CONNAISSANCES SCOLAIRES |
Chaque fois que l'on joue sur un couple de mots que l'on oppose - comme "connaissances" et "compétences" -, on prend le risque de simplifier considérablement les choses, voire de les caricaturer. Tentons cependant de définir rapidement ces deux termes dans l'usage que je vais en faire. Les connaissances et les compétences sont, pour moi, des médiations éducatives qui permettent aux élèves qui les acquièrent d'échapper, au moins partiellement, à la violence des situations physiques, psychologiques et sociales dans lesquelles ils sont impliqués. Les unes et les autres peuvent être acquises de manière superficielle, empilées à court terme, pour faire face à des situations d'examen par exemple; mais les unes et les autres peuvent aussi être intégrées dans la dynamique intellectuelle d'un sujet et contribuer réellement à son émancipation. Plus précisément, je nommerai ici "connaissances" des savoirs essentiellement programmatiques, renvoyant à des disciplines précisément identifiées, mobilisables pour résoudre des problèmes qui se posent spécifiquement dans le champ épistémologique de ces disciplines. En revanche, je nommerai "compétences" des savoirs renvoyant à des situations complexes qui amènent à gérer des variables hétérogènes et qui permettent de résoudre des problèmes qui échappent à des situations référables épistémologiquement à une seule discipline. Or ce qui caractérisait, à mon sens, l'Ecole de Jules Ferry, c'est qu'elle a été capable de poursuivre tout à la fois des objectifs de connaissances et des objectifs de compétences : elle visait, en effet, des objectifs de connaissances qui avaient pour fonction de créer une sorte de continuum culturel spatio-temporel, d'asseoir l'unité nationale sur des notions communes, une même connaissance de la langue (et même d'une langue "littéraire" qui n'était pas utilisée quotidiennement et qui, pourtant, restait le code imposé pour les rédactions scolaires), une même connaissance de l'histoire du pays, de ses richesses naturelles, industrielles, culturelles ainsi que de ses structures politiques... Mais elle visait aussi des objectifs de compétences qui avaient pour fonction d'instrumenter le citoyen afin qu'il puisse faire face à des situations concrètes concernant aussi bien la gestion de son patrimoine, l'hygiène individuelle et collective, les problèmes d'adduction d'eau ou de lecture du cadastre... Globalement, il y a un siècle et dans le cadre de l'école obligatoire, connaissances et compétences étaient à peu près articulées et constituaient un programme assez homogène. Mais les choses ont évolué. La référence à l'Etat-Nation s'impose moins dans les esprits, sans doute parce que, précisément, l'Ecole de Jules Ferry a relativement bien réussi dans ce domaine, sans doute aussi en raison de l'émergence d'entités politiques et culturelles nouvelles que l'on peut évoquer rapidement en parlant de l'"Europe des régions" : au-dessus de l'Etat-Nation apparaît, en effet, la nécessité de dégager une "culture européenne", au-dessous de renforcer l'identité et les capacités d'initiative des régions. On pourrait discuter ailleurs de l'opportunité de cette évolution et ce n'est évidemment pas possible de le faire ici; contentons-nous simplement de constater que la pression pour une transmission de connaissances homogènes au plan national est moins forte qu'elle n'a été et que, même, il existe des forces sociales qui luttent contre cette tendance en suggérant la suppression ou, au moins, la diminution notable des programmes nationaux. Or, simultanément, la scolarité obligatoire s'est allongée, les élèves ne se contentent plus d'aller jusqu'en fin d'école primaire avec des instituteurs polyvalents, ils doivent accéder au collège où les enseignants sont déjà très spécialisés et où les programmes ont introduit des notions complexes issues de l'évolution relativement récente des connaissances. Parallèlement à cette évolution, on a assisté à une grande complexification des problèmes que doit savoir résoudre un individu pour ne pas être trop