ANTICIPATION

Peut-être cela paraîtra-t-il étonnant à beaucoup, mais je crois que la crise de l'éducation que nous vivons aujourd'hui peut être analysée comme une crise du rapport éducatif et de la gestion de ce que l'on pourrait nommer « la distance éducative » ou, plus exactement, comme une difficulté à anticiper « justement » ce qu'il convient d'attendre des personnes que l'on veut éduquer. En effet, à écouter certains discours, à observer, dans les établissements scolaires, les difficultés des enseignants et, sur un plan plus général, les convulsions des politiques éducatives, on peut se demander si ce qui fait problème n'est pas d'abord le rapport de l'adulte à l'enfant, d'un adulte qui ne sait plus exactement ce qu'est l'enfant, ce qu'il doit attendre de lui et ce qu'il peut en exiger.

Car, sans doute pressentons-nous tous, plus ou moins, qu'en parlant aux enfants "comme à des enfants" - c'est-à-dire, en réalité, en fonction de notre propre image de l'enfance, de cette représentation de "miniature" colorée et chatoyante qui nous fascine, nous amuse et nous permet de les traiter   comme nos "jouets" -, nous faisons tout, en réalité, pour qu'ils restent des enfants. De même qu'en parlant à un homme comme à un esclave nous savons qu'à coup sûr il nous répondra en esclave. L'éducateur doit donc "anticiper" chez l'enfant ce qu'il veut faire advenir, anticiper sa raison, sa conscience et sa liberté... et cela simplement dans l'espoir qu'ainsi l'enfant progresse précisément vers la raison, la conscience et la liberté. Le fait même de lui imputer des actes dont on sait, par ailleurs, qu'ils ont pu lui être dictés par des influences qu'il ne maîtrisaient pas, "convoque" en quelque sorte sa liberté, interpelle sa conscience et l'aide sans doute à grandir. Anticiper dans l'autre sa liberté, anticiper en lui l'humanité est une nécessité essentielle pour qu'il puisse se hausser jusqu'à cette liberté et construire sa propre humanité. Mais, de plus, l'anticiper dans sa liberté c'est aussi, et indissociablement, s'interdire de l' "interpréter", de se donner comme détenant nous-même sa vérité, capable de le comprendre de l'extérieur en fonction de nos propres grilles de lecture; c'est accepter ce "non-savoir" sur lui qui nous permet de le rencontrer et de trouver parfois, dans cette rencontre toujours imprévisible, quelque chose comme un peu de bonheur.

Mais nous savons bien que cette anticipation est toujours un risque majeur : l'autre peut, en effet, ne pas honorer ma confiance, ne pas se montrer à la hauteur des espérances que j'ai mises en lui... et légitimer un recours et un retour à l'ordre sous le regard satisfait des observateurs cyniques, spécialistes du "je vous l'avais bien dit!". Ceux-là dénoncent alors l'immensité des ambitions pédagogiques qui ont provoqué, expliquent-ils, la catastrophe; ils critiquent le fait que l'on a voulu faire endosser à l'enfant des responsabilités qu'il n'était pas prêt à porter... et demandent que l'on adapte strictement le comportement éducatif à ce que l'on sait de l'enfant, à ce qu'il est aujourd'hui capable de faire. Le risque se renverse alors: à définir les comportements éducatifs à partir des capacités présentes des enfants - ou de celles que l'on   imagine - on a bien peu de chances de les faire progresser et toutes les chances, au contraire, pour qu'ils se complaisent dans le confort de l'obéissance tranquille et de la critique facile.

C'est que nous nous trouvons ici, en réalité, devant l'une des difficultés majeures de l'entreprise éducative : il faut anticiper la raison et la liberté dans l'autre pour qu'il les acquière, mais il ne peut y accéder que si, d'une certaine manière, il les possède déjà. En d'autres termes, pour que quelqu'un ressorte de l'éducation, il conviendrait qu'il soit déjà éduqué... sinon, comment pourrait-il entendre et recevoir la parole de l'éducateur? Il faudrait, paradoxalement, postuler que les personnes sont déjà formées pour entreprendre leur formation et cette postulation ferait rater, presque à coup sûr, l'entreprise éducative.

Ainsi, par exemple, l'enseignant qui met en place une "pédagogie de l'autonomie" suppose-t-il souvent que ses élèves sont déjà autonomes et cela l'entraîne alors, presque immanquablement, à l'échec... Son collègue qui, lui, "prend les élèves comme ils sont", se condamne, de son côté, à les laisser tels qu'ils sont... L'un et l'autre ne peuvent donc que rater leur but et l'aller-retour entre les deux attitudes ne présente guère plus de garantie d'efficacité. Or il faudrait bien, pourtant, sortir de ce cercle vicieux et parvenir à mettre en place une "anticipation" qui soit réellement éducative.

La difficulté est considérable... De nombreux auteurs s'y sont affrontés. KANT, à sa manière, en affirmant la nécessité d'un "dressage" préalable qui rend l'individu disponible au travail de la raison, s'est efforcé de sortir de l'aporie... mais il bute immanquablement sur la béance ouverte entre la renonciation aux passions, quand elle est imposée par les contraintes éducatives, et le moment où l'individu, à sa propre initiative, "ose faire preuve de sa raison". Et Hanna ARENDT, en affirmant la nécessité de protéger l'enfant du "monde" pour lui permettre d'acquérir les savoirs qui lui permettront   d'être adulte et de développer librement ses potentialités créatrices, n'est pas en mesure d'assigner un autre terme à l'éducation que l'obtention du "premier diplôme supérieur": elle bute, elle aussi, inéluctablement sur ce qui permet au sujet d'"entrer dans le monde", sur le moment où l'éducation s'achève parce que l'enfant décide lui-même de "prendre sa place"...

