Aucun d’entre nous n’est assez âgé pour avoir connu autre chose qu’une école organisée en « classes ». C’est pourquoi nous vivons toujours, plus ou moins, avec la même représentation : une classe doit être composée d’élèves du même âge et d’un niveau semblable, qui font à peu près la même chose en même temps. Certes, il reste bien encore, ici ou là, quelques classes à plusieurs niveaux, voire des classes uniques en zone rurale, mais c’est là une situation dont le système éducatif cherche à se débarrasser – en créant, par exemple, des « regroupements pédagogiques »1 – ou à laquelle nous nous résignons, faute de mieux…
Pourtant, toutes les recherches concluent que les élèves issus de classes uniques ou à plusieurs niveaux, réussissent mieux au collège, sont plus autonomes et mieux armés pour leur travail personnel. Pourtant, la classe, avec ses rangées et ses rituels, son programme, ses leçons et ses devoirs, a été ignorée par des continents entiers pendant des siècles. En Afrique, les enfants et les adolescents, sans distinction d’âge, et de manière tout à fait libre, se retrouvaient autrefois pour apprendre sous « l’arbre à palabres », où les anciens racontaient des histoires et des légendes, leur expliquaient les traditions et les coutumes, discutaient avec eux de leurs inquiétudes et de leurs problèmes. Au Népal, les adultes se réunissaient le soir autour du feu pour parler de « choses sérieuses » – la vie du village, les amours et la sexualité, les techniques de pêche et de chasse, etc. – et interdisaient farouchement aux enfants d’approcher. Des gardiens affublés de masques effrayants étaient même chargés de les chasser ! Bien sûr, les enfants n’avaient qu’une envie : « voler » ces savoirs cachés, percer les secrets des grands. Les adultes, qui le savaient, utilisaient cette curiosité, et les gardiens recevaient pour consigne de laisser passer les enfants en fonction de leur âge, et des sujets abordés… Au Bhoutan, encore aujourd’hui, j’ai visité des classes en plein air, constituées de cabanes construites par des enfants. Ils vont y travailler librement, tandis que les maîtres les « visitent » régulièrement pour les conseiller (voir photo ci-dessous).
En Occident, la classe sous sa forme actuelle ne date que des années 1830. EnFrance, c’est Guizot, ministre de l’Instructionpublique sous Louis-Philippe, qui a imposé ce « modèle simultané », issu des Frères des Écoles chrétiennes2, contre le « modèle mutuel » jusqu’alors en vigueur. Ce dernier réunissait un grand nombre d’enfants de 7 à 15 ans (parfois cent !), et le maître s’appuyait sur un système très structuré de « moniteurs » : les grands, plus avancés, enseignaient aux petits avec des outils comme l’ardoise, le boulier, les planches géographiques ou botaniques ; ils organisaient des exercices en groupes sous l’autorité du maître, dont la tâche consistait à préparer le travail et les matériaux nécessaires, à distribuer les rôles et à superviser l’ensemble. A ce modèle, jugé potentiellement subversif, Guizot préféra un système hiérarchique, facilitant le contrôle, qu’il conforta en créant les Écoles normales, le corps des inspecteurs et l’ancêtre de notre Bulletin officiel.
Voilà l’origine de notre conception de la « classe homogène » (qui ne l’est jamais vraiment…), et le point de départ de toute une série de représentations, comme celle qui veut que si deux élèves parlent entre eux, ils copient nécessairement l’un sur l’autre, ou se moquent de leur maître. Voilà pourquoi, dans l’esprit de tous, une « bonne rentrée » est une rentrée où chaque classe, la plus homogène possible, est bien installée dans sa boîte, avec son enseignant attitré. Voilà pourquoi on hésite tant à adapter les effectifs aux objectifs pédagogiques : pourquoi n’alternerions-nous pas des cours magistraux devant quatre classes, avec des groupes de discussion de huit élèves, par exemple ?
Voilà aussi comment nous nous privons de ce levier si essentiel qu’est l’entraide entre élèves d’âges et de niveaux différents. Enfin voilà pourquoi l’accompagnement scolaire de l’élève peine à se personnaliser, et s’externalise progressivement vers les heures de soutien, les parents, les associations, les organismes privés (pour ceux qui ont les moyens) ou Internet.
Ici ou là, des enseignants tentent de mettre en place des classes multi-âge. Ils rencontrent souvent la méfiance des parents. C’est dommage ! Je crois, au contraire, que les parents peuvent jouer un rôle essentiel, directement ou à travers leurs représentants, pour contribuer à interroger la notion de « classe homogène ». Tout comme ils doivent questionner la manière dont les classes sont constituées, qui reste souvent opaque et n’est jamais innocente. « Bonnes » et « mauvaises » classes, classes basées sur les langues ou mêlant les élèves étudiant plusieurs d’entre elles, classes à majorité féminine ou masculine, options discriminantes, emplois du temps plus ou moins bien organisé pour les élèves : la constitution des classes témoigne, implicitement – bien plus que les grandes déclarations générales – d’un projet pédagogique, d’une vision de l’enfance et d’une conception de son éducation.
Philippe Meirieu |