CRISE DE L'AUTORITE |
1. La « crise de l’autorité » désigne le plus souvent, aujourd’hui, le refus des enfants et adolescents se soumettre spontanément aux injonctions de ceux et celles qui incarnent le pouvoir au sein de l’institution. Simplifions : jadis, quand l’enseignant entrait dans sa classe, « l’Ecole était faite » : les rôles étaient distribués, les prérogatives et les interdits identifiés, les écarts à la norme ritualisés (on attendait que le cancre s’endorme et que l’amuseur de service fasse un bon mot). Depuis la montée de l’individualisme social, corollaire de l’effondrement des théocraties, nos sociétés vivent un mouvement de désinstitutionnalisation progressive : les codes sociaux ne sont plus considérés comme légitimes, mais, au contraire, soupçonnés d’être des entraves à la liberté individuelle. Chacun se demande si, au sein de l’institution, son « intérêt » (ce qui l’intéresse et ce qui est dans son intérêt) ne sera pas sacrifié à un arbitraire qui lui échappe ou au bénéfice de quelques privilégiés. Le maître doit donc « refaire l’Ecole » régulièrement : il doit reconstruire en permanence le cadre qui lui permet d’exercer sa mission. S’il n’y parvient pas, on dira qu’il n’a pas d’autorité. En toute rigueur, on devrait dire qu’il n’a pas réussi à compenser, par son charisme ou par sa pédagogie, le déclin de l’institution.
2. Pourtant, le rapport des jeunes à l’autorité est plus complexe. Il n’est pas du tout certain, en effet, qu’ils y soient tous massivement réfractaires. N’a-t-on pas vu, il y a peu, la grande majorité de nos enfants arpenter les rues et les campagnes à la recherche d’un personnage virtuel créé par une firme japonaise de jeux vidéo ? Qui aurait pu s’imaginer qu’ils obéissent ainsi, en si peu de temps et au doigt et à l’œil, à une injonction d’adultes leur imposant de se conformer simultanément au même protocole ? Et, dans un autre registre, ne voit-on certains de nos adolescents adhérer à des bandes ou des clans dans lesquels ils acceptent bien volontiers la tyrannie d’un chef et se soumettent servilement à des normes draconiennes (linguistiques, vestimentaires, comportementales, affectives, idéologiques ou religieuses) ? C’est qu’ils troquent là, en réalité, le renoncement à leur liberté contre l’octroi d’une identité et l’assurance de leur sécurité : ils « sont » des membres du groupe et peuvent s’en prévaloir ; leur appartenance les cuirasse contre leurs fragilités internes et le groupe les protège contre les agressions externes. D’où une question décisive : pourquoi ne sommes-nous pas capables de proposer à ces jeunes des appartenances qui leur permettent de se construire une identité et d’être protégés sans, pour autant, avoir à aliéner leur liberté ? 3. En réalité, nous assistons à une inversion des attitudes juvéniles spontanées : alors que la sujétion était la norme et la subversion l’exception, l’insoumission devient la norme et l’obéissance l’exception. Nos sociétés traditionnelles, en effet, organisaient la promotion des personnes par l’intégration dans des groupes hiérarchisés auxquels on pouvait accéder successivement en se soumettant à leurs systèmes de normes. Cela contribuait à l’intériorisation des règles du « savoir vivre » qui étaient, en réalité, des règles du « savoir obéir »… Or, tout ce processus s’est progressivement détérioré en raison de phénomènes convergents : la montée du chômage et la disparition de la promesse de la « réussite » en échange de l’obéissance ; la promotion de formes de réussite ouvertement transgressives ; la diffusion massive de la culture de la dérision qui ringardise systématiquement le respect des normes ; l’extraordinaire montée en charge de la machinerie publicitaire qui fait clairement de « l’avoir » la condition de « l’être », alors qu’au moins en paroles le catéchisme officiel prônait le contraire. 4. À tout ceci, nos enfants et adolescents ne peuvent être imperméables. C’est ainsi qu’ils ont, comme les adultes, intégré le primat de la transgression sur l’obéissance. On peut, face à cela, se complaire dans la plainte et le regret du passé… On peut aussi tenter de restaurer l’autorité par l’autoritarisme : quand les normes ne sont plus intériorisées, on imagine qu’elles seront respectées si l’on multiplie les contraintes et les menaces de sanctions. Peine perdue : l’autoritarisme n’inspire que la crainte ou la dissimulation ; les règles ne sont respectées qu’en présence du père fouettard et la transgression revient au galop dès qu’il s’éloigne… 5. Ne faut-il donc pas se demander si la « crise de l’autorité » n’est pas, alors, une chance pour (re)fonder une authentique autorité éducative ? Prenons en compte deux phénomènes :
Philippe MEIRIEU |