CITOYENNETE |
Ce n'est pas un des moindres paradoxes de notre modernité que le désintérêt des démocraties pour la formation de leurs citoyens et, donc, pour leur propre pérennité. Alors que tous les régimes totalitaires, quelle que soit leur idéologie de référence, consacrent une énergie considérable à inculquer aux enfants le catéchisme qui garantira leur assujettissement futur, les démocraties, elles, se contentent d'injecter une heure d'éducation civique ici ou là... avec si peu de conviction que chacun convient, en aparté, qu'elle peut passer à la trappe à la première occasion ! On semble ainsi se résigner à l'emballement de l'individualisme, à la disparition des règles de vie commune et à l'emprise des communautarismes... Or, l'École pourrait avoir alors, ici, une place déterminante. À condition de mener de front un double travail : d'une part, aider chaque élève à échapper à toutes les formes de tribalisme qui imposent la conformité à la norme et interdisent toute liberté de penser ; et, d'autre part, apprendre en permanence à chacun à se décentrer par rapport à ses préoccupations immédiates et ses intérêts personnels pour s'associer à d'autres et aller vers l'universel . Double travail. Double exigence. Et les deux faces de la même pièce du puzzle, la pièce manquante, ou à peine ébauchée, de notre modernité : une institution démocratique. « Penser par soi-même », d'abord : vieille formule des Lumières plus que jamais d'actualité et qui renvoie directement à la responsabilité des enseignants : à eux de faire alliance avec l'élève chaque fois qu'il veut s'échapper de la gangue, sortir du conformisme obligé, tenter une expression personnelle, réfléchir par lui-même... oser contredire le petit chef, l'animateur de radio ou même le professeur ! Là est la condition, en effet, du devenir citoyen : ne plus s'incliner devant n'importe quelle forme de cléricature, examiner une parole à l'aune de sa cohérence et non du prestige de celui qui la profère, traquer les absurdités, recouper systématiquement les sources. C'est pourquoi la question de la démarche expérimentale et de la démarche documentaire sont, au sein de l'École, une seule et même question : la question pédagogique essentielle de qui ne se résigne pas à l'inculcation mais cherche à associer, dans le même acte de transmission, instruction rigoureuse et apprentissage de la liberté de penser. Tant que cette question ne sera pas prise au sérieux par tous les professeurs et les administrateurs, tant que nous n'en ferons pas une clé de voûte de la scolarité et que nous n'investirons pas massivement sur elle, nous risquons bien de rater cette formation du citoyen qu'on nous presse, de toutes parts, de mettre en oeuvre Cela dit, la citoyenneté n'exige pas seulement la capacité à échapper à l'emprise des autres, mais aussi celle de s'associer librement à eux... Et il se trouve, justement, qu'apprendre à s'associer aux autres n'est nullement en rupture avec le processus éducatif et scolaire tel qu'il se développe dès l'école maternelle ; cela en constitue même le prolongement logique. Entrer à l'École, c'est sortir de la sphère privée et du traitement strictement familial et affectif des problèmes ; c'est être contraint de prendre en compte le point de vue des autres pour, progressivement, construire des savoirs objectifs. Or, cette étape du développement de l'enfant est, tout à la fois et consubstantiellement, intellectuelle, sociale et politique. C'est, dans tous les domaines, une manière de monter systématiquement d'un niveau dans le traitement des questions, pour les considérer d'un point de vue qui intègre d'autres que soi et son groupe d'appartenance. Le début, justement, du processus de fabrication du bien commun qui constitue le principe de la délibération démocratique. Ainsi l'École peut-elle, doit-elle, amener l'élève à effectuer des décentrations successives pour qu'il se perçoive et se comprenne progressivement comme membre de collectifs de plus en plus larges. Aller à l'École, c'est se dégager de cet atavisme nombrilique si prégnant : c'est passer de son caprice ou de son intérêt à une décision élaborée dans un petit groupe ; de la considération de la volonté d'un groupe à celle d'une classe, de la classe à l'école, de l'école au quartier, du quartier à la commune, de la commune au pays, du pays à l'humanité... Et cela est effectivement possible au quotidien : entendre, dans un travail de groupe, comment un autre élève comprend les consignes est, déjà, une première étape. Prendre en compte ses objections et modifier sa proposition, dans une correction mutuelle d'un devoir, est une façon de renoncer à sa toute-puissance et de faire reculer ses velléités narcissiques. S'affronter à la résolution commune d'un problème en recueillant des avis contradictoires et en s'efforçant de n'en récuser aucun est