victime des manipulations habiles des media, des politiques, des publicitaires et autres partenaires de toutes sortes, qui se satisfont pleinement - même s'ils proclament le contraire - de citoyens dociles obéissant passivement à leurs suggestions ou à leurs injonctions. Pour dire les choses en d'autres termes, la citoyenneté d'aujourd'hui exige infiniment plus de compétences qu'hier, tant pour l'exercice d'une vie professionnelle de plus en plus difficile et chaotique que pour la gestion intelligente de ses loisirs ou l'exercice du discernement politique... Et, au moment où il faudrait reconnaître l'importance de ces compétences, l'Ecole traditionnelle et ses défenseurs continuent à faire comme si le degré de dignité d'une discipline scolaire était systématiquement inversement proportionnel aux compétences qu'elle permettait de développer : la philosophie reste, pour beaucoup, plus "digne" que le français, les mathématiques que la physique, le latin et le grec que les langues vivantes, etc. Ce que l'on pourrait résumer, de manière un peu caricaturale, j'en conviens, par la formule : "plus une matière est utile, moins elle est prestigieuse"... Ou, si l'on préfère être plus nuancé : "le prestige d'une discipline scolaire n'est pas lié aux problèmes qu'elle permet de résoudre mais à la formation intellectuelle abstraite qu'elle permet d'acquérir"... Ce qui peut, parfaitement, être défendu en toute bonne foi. Or, si les choses sont si compliquées, c'est que la logique des connaissances et la logique des compétences ne sont nullement identiques et que, quand elles sont poussées l'une et l'autre dans leurs retranchements - ce à quoi nous assistons actuellement - elles risquent de devenir antagonistes. En effet, une connaissance n'a de validité qu'en tant qu'elle est référée à un système explicatif dans lequel elle trouve sa place; une compétence, elle, doit mobiliser des variables hétérogènes pour faire appel à une gestion risquée dont la validité ne peut jamais être décidée a priori. Prenons un exemple très simple : l'arbre devant lequel j'écris ces lignes peut donner lieu à de multiples connaissances selon qu'il est étudié par un biologiste qui va m'expliquer comment il se reproduit, un podologue qui va me dire en quoi il est adapté au sol de mon jardin, un géographe qui va y voir une manière particulière d'occuper l'espace spécifique dans ma région, un historien qui va retracer l'histoire de son implantation ici, un climatologue qui va me montrer pourquoi il s'y est bien développé compte tenu du régime des pluies, un chimiste qui va m'expliquer quel type d'engrais je peux utiliser pour lui, un économiste qui va calculer le retour sur investissement, un paysagiste qui va étudier l'harmonie de son développement avec l'environnement architectural, un poète à qui il va rappeler des textes littéraires précis, un peintre qui va tout de suite voir de quelle manière le traiter dans une toile... et moi-même enfin, pour qui cet arbre est maintenant porteur d'une charge symbolique que pourrait étudier sans doute un psychologue ou un psychanalyste! Voilà donc mon arbre, objet d'une multitude de connaissances toutes élaborées par des spécialistes particulièrement compétents... Bien sûr, je peux imaginer introduire à l'Ecole toutes ces spécialités et multiplier à la fois les disciplines et les contenus s'y rapportant; chaque spécialiste fera alors un programme complet et progresssif des connaissances qu'il faut acquérir dans sa discipline et les enseignements seront donnés en parallèle sans trop se soucier de leur convergence. Mais je peux aussi faire un autre choix et tenter de développer des compétences: s'agissant de mon arbre, il conviendra peut-être, dans un premier temps, de faire parler les spécialistes de tous bords mais, surtout, dans un deuxième temps, de mettre l'élève en situation de telle manière qu'il apprenne à prendre la décision de planter correctement un arbre dans un jardin. Or la prise d'une telle décision - ce que je nomme ici l'exercice d'une compétence - n'est pas réductible à un seul