APPRENDRE

Si je laisse de côté, un instant, les observations, lectures, travaux et réflexions qui constituent mon quotidien, depuis bien longtemps maintenant, sur la question des apprentissages… si je mets entre parenthèses la multitude de données, stabilisées ou embryonnaires, minutieusement recueillies et rigoureusement collectées par les psychologues, les sociologues, les anthropologues et les didacticiens sur ce que c’’est « apprendre »… si je me demande ce que, dans ces conditions, je peux dire sur cette question, qui soit vraiment essentiel à mes yeux… alors, de toute évidence, c’est en termes de « principes » qu’il faut que je m’exprime. Des « principes » qui renvoient tout autant à des expériences qu’à des valeurs, des « principes » qui ressaisissent ce en quoi « apprendre » est, au-delà des « faits », un « événement » proprement humain dont l’apparente banalité cache le caractère profondément mystérieux – j’allais dire miraculeux.

Bien sûr, comme tout le monde, je connais la chanson qui tourne en boucle : « Apprendre, c’est construire des connaissances et pouvoir les réutiliser à sa propre initiative. Tout individu apprend de manière singulière et en interaction avec les autres ; il le fait à partir de ce qu’il est et sait déjà, en fonction des contraintes et des ressources de la situation dans laquelle il se trouve… Et c’est cette situation que l’enseignant ou le formateur doivent concevoir de manière aussi rigoureuse que possible afin de faire échapper l’apprentissage à l’aléatoire des rencontres individuelles et de permettre à chacune et à chacun d’accéder à un niveau supérieur de développement cognitif. » Bien évidemment, il ne faut pas mépriser une telle définition. C’est un refrain qui permet de scander une infinité de couplets, sur tous les tons et dans tous les domaines. Aucun enseignant, jamais, n’en épuisera la fécondité. Se la rappeler tous les matins et mettre à l’épreuve de ses exigences sa pratique quotidienne relève de la plus élémentaire « hygiène professionnelle ». Élaborer, à partir de là, des séquences d’apprentissages rigoureuses en se plaçant « du point de vue de celui qui apprend » pour se demander « ce qu’il doit faire dans sa tête et comment l’y amener » est le b.a.-ba de toute pédagogie. Et une entreprise profondément nécessaire et salutaire qui restera à remettre sans cesse en chantier.

Pour autant, à s’en tenir à cette « mécanique », on risque bien des déconvenues. Et, d’abord, de voir son énergie technicienne s’épuiser face à l’indifférence, se briser contre le refus et la violence de certains, avant de se retourner, in fine, en fatalisme conformiste. Et puis – il faut bien le dire – la complexité d’un enseignement entièrement chevillé à cette définition de l’apprentissage, alliée à la difficulté de sa mise en œuvre dans des situations institutionnelles particulièrement contraintes, finit par épuiser beaucoup de bonnes volontés. Je connais quelques « pédagos », de la maternelle à l’université, - et même quelques formateurs en pédagogie ! – qui, las de « construire des séquences d’apprentissage » et de tenter de faire exister, dans le scepticisme général, un autre modèle que l’auditorium-scriptorium, aspirent secrètement à « faire un beau cours »… et advienne que pourra ! Nul, d’ailleurs, ne peut dire ici : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! » D’autant plus qu’après avoir cédé à la tentation, on observe parfois que, contre tout pronostic pédagogiquement correct, les résultats ne sont peut-être pas si catastrophiques que cela…

C’est pourquoi il faut accepter que « quelque chose » se joue sur une autre scène, ailleurs que dans la « bonne conception » et la « gestion rigoureuse » des dispositifs. Il y a toujours, en effet, un « je ne sais quoi » ou un « presque rien », comme dit Vladimir Jankélévitch, qui fait toute la différence. « Quelque chose » d’indéfinissable, qui s’échappe dès que la recherche académique tente de le formaliser, qui se volatilise dès que la hiérarchie institutionnelle veut le cerner et s’efforce de le ficher.

Car, comme dans un théâtre, il y a bien de la machinerie dans la rencontre « enseigner – apprendre » - et j’avoue bien volontiers être de ceux que les machineries séduisent infiniment – mais il y a aussi de l’événement, des désirs qui s’engrènent en une vibration irréductible à toute analyse rationaliste. Ce qui se passe là échappe en effet, tout à la fois, au langage inspectoral classique – cette association subtile de caractérologie et de moralisme – et au discours techniciste qui mêle habilement, en évoquant les « compétences », le behaviorisme et le management. Ce qui se passe là relève de la transmission, dès lors que l’on ne réduit pas ce terme à la formule « transmission de savoirs », mais qu’on l’entend comme « transmission d’un rapport au savoir ».

Il est là « l’événement » en effet – autant qu’on puisse le décrire : dans l’exigence que « l’appreneur » entretient avec ce qu’il enseigne et dans la jouissance qu’il trouve à exercer cette exigence.