encore, au-delà, une manière de monter d'un cran dans la prise en compte du collectif. Participer à un projet où l'on pourra rencontrer le point de vue de personnes ignorées jusqu'ici, découvrir que la prise en compte des différences peut être génératrice de progrès pour chacun et pour tous, c'est accéder au sens même de l'aspiration démocratique... Et nous pouvons rendre cette démarche encore plus visible et efficace en organisant, dès la maternelle et jusqu'en terminale, des temps bien spécifiés selon des rituels stabilisés, où chacun peut exprimer son point de vue sur une question concernant l'organisation du travail commun - de la manière de ranger les pinceaux après l'atelier de peinture à celle de réviser l'examen en philosophie ! C'est ainsi qu'un élève se forme à devenir citoyen et, dès lors que l'État le reconnaîtra comme tel, à prendre sa place dans les différentes instances où sa participation sera requise. « Qu'on puisse donner raison à l'autre, qu'on doive avoir tort contre soi-même et contre ses propres intérêts, voilà qui n'est pas facile à comprendre » , écrit le philosophe Hans-Georg Gadamer. C'est l'éducation, justement, qui rend possible le lent et difficile dégagement de chacun par rapport à ses tentations égocentriques. Elle fait ainsi oeuvre politique... Tout comme le politique fait oeuvre éducative en construisant des institutions qui permettent à tous les citoyens de s'exhausser au-dessus de leurs conflits d'intérêts... La tâche serait impossible, en effet, sans l'effort conjugué de l'instance scolaire, qui accompagne chaque enfant en formation dans son effort de décentration, et des instances politiques qui offrent au citoyen, au sein de chaque institution, les prises et l'aspiration nécessaires pour s'arracher à la seule considération de ses propres intérêts afin de parvenir à regarder le monde avec le regard des autres. Il ne faut donc pas croire que « l'éducation à la citoyenneté », dont on nous rebat les oreilles avec tellement de maladresse, soit étrangère à notre mission et à nos aspirations. Nous avons, dans ce processus, et sans rien renier de notre projet d'enseigner toute notre place. Évidemment, les professeurs ne sont pas les seuls à devoir s'y engager : les directeurs d'écoles et les chefs d'établissements sont aussi « professeurs d'École ». Ils assurent la cohérence éducative de toutes les activités qui se déroulent dans l'espace scolaire : de l'accueil à l'enseignement, des relations avec les familles à la gestion administrative et financière, de l'entretien des locaux à la liaison avec l'environnement... Et il existe bien d'autres « professeurs d'École » que vous côtoyez au quotidien et avec qui vous pouvez travailler : les aides maternelles et les conseillers principaux d'éducation, mais aussi le personnel administratif et de service. Mais, pour parvenir à assumer pleinement sa fonction de formation à la démocratie, il faudrait d'abord que l'École accepte de faire une place essentielle, au coeur des apprentissages fondamentaux de la scolarité obligatoire, au droit . L'absence de cette discipline d'enseignement dans l'enseignement primaire et secondaire est proprement extravagante : le droit est, en effet, dans une démocratie, ce qui « fait tenir les hommes ensemble » et régit leurs rapports. C'est une construction des hommes qui se substitue au dogme intemporel qui, ailleurs, tombe du ciel. Qu'une démocratie ne consacre pas au droit, à son histoire et à ses applications, au moins autant d'heures hebdomadaires que la société religieuse du XIXéme siècle n'en consacrait au catéchisme est totalement aberrant ! On a beau jeu, après, de se plaindre de notre fragilité et de regretter la solidité des sociétés théocratiques qui nous menacent ! Mais aussi indispensable soit-il, l'enseignement du droit ne peut résoudre à lui seul tous les problèmes de formation à la démocratie. C'est toute l'institution scolaire qui doit se saisir de ce problème... dans chaque cours, dans chaque classe et dans chaque établissement du premier ou du second degré. Dans chaque cours : en donnant systématiquement aux élèves les moyens d'avoir recours à des expériences ou à des documents afin de les habituer à ne plus croire quiconque sur parole. Dans chaque classe : en se donnant systématiquement des objets d'observation, d'étude et de débat, en ouvrant régulièrement et sereinement la discussion avec les élèves sur les méthodes de travail utilisées et leur efficacité. Dans les écoles, collèges et lycées : en promouvant des instances de représentation des élèves sur mandat et en les accompagnant systématiquement d'une formation à la prise de parole, au débat argumenté, à la conduite de réunion... Afin d'expérimenter ainsi au quotidien le précepte de Rousseau : « L'obéissance à la règle qu'on s'est soi-même prescrite est liberté. »
Philippe MEIRIEU |