type d'étude; elle impose la prise en compte de variables extrêmement hétérogènes et qui renvoient aussi bien à des sciences "dures" comme la climatologie ou la podologie, qu'à des sciences humaines, voire à ma sensibilité personnelle. La décision, n'est pas une "vérité" inscrite à l'avance quelque part, elle est de l'ordre d'une décision qui, certes, doit être bien pesée, mais qui n'est jamais totalement fondée quelque part "en vérité". Or l'analyse que j'ai faite ici caricaturalement pour mon arbre, pourrait être faite pour la plupart des "savoirs scolaires" : qu'on réfléchisse, par exemple, à l'enseignement des langues vivantes et que l'on observe à quel point il oscille en permanence entre connaissances culturelles, grammaticales, sémantiques et compétences linguistiques. Que l'on regarde les derniers développements de l'enseignement de la technologie et ses rapports avec la physique, la chimie et les mathématiques, et l'on verra comment une "discipline" peut donner priorité aux compétences et ne mobiliser les connaissances qu'au service de leur acquisition. Que l'on s'attache, a fortiori, à la formation du citoyen par l'instruction civique, dont chacun s'accorde aujourd'hui, à reconnaître l'importance, et l'on verra à quel point l'exercice du discernement politique impose la gestion de connaissances complètement hétérogènes et appartenant à plusieurs disciplines scientifiques qui, jusqu'ici, ne communiquent pas dans l'Ecole. Que l'on me comprenne bien. En réalité, il est impossible de séparer totalement connaissances et compétences, mais il existe bien un choix entre deux entrées radicalement différentes : une entrée par les connaissances qui sont validées dans leur champ disciplinaire de référence et qui laisse la construction des compétences à l'expérience individuelle et aléatoire de chacun... et une entrée par les compétences qui mobilise bien des connaissances mais en les mettant au service de la gestion de situations complexes, gestion qui ne peut être validée de manière épistémologiquement homogène et renvoie nécessairement à un certain empirisme. Dans le premier cas, on assure le continuum spatio-temporel fondateur d'une communauté humaine en même temps que l'on forme à une plus grande rigueur scientifique... mais l'on risque de laisser les élèves démunis devant les situations complexes qu'ils auront à affronter. Dans le second cas, on outille les élèves pour ces situations mais on prend le risque de briser l'unité culturelle et d'engager les élèves vers un pragmatisme permanent. Il y a bel et bien un dilemme... et un choix à faire. A moins que l'on ne puisse sortir de cette alternative en redéfinissant la notion même de discipline scolaire et en articulant de manière originale, dans cette redéfinition, connaissances et compétences. Disciplines scientifiques ou disciplines d'enseignement ? Que l'on ne se méprenne pas : ce que je nomme ici "disciplines scientifiques" correspond, en réalité, aux disciplines d'enseignement et de recherche telles qu'elles sont définies au sein de l'Université; je les nomme "scientifiques" pour éviter l'adjectif "académiques", par trop péjoratif, ou le qualificatif d'"universitaires" susceptible, lui, de laisser croire qu'il s'agit simplement du résultat d'un découpage institutionnel alors que je veux désigner ici toutes les disciplines qui se revendiquent comme disposant d'une épistémologie de référence, contrôlées par une collectivité "scientifique" devant laquelle sont présentés travaux et recherches et qui en garantit la validité. Sans aucun doute, dans le sens que je viens d'indiquer la chimie, la philosophie, l'histoire, l'astronomie, les mathématiques ou le grec ancien sont bien des "disciplines scientifiques". Loin de moi l'idée de contester ici la légitimité de ces disciplines en tant qu'elles structurent l'enseignement et la recherche dans l'enseignement supérieur. Ce sur quoi je m'interroge c'est sur la nature des disciplines d'enseignement, celles qui sont enseignées jusqu'à la fin de la scolarité obligatoire et dont je conteste qu'elles soient