Car ce qui caractérise un « savoir enseigné », c’est bien l’exigence de précision, de justesse, de rigueur et de vérité qui supporte son énonciation elle-même. C’est l’exigence d’une formulation exacte qui ne laisse rien échapper, c’est l’effort pour aller le plus loin possible dans l’intelligibilité du propos : mieux comprendre pour mieux convaincre, explorer toutes les possibilités pour illustrer et expliquer, chasser les malentendus, écarter les incompréhensions… Cette exigence intérieure du « transmetteur » restitue au savoir sa vitalité ; elle lui donne une « voix », bien loin de la « pédagogie bancaire » dénoncée par Paulo Freire. « Quelque chose » prends corps, là, maintenant : un savoir se dit avec une forme humaine qui transgresse toutes les notices encyclopédiques et tous les manuels académiques. Un savoir habité par un être et « défossilisé » en quelque sorte par le travail intellectuel dans lequel cet être se risque et qu’il laisse apparaître à ceux auxquels il enseigne.

Mais cette exigence n’est contagieuse que si elle est aussi, et simultanément, jouissance. Gaston Bachelard disait qu’enseigner c’est « transformer l’ennui de vivre en joie de penser ». C’est là, d’ailleurs, le seul moyen pour que l’exigence ne soit pas l’apanage du maître, mais qu’elle se propoage grâce aux satisfactions qu’elle procure à celui qui comprend. Car le plaisir de comprendre, c’est l’illuminatio, comme disait Saint Augustin. On n’y voyait rien et voilà que quelque chose émerge du brouillard : on n’est plus dans le noir et, même, on n’est plus seul. Comprendre, c’est, tout à coup, ne plus être englué, c’est sortir des sables mouvants de l’égocentrisme et des préjugés, c’est dépasser l’angoisse de l’inconnu et la peur de l’altérité, c’est accéder à un modèle qui relie les choses entre elles et les rend intelligibles… C’est pourquoi, d’ailleurs, les véritables connaissances n’alourdissent pas le sujet qui connaît, elles l’allègent : « Bon Dieu, mais c’est bien sûr ! J’y vois, je sais… Et, même, je peux expliquer ! » Certes, en expliquant lui même à d’autres ce qu’il vient de comprendre, le sujet va découvrir qu’il ne sait pas vraiment, pas assez, pas complètement. Et, pour accéder encore plus à la jouissance du connaître, il lui faudra précisément mettre en œuvre l’exigence dont elle est solidaire.

Évidemment, rien de tout cela n’est simple dans le quotidien de la classe. « L’événement » n’advient pas miraculeusement à chaque instant, transformant l’heure de cours en extase cognitive collective et permanente ! Évidemment, « l’événement » ne survient pas indépendamment du contexte, des pré-requis et des cultures de référence. Il n’émerge pas en apesanteur psychologique et sociologique. Mais il représente une possibilité – la seule, à vrai dire – d’introduire, dans l’horizontalité des rapports institutionnels régis par la cohorte des attentes et des évaluations, la verticalité de l’apprendre… Et il faut parier sur le fait qu’un « événement » de ce type, même partiel, même fugace, donne la possibilité à des élèves de donner aux savoirs ce « sens » si recherché : non dans l’utilité immédiate, mais dans la satisfaction culturelle qui exhausse au-dessus de la gangue du quotidien et permet d’entrer, même timidement, dans l’aventure de l’apprendre. Il y a là de quoi espérer une expérience dont les effets pourront se répercuter sur l’ensemble du « métier d’élève ».

Et qu’on ne croit pas que faire ainsi l’éloge de « l’événement » discrédite tout effort pour construire des dispositifs pédagogiques, bien au contraire ! D’une part, parce que cette construction elle-même engage son concepteur dans cette exploration exigeante des savoirs qui permet de faire et de transmettre l’expérience de la jouissance du comprendre. D’autre part, parce qu’une situation d’apprentissage permettra d’autant plus de faire émerger « l’événement » qu’elle sera mieux conçue et sans, pour autant, bâillonner la voix de l’enseignant ni verrouiller l’aventure intellectuelle collective que représente toute transmission authentique.

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Au total, si je voulais formuler en quelques phrases la pédagogie de l’apprentissage à laquelle je suis attaché aujourd’hui, fidèle à ce qu’Olivier Reboul et Daniel Hameline m’ont eux-mêmes appris, je me satisferais volontiers de quelques « principes régulateurs », au senskantien du terme, susceptibles de guider notre action :

- Nul ne peut apprendre à la place de quiconque et l’apprentissage requiert un engagement du sujet qu’il est le seul à pouvoir effectuer.
- Quiconque enseigne doit néanmoins concevoir des situations qui soient les plus adaptées aux élèves et les plus rigoureuses possibles en fonction des savoirs à transmettre.
- La transmission, pour autant, ne survient jamais mécaniquement : elle est rencontre entre une « intention d’enseigner » et une « volonté de comprendre ».
- La « volonté de comprendre » peut naître, chez l’élève, de la découverte de la « joie de penser » quand un adulte sait l’incarner avec lui.
- Ainsi conçue, la question de l’apprentissage a un caractère fondamentalement heuristique et radicalement subversif. Elle permet de repenser l’acte d’enseignement et, plus largement, l’institution scolaire en les articulant au principe de l’éducabilité de tous et de chacun.

Bien sûr, l’existence de « principes régulateurs » n’empêche aucun spécialiste de poursuivre, dans son domaine, la recherche de « principes constitutifs ». Il existe des « faits positifs » sur la question de l’apprentissage qui restent encore très largement à recueillir et à comprendre. Les sciences humaines comme les neurosciences ont ainsi, devant elles, un immense champ d’investigation. Travail légitime évidemment, dès lors qu’elles ne discréditent pas a priori le questionnement et le discours proprement pédagogiques.

Philippe MEIRIEU