DEBAT EDUCATIF (FRANCAIS) |
Depuis les années 1984 et le ministère Chevènement, on repère assez nettement, dans le débat éducatif, deux conceptions qui s'affrontent au sein même de la mouvance "progressiste" : d'un côté, on valorise la transmission culturelle et l'on fait valoir que, la culture étant, par essence, dépassement du particulier pour accéder à l'universel, l'attention aux personnes dans leur singularité, la prise en compte de leurs préoccupations et de leurs centres d'intérêts, mettent gravement en question la vocation même de l'institution scolaire. D'un autre côté, on souligne qu'il n'y a pas d'appropriation culturelle qui ne puisse s'effectuer sans que l'on s'appuie sur ce que le sujet sait déjà, sur les questions qu'il se pose ou qu'on l'amène à se poser, sur sa manière d'apprendre, sur son histoire singulière... Sous différentes formes, en effet, c'est bien cette opposition que l'on retrouve, qui revient chaque fois qu'on la croit dépassée, qui resurgit à chaque occasion et, en particulier, dès qu'un réforme pédagogique est évoquée. Entre "l'élève sujet-de-droit de l'Ecole Républicaine" et "l'élève sujet-de-fait de l'Education Nouvelle", le débat ne cesse de renaître, comme s'il s'agissait là d'une opposition irréductible et indépassable. En réalité, bien sûr, le débat ne date pas de 1984, des publications "anti-pédagogiques" qui ont marqué cette époque et du "renversement" de politique éducative imposé alors par le Ministre de l'Education Nationale ; il traverse toute l'histoire de la réflexion éducative et trouve sa source dans l'existence de deux traditions de ce que l'on pourrait considérer comme la "pensée progressiste en Education". D'une part, il existe, en effet, un premier courant que l'on identifie déjà chez le jeune PLATON du MENON et, surtout, chez son disciple chrétien, AUGUSTIN, dans le DE MAGISTRO ; on peut en suivre ensuite l'évolution à travers l'histoire de la pensée, en repérer les traces dans L'EMILE de ROUSSEAU, en voir une manière d'accomplissement dans ROGERS et la non-directivité. On peut aussi tenter de comprendre ce qui constitue le "noyau théorique" de cette pensée et y voir l'affirmation radicale de "l'impuissance de l'éducateur" : c'est le sujet qui apprend et lui seul ; il apprend avec ce qu'il est, jamais quand on veut et comme on veut ; il apprend toujours de sa propre initiative et l'éducateur qui ne reconnait pas cette "évidence" sombre vite dans la violence du dressage ou dans le dérisoire d'une magistralité solipsiste. D'autre part, et en face en quelque sorte, on trouve le courant inauguré par COMENIUS et sa GRANDE DIDACTIQUE, très largement développé par les Encyclopédistes au Siècle des LUMIERES, inspirant CONDORCET et les grands penseurs de "l'Education Républicaine", et selon lequel l'émancipation des personnes se trouve dans l'accés à un rationalité qui les délivre de l'aléatoire de leur histoire, dans la proposition de contenus culturels extraits des champs sociaux où ils sont apparus et présentés selon un ordre de complexité croissante garantissant leur appropriation égalitaire, dans la lutte contre les spécificités linguistiques et culturelles toujours perçues comme des archaïsmes interdisant l'accès à l'intelligence véritable de l'Histoire et de l'Homme. Là encore, nous trouvons en face d'un "noyau théorique" particulièrement fort : l'Education impose une rupture avec l'être-là et son immédiateté, elle impose aussi l'accès à "l'extériorité" sans lequel l'individu risque fort de rester enfermé dans les contingences temporelles et les déterminations locales. On voit que le débat est d'importance et qu'il faut, peut-être, se réjouir qu'il ait lieu, qu'il faut même souhaiter qu'il revienne sans cesse pour que chacune des positions perde un peu de sa superbe et soit contrainte d'intégrer les interrogations de l'autre. On voit aussi que l'on ne peut guère espérer de réconciliation théorique mais seulement un effort de compréhension réciproque et une tension féconde. Car ce n'est que dans l'action éducative, et en tant que celle-ci s'efforce d'assumer des exigences contradictoires, que se joue la véritable partie. C'est dans l'histoire de chaque relation éducative que s'éprouve, au ras du sol, la contradiction entre un projet d'instrumentation culturelle et une histoire individuelle. C'est là que travaille l'éducateur, dans cette résistance réciproque qui, parfois, dans quelques moments privilégiés, peut devenir rencontre et, par là, simultanément, appropriation et émancipation. La contradiction reste contradiction tant qu'elle ne travaille pas dans l'histoire... et l'effort de réflexion majeur en matière éducative est peut-être, précisément, de nous aider à vivre cette histoire, modestement et autant que faire se peut. C'est que l'Education est, en réalité, au coeur des tensions fondatrices de l'humain et l'éducateur a la tâche difficile de "faire avec". De toute évidence, il lui est impossible de leur échapper mais il peut, peut-être, éviter les oppositions polémiques et les oscillations stratégiques pour tenter d'inscrire dans la durée quelque chose comme la trace d'une aventure où rien n'est jamais joué d'avance. Il revient, en effet, à l'éducateur de sortir du balancement, qui caractérise les formes les plus graves de la souffrance psychotique, pour avancer dans une temporalité difficile et inévitablement conflictuelle. Il lui revient d'inventer des médiations nécessaires et provisoires entre le sujet et la culture, d'affronter l'impératif de transmettre et celui d'émanciper, celui d'instrumenter et celui de libérer. Certes la tâche est moins spectaculaire que les débats médiatiques où tout se joue en termes de "ou bien... ou bien" ; elle est difficile, laborieuse ; on y est tenaillé en permanence par l'exigence d'être efficace et celle de laisser l'autre prendre sa place; on doit, tout à la fois, s'imposer et se rétracter, dire pour convaincre et avoir la retenue suffisante pour que l'autre se mette en jeu, oser ses propres valeurs et accepter que l'autre ne s'y soumette pas... La tâche est moins spectaculaire mais tellement importante, dans sa précarité même, dans la fragilité intrinsèque de sa démarche que, si l'on y trouve moins de jouissance immédiate, on peut espérer y rencontrer de temps en temps un peu de bonheur: le bonheur d'avoir éduqué sans avoir soumis, d'avoir aidé l'autre à grandir sans lui avoir imposé nos modèles... l'espérance d'avoir construit une continuité de l'humain qui ne soit pas, pour autant, une reproduction mortifère. Philippe MEIRIEU |