une simple réplique simplifiée des disciplines scientifiques universitaires. Ma conviction profonde est même que les disciplines d'enseignement obéissent, dans leur constitution, à une tout autre logique que les disciplines scientifiques et que, si elles leur empruntent un langage, des concepts et des procédures, elles sont structurées de manière tout à fait différente. Afin de ne pas paraître procéder ici à des affirmations gratuites, je voudrais développer en quelques lignes un exemple concernant une discipline d'enseignement que je connais bien pour l'avoir étudiée à l'université et enseignée pendant plusieurs années dans l'enseignement secondaire, le français. Et, pour être plus précis, je vais prendre l'exemple d'un exercice dont l'apparition est relativement récente dans l'enseignement du français: la contraction de texte. Certes, l'apparition de cet exercice ne correspond pas, à proprement parler, à l'émergence d'une nouvelle discipline, mais on peut considérer que son introduction a modifié de manière très sensible le "profil" de la discipline, la faisant basculer plus ou moins, selon les niveaux et les sections, d'une discipline centrée sur la stylistique et l'imaginaire à une discipline centrée sur l'argumentation et la fonctionnalité de l'écriture... Je ne juge pas ici, pour le moment, de la pertinence de ce mouvement de bascule, je souligne simplement son existence et je vais tenter de comprendre les mécanismes qui l'ont rendu possible. A ma connaissance, les premières tentatives de "contraction de texte" dans l'enseignement secondaire date des années 50... Auparavant, jamais on aurait pu imaginer que l'on demande à des élèves cet "exercice" étrange de tenter de "dire la même chose avec moins de mots"... Mais, depuis, cet exercice n'a cessé de prendre de l'importance jusqu'à devenir le seul exercice de français demandé dans certains concours administratifs ou scientifiques. Je vais essayer d'analyser cet "exercice" selon trois entrées qui correspondent à trois pôles organisateurs de la discipline d'enseignement, régissant chacun un niveau particulier de son architecture. Je distinguerai donc le pôle proprement scolaire (qui permet de comprendre l'émergence et la constitution d'un nouveau type de tâches et d'exigences scolaires), le pôle pédagogique (qui permet de s'interroger sur les finalités éducatives qui sont poursuivies à travers la constitution de ce nouveau "domaine scolaire") et le pôle didactique (qui préside à la "traduction" de ce domaine scolaire en programmes et méthodes). L'hypothèse que je voudrais contribuer à illustrer, sinon à démontrer, est que toute discipline d'enseignement est une configuration qui organise ces trois pôles : le pôle proprement scolaire, essentiellement lié aux exigences sociales, renvoie à la maîtrise de compétences ; le pôle pédagogique, articulé sur l'interrogation sur les finalités de la discipline, fait appel à la notion d'acte mental dans sa complexité mais aussi dans son invisibilité - imbriquant "problèmes" à résoudre, méthodes à mettre en oeuvre, attitudes personnelles à développer ; le pôle didactique, construit autour des disciplines scientifiques, met en oeuvre et en programmes des connaissances précises nécessaires pour accomplir l'acte mental et assurer cette fonction de continuum statio-temporel de la culture dont j'ai parlé plus haut. Tentons d'abord de comprendre en quoi consiste ce que j'appelle le pôle scolaire et qui renvoie, à un moment donné, à ce qui fait qu'un savoir ou un savoir-faire est introduit dans l'Ecole. Ce pôle scolaire est, en réalité, assez facile à repérer car il est ce qui est le plus "visible" pour le corps social, il correspond à ce que les élèves ou leurs parents disent quand on les interroge sur ce qu'est une discipline scolaire. Sous ce registre, la philosophie est la discipline qui apprend, grâce à l'étude des philosophes, à faire des dissertations de philosophie, la physique une discipline qui permet, grâce à l'étude des lois de la physique, de résoudre des problèmes de physique... En d'autres termes, ce