AIDE |
La question de l'aide en général, et de l'aide pédagogique en particulier, nous place au coeur d'un problème éthique. Peut-on parler d'une éthique de l'aide ? Cela n'est pas facile et nous renvoie à trois contradictions : 1) l'éthique relève de la symétrie entre les personnes et l'aide relève de la dissymétrie ; 2) l'éthique relève de la reconnaissance de l'altérité (y compris dans son caractère inconnaissable) et l'aide relève de la connaissance de la différence de l'autre ; 3) l'éthique relève toujours d'un choix individuel, de la responsabilité personnelle, alors que l'aide relève aujourd'hui - surtout si on l'associe à la prévention - d'une organisation collective et sociale. Explorons plus en détail les trois éléments de cette contradiction. Première contradiction : l'éthique relève de la symétrie entre les personnes et l'aide relève de la dissymétrie. L'éthique est affaire de parité, elle est « reconnaissance sans préalable » entre des sujets, espérance d'une relation où le pouvoir de l'un sur l'autre serait aboli. C'est ce que dit admirablement bien Vladimir Jankélévitch dans Le paradoxe de la morale : dès lors que l'on met un préalable, une seule exception ou une restriction, on n'est plus dans l'éthique. L'éthique s'oppose à la restriction représentée par l'expression en tant que , qui porte en elle les germes de l'exclusion et de toutes les formes de racisme. Dès lors que je mets un préalable : "les gens sont respectables, estimables, mais en tant que... à condition que..." , j'ouvre la porte au contraire même de l'éthique, puisque je bascule dans l'amour de l'autre sous condition, alors que l'éthique, c'est l'amour de l'autre sans condition. L'éthique requiert intrinsèquement une forme de parité : l'autre est un sujet, un vrai sujet, qu'il soit handicapé, malade mental, blanc, noir, jaune, juif... il est un sujet. Cette radicalité de son existence en tant que sujet crée entre lui et moi une relation symétrique :» Je suis un sujet, il est un sujet ». L'éthique peut donc apparaître contradictoire à la relation d'aide, puisqu'il y a une forme de dissymétrie constitutive de la relation d'aide : quelqu'un est censé être "aideur" et un autre est censé être aidé. Or, il existe toute une pensée, qui retrouve aujourd'hui une véritable force, qui nous donne à penser qu'il y a des conditions pour que l'autre soit sujet. Quand ce ne sont pas des conditions qui relèvent du racisme ou de l'ostracisme, ce sont des conditions qui relèvent de la compassion : pour que l'autre soit sujet, il faut qu'il soit aidé. Avant, il en est incapable, il n'a pas assez de « potentiel » ou de volonté... Comme si l'aide était un préalable à la reconnaissance du sujet dans l'autre. Or, c'est une forme de mépris, puisque c'est conditionner la reconnaissance de l'autre en tant que sujet à l'aide qui pourra lui être apportée. Cela peut prendre des formes plus ou moins systématiques dans certains milieux intellectuels : on dit que les êtres sont respectables dès lors qu'ils sont « conscientisés »... c'est-à-dire qu'on ne les reconnaît comme sujets que lorsqu'on s'est assuré au préalable qu'ils pensaient comme nous. Cela peut prendre des formes très euphémisées : "Les enfants ne seront des sujets qu'à l'issue de l'éducation que nous allons leur donner". Mais l'issue de l'éducation, c'est quel jour ? Le jour de leur dix-huitième anniversaire ? Le jour de leur baccalauréat ? Le jour de leur premier rapport sexuel ? Le jour de leur mariage ? Le jour où ils voleront leur premier autoradio ? Dès lors que nous posons une limite, nous établissons une frontière entre le moment où la personne ne serait pas sujet et le moment où elle le deviendrait. L'arbitraire s'installe, et l'éthique même, dans son principe, est niée. Car, l'éthique exige qu'il n'y ait jamais de frontière a priori entre les hommes, comme elle exige qu'il n'y ait jamais de condition pour qu'un homme soit reconnu comme sujet. Toute personne est déjà sujet, y compris si elle est dépendante, petit enfant... Ce qui ne veut pas dire