Aussi, pour surmonter le paradoxe, il vaudrait sans doute mieux regarder du côté de PESTALOZZI, de KORCKACK ou encore de FREINET: parce que ceux-là se sont affrontés directement au paradoxe de l'anticipation, ils peuvent, peut-être, mieux que beaucoup d'autres, nous donner quelques moyens, sinon de le surmonter, du moins d'en faire une tension positive dans notre action éducative. Dans leur sillage, contentons-nous ici d'indiquer quelques pistes qui mériteraient de longs développements.

D'abord, il faut observer   l'extraordinaire "complicité objective" (comme on disait jadis), sur cette question de l'anticipation, de l'"idéaliste" et du "réaliste" : l'un et l'autre s'interdisent d'accéder à la compréhension de l'entreprise éducative... Le "réaliste", en se calant sur ce que les personnes sont déjà, s'interdit de les faire progresser; l'"idéaliste", en les prenant   pour ce qu'il voudrait qu'elles soient, leur interdit de le devenir. Le premier les fixe dans leur passé en leur empéchant de le contredire, le second les condamne à le reproduire en ne proposant aucune médiation pour le dépasser. Or, le "pédagogue" est précisément celui qui refuse l'oscillation psychotique entre la résignation et l'illusion, oscillation qui obture tout avenir et oblitère toute histoire, oscillation où s'enferme, pour se justifier dans un incessant aller-retour, celui qui renonce à éduquer... Et l'issue n'est pas ici, comme la métaphore le suggère bien, dans un arrêt au "juste milieu", dans une position figée et, pour tout dire, impossible; l'issue est dans la tentative pour sortir de la logique   épuisante de l'oscillation et faire, même timidement, un pas en avant, un pas dans l'histoire... poser un acte ensemble où dans un jeu toujours difficile d'influence et de résistance existe un éducateur et émerge parfois un sujet.

Par ailleurs, il est sans doute plus facile de sortir de l'aporie de l'anticipation en distinguant "l'anticipation instrumentale", qui renvoie à l'élaboration des conditions requises pour que le sujet accède à la connaissance et à la liberté, et "l'anticipation éthique", qui renvoie à une attitude éducative par laquelle l'éducateur appelle en quelque sorte l'autre à faire preuve lui-même du courage requis pour tous les commencements?

La première forme d'anticipation consiste à mettre en place tous les dispositifs possibles pour que le sujet puisse progresser et construire son autonomie ; elle suppose l'analyse de son niveau de développement, de ses représentations, des pré-requis qu'il doit maîtriser, des outils qu'il faut mettre à sa disposition, des dispositifs susceptibles de l'aider à accéder à des savoirs ou à des comportements nouveaux que l'on attend de lui. Elle se concrétise par l'implication progressive du sujet dans le processus éducatif lui-même, la définition de cadres adaptés où il peut exercer sa responsabilité. Il s'agit ici d'appréhender le niveau de développement de l'individu et de se situer très précisément au delà, dans cette zone où, avec ce qu'il est et ce dont il dispose, il peut accéder à des savoirs nouveaux et à des comportements plus élaborés. Car se situer exactement au niveau atteint par l'enfant ce serait lui interdire de progresser... et se situer trop au delà, ce serait, de la même manière, lui proposer une progression qu'il n'est pas en mesure d'accomplir. En revanche, se placer dans le prolongement de ce qu'il est, fait et sait, mettre en place un dispositif où, grâce aux consignes et aux matériaux qui lui sont fournis, il peut mettre en oeuvre les compétences et les capacités qu'il possède déjà pour en acquérir de nouvelles, c'est   créer "l'appel d'air", engager une dynamique réaliste et porteuse d'espérance tout à la fois. En bref, et pour reprendre le cadre conceptuel proposé par VYGOTSKY, l'anticipation instrumentale consiste à travailler dans la "zone proximale de développement" d'un sujet, c'est-à-dire   assez en avance sur son développement pour que cela représente un progrès sensible mais point trop en avance pour que ce progrès lui soit accessible. L'anticipation instrumentale est donc de l'ordre de l'accompagnement... elle doit aller le plus loin possible avec le sujet mais ne peut lui faire faire l'économie de la décision du passage à l'acte.

On sait, en effet, que la minutie de tous les préparatifs ne supprime pas la nécessité de la prise de risque... Pour déclarer son amour, entrer dans un texte de MONTAIGNE, affronter la division ou commencer à rédiger un article, il y a, à un moment donné, un acte qui doit être posé, un acte en amont duquel il n'y a rien sinon le courage de la décision. Ainsi, par exemple, l'acte de prendre la parole est-il irréductible à toutes les techniques pour apprendre à parler... c'est même quand on aura eu le courage de prendre la parole que les techniques pour apprendre à parler prendront enfin tout leur sens.

C'est pourquoi l'anticipation instrumentale, aussi nécessaire soit-elle, ne peut se passer de l'anticipation éthique. L'anticipation éthique, elle, est dans cette qualité du regard qui donne à l'autre la confiance nécessaire pour qu'il fasse lui-même le pas et ose sa propre liberté. Elle est aussi dans ce souci de ne pas verrouiller les situations didactiques simplement pour lutter contre mes angoisses d'éducateur. Elle est dans cette volonté de laisser place à la parole de l'autre, de me dégager doucement, sans mettre en scène mon suicide pour apitoyer l'assistance, mais en faisant cet apprentissage de la pudeur qui est aussi un renoncement à ma toute puissance. En ce sens, l'anticipation éthique n'exclut jamais le risque pour l'éducateur, elle ne joue jamais "à coup sûr" puisque, par définition, je ne peux contrôler l'émergence de la liberté de l'autre.

                             Philippe MEIRIEU