qui permet le plus clairement de définir une discipline d'enseignement ce sont les objets que l'on étudie et les tâches que l'on exige que l'apprenant sache effectuer à l'issue de cette étude. Pour ce qui concerne notre exemple de la contraction de texte, les nouveaux objets que l'on propose à l'étude des élèves sont, pour l'essentiel, des textes argumentatifs sur des problèmes de société (très souvent des articles de journaux ou revues) et la tâche que l'on exige d'eux est une "réduction synthétique" de ces textes qui permette de dégager la démarche de leur argumentaire : c'est ce que je nomme, dans le vocabulaire que je viens de stabiliser, une compétence. Or la question que l'on peut se poser concerne les raisons qui, précisément à un moment donné, ont amené l'institution scolaire à intégrer de nouveaux objets et à proposer aux élèves de nouvelles tâches. En ce qui concerne les objets, il me semble que leur choix tient, tout à la fois, au fait qu'ils deviennent valorisés socialement et au fait que l'on suppose que les apprenants entretiendront avec eux un rapport de relative proximité. Ainsi est-il clair que les textes argumentatifs relativement courts se trouvent, après la seconde guerre mondiale, reconnus comme pouvant être "littéraires" : Sartre, Camus, Mauriac n'hésitent pas, alors, à faire du journalisme. Par ailleurs, c'est aussi le moment où, dans le sillage de publications de la Résistance, se développe une presse d'idées qui donnera progressivement naissance aux grands hebdomadaires que nous connaissons aujourd'hui. Il n'est donc pas étonnant de voir de nouveaux textes faire irruption dans l'enseignement du français et être à la fois des supports d'apprentissage et d'exercices. D'une certaine manière, c'est l'évolution intellectuelle et sociale elle-même que cette introduction reflète... En ce qui concerne la tâche précise que constitue la contraction de texte, on peut facilement observer que celle-ci apparaissait, dans les années 45-50, comme étant à la fois accessible à l'apprenant et correspondant aux nécessités professionnelles qui se faisaient jour. Nous sommes, en effet, à une époque où la psychologie dominante est très largement piagétienne, où la représentation du sujet privilégie la dimension cognitive et, plus précisément, les capacités logiques : la contraction de texte, plus que le commentaire d'un poème ou la dissertation d'histoire littéraire, correspond bien à cette représentation. Par ailleurs, on trouve, dans les mêmes années, les premières réflexions sur la formation de l'individu comme formation à des capacités assez générales supposées nécessaires pour s'adapter à d'inévitables évolutions, économiques, sociales et professionnelles : la contraction de texte, en tant qu'elle se veut un moyen de former à l'"esprit de synthèse", entrait alors parfaitement dans les préoccupations du moment. C'est ainsi que l'on peut comprendre l'introduction d'un pôle disciplinaire en référence à quatre paramètres : la valorisation sociale d'objets de savoir, la familiarité de ces objets avec les apprenants, l'accessibilité des tâches proposées aux apprenants et la conformité de ces tâches avec ce qui est perçu comme une nécessité sociale en matière de formation. Quatre paramètres c'est beaucoup... et il est très difficile de les réunir. C'est pourquoi, à mon sens, il est si difficile de toucher à une discipline scolaire ou même à un type d'exercice scolaire introduit à un moment donné. C'est pourquoi, aussi, on peut dire qu'une discipline scolaire est constitutivement fragile et toujours menacée d'être attaquée parce que l'un des quatre paramètres vient à manquer ou à défaillir : que les objets soient, tout d'un coup, dévalorisés ou disparaissent de l'environnement de l'apprenant, que l'on découvre que les tâches qu'on lui propose ne lui sont pas vraiment accessibles ou ne sont pas véritablement nécessaires pour son avenir... et c'est tout l'édifice qui s'écroule! Réfléchissons aux débats contemporains sur l'informatique ou sur l'évolution des contenus de savoirs dans le domaine des