qu'elle est responsable juridiquement de ses actes, mais qu'elle peut entrer en relation avec un autre sujet dans une relation symétrique. Or, dans l'éducation, il y a toujours dissymétrie institutionnelle et la relation d'aide est l'expression même de cette dissymétrie... comme il y a toujours dissymétrie institutionnelle entre le professeur et ses élèves, entre le chef et ses subordonnées. Ce n'est pas la peine de le nier ou de se livrer à des gymnastiques non directives qui ne tromperaient personne : cette dissymétrie est constitutive de l'idée même de l'aide. Elle existe entre l'infirmier et le malade, entre le bénévole de la Croix-Rouge et le SDF... Mais, pour que le SDF accepte la parole du bénévole de la Croix-Rouge, pour que l'enfant accepte la parole de l'adulte, il faut que s'installe une symétrie éthique au sein même de cette dissymétrie institutionnelle , c'est-à-dire que l'autre entende qu'en dépit de notre différence de statut, nous nous reconnaissons comme participants d'une même humanité et que nous nous reconnaissons réciproquement comme des sujets capables de faire des choses ensemble, dans une alliance de sujets, qui n'est pas une alliance stratégique, mais une alliance éthique, de sujets qui se reconnaissent entre eux. Parler d'une « éthique de l'aide », c'est donc peut être se demander comment, dans des relations inévitablement dissymétriques, et a fortiori avec les très jeunes enfants, on peut introduire une éthique qui permette la reconnaissance réciproque des sujets, reconnaissance qui est une anticipation nécessaire, puisque c'est en la reconnaissant que nous la faisons advenir. Deuxième contradiction : l'éthique relève de la reconnaissance de l'altérité, dans sa radicalité inconnaissable - et l'aide relève de la connaissance de la différence de l'autre. En effet, l'éthique nécessite une reconnaissance de l'altérité dans ce qu'elle a d'irréductible, alors que l'aide nécessite toujours un diagnostic au sens large, donc une connaissance de l'autre. Je voudrais insister sur cette contradiction pour montrer qu'en la prenant positivement, on peut s'en sortir par le haut. L'éthique est reconnaissance de l'altérité, acceptation que quelque chose nous échappe dans la connaissance de l'autre, avec une « opacité incontournable » comme dit Husserl. Aussi loin que j'irai dans la connaissance de l'autre, la réalité de la conscience de l'autre m'échappe toujours, et heureusement ! Dans un couple, fut-il un vieux couple, la transparence est un voeu qui n'est surtout pas pieux... d'ailleurs, si nous étions transparents les uns aux autres, aucun couple ne tiendrait plus de quelques minutes ! Fort heureusement, nous ne sommes pas transparents les uns aux autres, nous cachons beaucoup de choses, y compris aux personnes qui nous sont les plus proches, ce qui présente l'avantage d'avoir quelque chose à leur dire et de pouvoir continuer à leur parler. Si nous étions transparents les uns aux autres, nous n'aurions plus aucun malentendu à dissiper, ce qui serait terriblement ennuyeux, puisque la vie collective consiste essentiellement à éclaircir les malentendus. Comme nous ne pouvons jamais les dissiper vraiment, nous pouvons continuer à vivre longtemps ensemble... alors qu'un amour dans lequel nous posséderions complètement la conscience de l'autre serait mortifère : n'ayant plus rien à apprendre, ni de lui, ni sur lui, il ne nous resterait plus qu'à nous séparer ! Ainsi, l'opacité nous permet-elle de continuer à espérer de temps en temps construire des relations entre nous. Heureusement qu'il y a de l'opacité dans la relation éducative, sinon, nous serions dans le dressage. Si, par exemple, nous disposions d'une vue du fonctionnement du cerveau en temps réel de chaque élève, nous saurions s'il nous écoute ou pas. On voit bien que, dans la relation pédagogique, la volonté d'une connaissance parfaite de ce qui se passe dans la conscience de l'autre va à l'encontre même du projet pédagogique, de l'éthique éducative... qui, elle, est acceptation que l'autre m'échappe, y