l'autre, l'enfant, l'élève, l'étudiant, entrevoit que ce qu'on lui présente peut donner du sens à son existence. Victor HUGO n'est pas un auteur universel parce que quelques académiciens en ont décidé un jour ainsi, il est un auteur universel parce que des instituteurs, des professeurs ou des parents sont parvenus, de temps en temps, en mettant en oeuvre des moyens pédagogiques de toutes sortes, à faire partager un peu d'émotion à des enfants à la lecture des Misérables. Ainsi, contrairement à ce que l'on nous raconte parfois, il n'y a pas incompatibilité entre l'universalité de la culture et l'effort pédagogique: la première n'a d'existence que par le second. Une culture qui s'impose à des sujets sans prendre en compte leur cheminement propre, sans respecter leur histoire, sans faire appel à leur liberté, n'est pas une culture; elle nie même ce qui fonde le concept de culture universelle; elle se met en contradiction avec ce qui lui permet de prétendre à l'universalité, c'est-à-dire la possibilité, pour tous les hommes, de s'y reconnaître librement. L'universel ne s'impose pas, il se propose et c'est dans l'acte même de cette proposition, dans les transactions médiocres et locales que quelques éducateurs parviennent à réaliser quand ils échappent à la facilité du "c'est comme ça", que la civilisation prend un peu le pas sur la barbarie. En conclusion : l'aveu Il est temps d'avouer l'essentiel. Si mon inquiétude est grande aujourd'hui c'est que bien des discours sur l'éducation et l'enseignement font l'impasse sur la dimension personnelle de l'acte d'éduquer et d'enseigner. D'excellents systèmes idéologiques fonctionnent à merveille dans les débats d'intellectuels; quelques ersatz de ces discours font le bonheur des gazettes et des discussions entre amis... Mais il faut une blessure grave pour que l'essentiel affleure: qu'un enfant se drogue, bascule dans la violence aveugle, se rende malade pour ne plus aller à l'école, s'enorgueillisse de ses échecs scolaires, ou pire encore, et voilà que les échafaudages s'écroulent et que bien des choses sont remises à leur place. Je sais bien qu'on n'a pas vraiment le droit de dire cela, que rien n'est plus facile que de glisser dans le pathétique et de s'enfoncer dans le mélodrame. Mais je suis convaincu aussi, et plus que jamais, que la réalité éducative s'éprouve au ras du sol, non dans les grandes déclarations d'intention ni dans les systèmes élaborés, mais dans la confrontation avec des situations précises et dans la position que l'on y prend. Je suis convaincu que les finalités se donnent à lire quand on accepte de se soumettre à l'épreuve d'un événement ou d'un concept, bien plutôt que dans les projets éducatifs consensuels aussi généraux que généreux. Je suis convaincu qu'il vient toujours un moment en éducation où, en marge des systèmes de justifications et des savants argumentaires, il faut bien "se découvrir". À vrai dire, et pour me découvrir un peu, je crois que l'éducation s'effectue dans la rencontre d'hommes, dans un colloque singulier pour lequel nous ne serons jamais trop outillés mais pour lequel tous nos outillages seront à jamais insuffisants. À vrai dire, je crois qu'éduquer c'est accéder à l'universalité d'une culture qui s'ébauche quand l'homme refuse de soumettre l'autre mais décide de se soumettre avec lui à un échange sans violence. Je suis convaincu que la seule et vraie culture se construit dans la rencontre avec cet homme que Primo LEVI décrit au retour des camps de la mort, cet "homme fort et doux, contre qui viennent s'émousser les armes de la nuit". Philippe MEIRIEU
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