langues vivantes et nous verrons comment se construit et se désagrège, comment évolue ce que je nomme le pôle disciplinaire, celui qui régit les activités des élèves dans notre institution éducative. Or, sauf si l'on n'affecte à l'Ecole que des fonctions de sélection, on peut penser que ce que l'on y apprend sert à autre chose qu'à réussir à l'Ecole. Si tel n'était pas le cas, l'Ecole serait une dépense sociale exorbitante pour un bénéfice minime, à peu près équivalent à celui d'une garderie. Certes, si l'on interroge des élèves, on découvre qu'ils apprennent à l'Ecole quantité de choses qui ne figurent pas dans les programmes scolaires; ils y apprennent des comportements sociaux... ou asociaux; ils y découvrent le principe d'"économie" si bien formulé par Stuart Mill : "le moins d'efforts inutiles pour le plus d'effets possibles"... et beaucoup d'autres choses encore. Mais ce qui caractérise la réflexion pédagogique c'est de ne pas se résigner à cela et de s'interroger sur ce que les élèves apprennent de positif à travers les tâches qu'ils effectuent dans la classe, sur ce qu'ils construisent dans leur travail scolaire et pourront transférer ailleurs et plus tard, sur les attitudes avec lesquelles ils se familiarisent dans la classe et qui constitue des valeurs requises par l'exercice d'une profession future et d'une citoyenneté lucide. Dans cette perspective, quelles interrogations le pédagogue peut-il faire porter sur la "contraction de texte" ? Il va s'interroger sur ce qui est acquis réellement à travers ce savoir-faire déterminé. Or l'apprentissage de la contraction d'un texte argumentatif requiert la maîtrise de procédures de travail bien définies : il s'agit de séparer les arguments et les exemples, de repérer que les arguments renvoient à un ensemble de situations, alors que les exemples renvoient à une situation particulière; il s'agit aussi d'identifier les mots-outils définissant des articulations logiques; il s'agit également de relier les arguments, de pronominaliser, d'utiliser les prépositions, etc. L'ensemble de ces procédures constitue ce que j'ai l'habitude de nommer un "programme de traitement" et qui permet de traiter le problème particulier de la contraction d'un texte argumentatif. C'est pourquoi, en réalité, l'acquisition dont il est question ici consiste à associer ce programme de traitement à une "classe de problèmes" bien définie... si l'élève utilise ce même programme pour contracter un texte narratif, celui-ci ne sera pas opérationnel... et cela malgré le fait que c'est le même professeur qui lui donne un exercice qui porte le même nom : contraction de texte ! Mais on sait bien, en réalité, que la maîtrise parfaite de la contraction d'un texte argumentatif requiert toute une série de savoir-faire complémentaires sur lesquels il est très important de travailler avec chacun des élèves pour qu'il stabilise sa méthode propre: ainsi, on devra s'interroger avec eux sur la nécessité d'une lecture silencieuse ou orale, d'une lecture personnelle avec reformulation individuelle ou d'une lecture collective avec des reformulations corrigées par les autres élèves. On pourra discuter de la nécessité d'utiliser des outils particuliers comme le dictionnaire ou le dictionnaire des synonymes, sur l'éventualité d'utiliser le traitement de texte, sur la possibilité de repérer des mots clés et de les surligner, sur l'hypothèse d'un découpage du texte au ciseau, sur la manière de relire, de corriger le texte final en supprimant les répétitions, etc. Toutes ces méthodes ne sont pas, en elles-mêmes, de "bonnes méthodes"; en revanche, le fait de pouvoir les utiliser de manière raisonnée en toute connaissance des conditions de sa propre efficacité intellectuelle, en les adaptant aux conditions de travail imposées et aux contraintes des matériaux à traiter, tout cela constitue, à proprement parler, une acquisition essentielle qui pourra être effectuée dans un travail précis sur la contraction de texte. Enfin, il ne faudrait pas oublier que cet exercice, comme tous les exercices scolaires, renvoie