compris quand je crois avoir du pouvoir sur lui. Le fait que l'autre m'échappe est la condition pour que la relation soit éthique. Si l'autre est sous mon emprise, la relation n'est pas dans l'ordre de l'éthique. Qu'en est-il alors pour la relation d'aide qui requiert, au contraire, une connaissance de l'autre ? En effet, aider quelqu'un, c'est connaître ses besoins, c'est diagnostiquer ses difficultés et, au nom de l'efficacité, nous sommes toujours tentés de pousser la démarche diagnostique jusqu'à une démarche que Maurice Merleau-Ponty appelait entomologique, avec le risque que les individus deviennent des objets dans des cases, qu'ils soient réduits à leurs symptômes, à des catégorisations qui permettent d'organiser des remédiations. Entendez-moi bien : il n'y a sûrement pas d'autres moyens d'aider quelqu'un que de diagnostiquer ses difficultés pour pouvoir effectuer des remédiations ; mais si la démarche de diagnostic est radicalisée jusqu'à oublier que l'éthique est la reconnaissance d'une altérité, d'une inconnaissance radicale de l'autre, elle objective le sujet, elle le réduit alors qu'elle prétend l'aider. Elle le déconstruit, elle en fait un ensemble de symptômes, un objet de classification, et non pas quelqu'un avec qui l'on va entrer dans une relation dynamique. Nous ne pouvons pas renoncer aux classifications, car le classement nous permet de repérer des moyens de réagir et, donc, de professionnaliser l'aide. On n'aide pas de la même manière un handicapé mental et un handicapé physique, un élève en difficulté et un élève en échec, un élève en échec pour des raisons personnelles, pour des raisons familiales ou pour des raisons sociales... Vous voyez bien qu'en poursuivant la démarche, nous arrivons à une objectivation du sujet, à une forme de négation de l'éthique au profit d'une instrumentalisation. Il y a quelque chose qui doit nous interpeller dans cette contradiction : nous ne pouvons aider, diagnostiquer, identifier les difficultés et affiner nos remédiations, que si, simultanément nous acceptons : le caractère radicalement opaque de la conscience de l'autre, le fait que la classification n'est qu'une opération provisoire, et qui ne permet en aucun cas de réduire l'autre à ce que je dis de lui. On voit bien ainsi que l'éthique de l'aide, c'est chercher les causes d'une difficulté et en même temps, ne jamais réduire l'autre à ces causes-là, car, sinon, il ne serait plus autre. Son altérité se dissoudrait dans une typologie. Si je me permets d'insister sur ce point, c'est que tout éducateur a, légitimement, une sorte de frayeur devant l'altérité, parce que, précisément, l'altérité nous échappe, nous n'avons pas prise dessus. Nous devons donc en permanence canaliser cette frayeur pour ne pas y répondre par une classification rassurante : "Il est ceci, il est cela". Il faut connaître le statut de cette classification : provisoire, approximative, un outil... Mais en aucun cas, au risque d'évacuer l'éthique dans l'aide, une réduction de la personne à ce que je dis d'elle. Troisième contradiction : l'éthique relève toujours d'un engagement individuel, de la responsabilité personnelle, alors que l'aide relève aujourd'hui d'une nécessité collective et sociale, organisée, voire orchestrée par des institutions. L'éthique, au sens fort, n'est pas affaire d'institution, elle est toujours un engagement personnel, la décision de faire passer l'autre avant soi. Cette décision, aucune institution ne peut la prendre à ma place ; elle est même, et fondamentalement, de l'ordre de l'improbable. Emmanuel Lévinas écrit, dans son ouvrage Entre nous - Essai sur le penser-à-l'autre , que « c'est là, à proprement parler, que l'humain commence, pure éventualité et éventualité pure ». « Pure éventualité et éventualité pure » : rien n'est plus improbable que cette hypothèse-là, en termes éthiques. Car, nous sommes des êtres perpétuellement tentés de nous replier sur nous-mêmes, d'être ce que nous sommes et de nous suffire à nous-mêmes. Accepter, à un moment donné que l'autre