à des attitudes que l'on ne doit pas hésiter à qualifier de morales et nous voyons bien qu'ici il s'agit de ce que l'on pourrait nommer la "probité" : en effet, à quoi sert de maîtriser toutes les techniques de la contraction de texte si l'on n'est pas décidé à "être fidèle à la pensée de l'auteur" et à rendre son résultat communicable et intelligible pour autrui? Ce sont là des attitudes fondatrices sans lesquelles tout l'édifice pédagogique s'effondre comme un château de cartes. Et c'est l'expérience de ces attitudes qu'il faut faire en classe, non en espérant une "transmission mécanique" mais, bien plutôt, une espèce de "contagion" qui n'est pas complètement étrangère à la manière dont l'enseignant vit lui-même son rapport au savoir et au pouvoir. Au total, ce que j'appelle le pôle pédagogique c'est tout ce qui se trame dans le rapport des objets à la tâche et que le pédagogue va débusquer pour pouvoir trancher de la légitimité de l'enseignement qui lui est confié. En d'autres termes, plus généraux, il me semble que le pôle pédagogique se structure autour d'une question centrale à tous égards : sur des objets déterminés, dans les tâches que les élèves doivent effectuer, quels problèmes doivent-ils apprendre à résoudre? Et quel est le "profil d'homme" qui se dégage de ces apprentissages? En d'autres termes, on peut dire que le rôle de la pédagogie est de s'interroger sur la valeur et la portée des tâches scolaires qui ont pu faire l'objet d'un consensus social momentané mais dont les tenants et aboutissants en termes de finalités de l'éducation doivent toujours être clairement identifiés. Mais, en réalité, il ne faudrait pas croire que les choses sont ici toujours simples. Le rapport entre le pôle scolaire - toujours régi par la conformité des tâches proposées aux attentes sociales et au profil des apprenants - et le pôle pédagogique - toujours inquiet de ce qui s'apprend réellement à travers ces tâches - est presque systématiquement un rapport de suspicion réciproque : les tenants du premier suspectent les partisans du second d'être de généreux utopistes, parfois même de dangereux importuns qui, par leurs questions impertinentes, bloquent toute avancée "réaliste" des choses. Réciproquement, les défenseurs de l'interpellation pédagogique voient dans les premiers des personnages bien trop inféodés aux logiques sociales et à des données scientifiques qu'ils considèrent comme définitives alors qu'elles ne sont, à leurs yeux, que provisoires. L'accord se fait, parfois, malgré tout, mais, le plus souvent, sur des malentendus ou des positions générales que l'on s'efforce de ne pas trop expliciter pour ne pas faire voler en éclats le consensus difficilement gagné. En fait, nous sommes ici dans une tension entre deux "systèmes de fonctionnement", tension qui peut amener à une sorte de surchauffe idéologique dans le débat, voire à des blocages complets... mais tension qui est, à mon sens, constitutive de l'action éducative de l'institution scolaire, toujours, à la fois, enracinée dans le social et visant sa transformation, "utopique" pour vivre et "réaliste" pour survivre... C'est ainsi que la construction d'un programme va être presque systématiquement conflictuelle mais qu'elle devra aboutir à une liste de connaissances définies en référence aux problèmes que l'on veut que l'élève sache résoudre quand il effectue des tâches précises sur des objets déterminés : ce programme comporte légitimement, dans ce cas, des objectifs conceptuels et des objectifs procéduraux ; les uns et les autres peuvent être empruntés à des champs de "savoirs scientifiques" hétérogènes dans la mesure où l'on a bien repéré qu'ils contribuent précisément à outiller l'élève dans la perspective que l'on a définie. Dans notre exemple de la contraction de texte, on voit bien comment on pourrait établir un tel programme en analysant précisément les concepts qu'il faut avoir construit (celui d'argument, celui, d'exemple, celui de démonstration, etc.) et les procédures qu'il faut maîtriser (pronominalisation, substitution de synonymes, etc.). Mais on voit aussi qu'un tel "programme", qui serait "didactiquement rigoureux", "dynamiterait" très largement le cloisonnement actuel des disciplines et renverrait à une réorganisation des enseignements autour de problèmes complexes et pluridimensionnels. Au total, et pour conclure sur ce trop long exemple, je suis convaincu qu'une discipline scolaire est introduite pour toute une série de raisons qui, à un moment donné, permettent l'édification d'une sorte d'architecture didactique relativement stable et opérationnelle. Ces raisons sont très largement sociales et renvoient à une conjoncture déterminée. Dans le concret, cela s'exprime par l'introduction de nouveaux objets qui, jusque-là, n'intéressaient pas vraiment l'Ecole, accompagnés ou non de nouvelles tâches qui n'étaient pas encore considérées comme des exercices scolaires labellisés. Ce que je souhaite, c'est que cette opération - inéluctable à mon sens dans la mesure où toute société cherche légitimement à contrôler ce qui se passe dans son Ecole - s'effectue dans la plus grande clarté possible, en explicitant autant que faire se peut les raisons de la constitution de ce nouvel échafaudage... Mais il est impossible, à mon sens, de laisser la société civile effectuer seule cette opération et d'imposer unilatéralement ses choix. C'est pourquoi le pédagogue est si nécessaire : son travail va être, en effet, d'interroger ce nouvel édifice scolaire pour repérer les problèmes que l'élève doit apprendre à résoudre pour effectuer les tâches requises, d'identifier les méthodes qu'il peut s'approprier pour y parvenir et les attitudes morales qui sont en jeu dans cette opération. Il va être parfois contraint de contester cet échafaudage ou, au moins, d'alerter ses concepteurs sur son incohérence ou ses contradictions avec des finalités annoncées par ailleurs. Mais le conflit pourrait être stérile si n'intervenait pas alors le didacticien : c'est à lui d'analyser précisément les difficultés que l'élève va rencontrer pour identifier les connaissances requises pour les résoudre et les ordonner en référence à leur champ disciplinaire d'appartenance. Là encore, le travail du didacticien devra retentir sur celui du pédagogue comme sur celui des concepteurs et les alerter sur des impossibilités ou des exigences. Chacun des trois partenaires va ici intervenir comme médiateur dans les conflits inévitables qui opposeront les deux autres. Il va permettre la régulation d'un système qui, sinon, serait vite paralysé par des contradictions insurmontables. Les concepteurs de la société civile veulent, en effet, toujours, imposer leurs choix à court terme sans bien mesurer les enjeux pédagogiques de ce qu'ils mettent en place... Les pédagogues veulent, eux, revenir systématiquement aux actes mentaux et aux attitudes morales qui sont au coeur de l'activité proposée; ils sont ainsi toujours menacés de basculer dans un idéalisme angélique, ignorant tout à la fois les contraintes sociales et les exigences didactiques... Les didacticiens, de leur côté, sont sensibles aux programmes et aux disciplines universitaires de référence, mais ils risquent d'oublier très vite, tout absorbés par leur rigueur didactique, les réalités sociales et les enjeux pédagogiques... C'est pourquoi, en réalité, nous avons besoin d'un système en boucle où les trois niveaux d'élaboration interfèrent en permanence l'un sur l'autre et contribuent à structurer un ensemble complexe qui n'obéit pas, on le voit, à l'épistémologie "scientifique" traditionnelle. C'est toute une épistémologie scolaire qu'il convient de fonder ici, dans une interaction raisonnée entre des partenaires conscients de leur spécificité et dont le travail en commun devrait permettre de comprendre et transformer lucidement ce qu'il faut enseigner à l'Ecole. Connaissances et compétences, articulées les unes aux autres par la notion de "problème", engageront ainsi une dynamique originale où l'Ecole apparaîtra dans sa spécificité comme un lieu particulier et irremplaçable d'apprentissage de l'humanité. Philippe MEIRIEU |