est plus important que nous, est une « pure éventualité », et Emmanuel Lévinas explique que cette éventualité est improbable, du fait de l'existence même des humains. Car, si nous étions complètement dans le "se-vouer-à-l'autre", nous disparaîtrions nous-mêmes. Il y a donc une haute improbabilité de l'éthique, et c'est un miracle qu'il existe des gens qui, à un moment donné, fassent de la place à l'autre et ne se replient pas sur eux-mêmes. Ce n'est pas l'égoïsme qui est extraordinaire, c'est la véritable générosité. Ainsi, l'on ne pourra jamais institutionnaliser l'éthique : elle aura toujours ce caractère d'engagement personnel. Or, aujourd'hui, l'aide est institutionnalisée, elle est même organisée dans de gigantesques dispositifs (économiques, juridiques...) qui ne peuvent pas être des « dispositifs éthiques » puisque l'éthique n'est pas du domaine des dispositifs. Elle relève du choix individuel de chacun. Pouvons-nous dépasser cette contradiction ? Je crois que nous ne pourrons jamais la dépasser complètement, mais nous pouvons réfléchir à la manière dont les institutions peuvent être nourries par les engagements de chacun, et nous demander comment l'engagement de chacun peut faire tenir les institutions, en veillant à ce qu'elles ne soient pas seulement des appareils. Nous pourrions imaginer, en effet, une société où l'aide serait complètement organisée, et où il ne manquerait rien ; mais ce ne serait qu'un appareillage, dès lors qu'au sein de ces dispositifs, les personnes ne participeraient pas d'un engagement individuel et collectif, qui est de l'ordre de l'instituant, et qui n'est jamais de l'ordre de l'institué. Voilà, me semble-t-il, trois des contradictions qui peuvent être pointées à travers la notion d' « éthique de l'aide », contradictions qui ne sont pas insurmontables, mais pour lesquelles il faut être lucide pour pouvoir les dépasser. Je voudrais conclure en vous lisant un texte extrait de La trêve de Primo Lévi. Cet auteur a survécu à Auschwitz, et dans ce récit, il raconte ce qui s'est passé entre le moment où l'armée soviétique a libéré le camp et le moment où les prisonniers sont rentrés chez eux. Il y a eu quelques semaines très difficiles. Il raconte comment il a retrouvé la vie à travers un personnage, et il raconte aussi une relation d'aide un peu particulière qui concerne un enfant : "Tard le soir, le camp retentissait de cris joyeux ou irrités, d'appels, de chansons. Cependant, mon attention et celle de mes voisins de lit arrivait rarement à se distraire de la présence obsédante, impérieuse et fatale du plus petit et du plus désarmé d'entre nous : le plus innocent, un enfant, Hurbinek. Hurbinek n'était rien, c'était un enfant de la mort, un enfant d'Auschwitz. Il ne paraissait pas plus de trois ans, personne ne savait rien de lui. Il ne savait pas parler et n'avait pas de nom : ce nom de Hurbinek lui venait de nous, peut être d'une des femmes qui avait rendu de la sorte un des sons inarticulés que l'enfant émettait parfois. Il était paralysé à partir des reins et avait les jambes atrophiées, maigres comme des flûtes ; mais ses yeux, perdus dans un visage triangulaire et émacié, étincelaient, terriblement vifs, suppliants, affirmatifs, pleins de la bonne volonté de briser ses chaînes, de rompre les barrières mortelles de son mutisme. La parole qui lui manquait, que personne ne s'était soucié de lui apprendre, le besoin de la parole jaillissait dans son regard avec une force explosive : un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui jugeait, que personne d'entre nous n'arrivait à soutenir, tant il était chargé de force et de douleur. Personne, sauf Henek, mon voisin de lit, un jeune hongrois de quinze ans, robuste et florissant. Henek passait ses journées à côté du lit de Hurbinek. Il était plus maternel que paternel : et sans doute si notre cohabitation précaire s'était prolongée, Hurbinek, grâce à Henek, aurait appris à parler ; sûrement mieux qu'avec les jeunes polonaises trop tendres et futiles qui l'étourdissaient de caresses et de baisers, mais n'entraient pas dans son intimité. Au contraire, Henek, avec une obstination tranquille, s'asseyait à côté du petit sphinx, protégé contre la puissance triste qui en émanait, il lui portait à manger, arrangeait ses couvertures, le lavait avec des mains habiles, sans répugnance, et il lui parlait. Il lui parlait toute la journée, en hongrois naturellement, dans sa langue à lui, d'une voix lente et patiente. Au bout d'une semaine, Henek annonça sérieusement et sans l'ombre d'une présomption que Hurbinek disait un mot. Quel mot ? Il l'ignorait, un mot difficile, pas hongrois, quelque chose comme "mass-klo", "matisklo". La nuit, nous tendîmes l'oreille et c'était vrai. Du coin de Hurbinek venait de temps en temps un son, un mot, pas toujours le même, à vrai dire, mais certainement un mot articulé, mieux, plusieurs mots articulés de façon très peu différentes, des variations expérimentales autour d'un thème, d'une racine, peut être d'un nom. Tant qu'il resta en vie, Hurbinek poursuivit avec obstination ses expériences. Les jours suivants, nous l'écoutions tous en silence, anxieux de comprendre. Il y avait parmi nous des représentants de toutes les langues d'Europe, mais le mot de Hurbinek resta secret. Ce n'était certes pas un message, une révélation, mais peut être son nom, si tant est qu'il en ait eu un. Peut-être, selon une de nos hypothèses, voulait-il dire "manger" ou peut être "pain", ou "viande", en bohémien, comme le soutenait avec de bons arguments un de nous qui connaissait cette langue. Hurbinek qui avait trois ans, qui était né à Auschwitz, et n'avait jamais vu un arbre, Hurbinek qui avait combattu comme un homme jusqu'au dernier souffle pour entrer dans le monde des hommes, dont une puissance bestiale l'avait exclu. Hurbinek le sans nom, dont le minuscule avant-bras portait le tatouage d'Auschwitz, Hurbinek mourut les premiers jours de mars 1945, libre mais non racheté. Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles." Voilà une relation d'aide... et une relation d'aide dans une situation que l'on pourrait considérer comme particulièrement désespérée : Auschwitz, un enfant de trois ans, sans jambes, et qui ne parle pas... Il y a là « des jeunes polonaises tendres et futiles » qui s'agitent s'agitent autour de lui en minaudant. Mais « étourdir de caresses » n'est pas une vraie manière d'aider. Or, il y a quelqu'un d'autre, un jeune homme de quinze ans - qui, par ailleurs, n'est pas très recommandable puisqu'il a survécu à Auschwitz en faisant du trafic -, mais qui va aider Hurbinek en s'asseyant à côté de lui et en lui parlant. Il lui parle dans sa langue à lui, anticipant dans l'autre la parole que l'autre n'a pas, et il a raison. Si nous attendions que les enfants sachent parler pour leur parler, ils ne parleraient pas souvent. Il faut bien anticiper la parole chez celui qui ne l'a pas pour qu'elle émerge, et c'est ce que fait Henek, tranquillement, obstinément, simplement. Et il y a un miracle : Hurbinek dit un mot, mais nous ne savons pas ce qu'il dit. Il répond à la relation d'aide, mais nous ne comprenons pas comment. Cela pourrait être un échec, mais ce n'est pas un échec. Il n'est pas nécessaire que nous comprenions la réponse de l'autre pour que nous ayons réussi. Peut être faut-il, de temps en temps, accepter de ne pas comprendre ? "Massklo", "matisklo", personne ne sait ce que cela veut dire, et pourtant cette relation d'aide réussit au moins parce que cet enfant est mort libre, libre dans Auschwitz. Hurbinek, qui avait trois ans, aurait pu mourir comme une bête, mais une relation d'aide profondément éthique s'est manifestée auprès de lui de la part d'un enfant de quinze ans, qui n'avait pas une formation de rééducateurs, un enfant de quinze ans qui était même un voyou. Mais parce qu'il y a eu une relation d'aide avec cette dimension éthique, Hurbinek, « qui avait trois ans, qui était né à Auschwitz et qui n'avait jamais vu un arbre », Hurbinek mourut libre. Puissions-nous nous souvenir de sa leçon... Philippe MEIRIEU |