DEBAT EDUCATIF FRANCAIS (ORIGINES)
L’École et, plus généralement, l’éducation font aujourd’hui, l’objet de débats passionnés en France et dans la francophonie. Pour les comprendre, peut-être faut-il prendre un peu de recul ?

Ils tiennent, d’abord, à notre tradition philosophique. La France a été et reste marquée par l’opposition entre Voltaire et Rousseau : le premier incarne « l’esprit français », brillant, cinglant et capable de tout justifier en quelques pirouettes ; il est adulé par ses contemporains qui voit en lui l’incarnation même de l’homme du monde cultivé. À l’opposé, Rousseau est un être tourmenté, perpétuellement inquiet et à « l’esprit d’escalier », comme il le dit lui-même ; il ne brille guère en société et, peu apprécié de ses contemporains, fuit de refuge en refuge sans jamais véritablement trouver le repos. Le premier est toujours « en phase » avec l’événement, le second toujours décalé ; le premier est un homme de la répartie, le second un homme de l’intériorité ; le premier donne à voir et à admirer, le second à entrer en soi et à méditer. Ainsi, quand Voltaire, pour « écraser l’Infâme », publie un Dictionnaire philosophique portatif aux articles finement ciselés, Rousseau s’adonne, dans Les Confessions, à une longue introspection où il laisse entrevoir, pour la première fois à cette échelle, la complexité du psychisme humain… Voltaire, c’est « l’anti-pédagogue » par excellence : il aplatit, dans le miracle d’une formule, soutenue par un enrôlement habile dans une complicité précritique, toute l’épaisseur du travail de l’âme que Rousseau explore et ré-explore sans cesse ; il réduit la communication à la séduction et la transmission à une apparition. Jean-Jacques, lui, n’aplatit pas mais dilate sans cesse la relation avec lui-même et avec autrui ; il tente d’entrer dans l’intelligence des méandres du « soi », jusqu’à s’y perdre parfois… C’est pourquoi nos intellectuels et publicistes français vénèrent Voltaire : il les conforte dans la certitude d’être des élus et alimente leur mépris pour les besogneux de l’humain. C’est pourquoi, aussi, Rousseau est une référence obligée pour les pédagogues, y compris pour ceux qui assument la rupture avec sa conviction – ou plus, exactement, son postulat nécessaire – de la bonté immanente de l’homme : il fut le premier, en effet, à considérer la transmission, non comme un résultat mais comme un processus, l’éducation, non comme une simple transmission mais comme l’histoire, longue et complexe, d’une émancipation.

Quelles que soient les réserves qu’on peut nourrir à l’égard de Jean-Jacques, la « dilatation du soi » à laquelle il procède constitue « l’ouverture pédagogique » par excellence, elle permet à l’éducateur de ne pas seulement proclamer le savoir et les valeurs, mais à s’intéresser au chemin qui conduit, lentement et parfois douloureusement, à son appropriation… On comprend que la querelle se soit inscrite durablement dans le paysage français et qu’à Paris – capitale des arts et de la culture – un long et prestigieux Boulevard Voltaire coexiste avec un minuscule square Jean-Jacques Rousseau ! On comprend que les « penseurs main street » s’efforcent, depuis Voltaire, de liquider sans cesse l’encombrant héritage pédagogique de l’Émile qui les rappelle à leur complicité endogamique et les empêche d’aller en répétant partout qu’il suffit d’enseigner pour que les élèves apprennent.
Cette opposition a pris d’autant plus d’importance en France que notre pays entretient avec son École des rapports très particuliers.

Depuis François Guizot et Jules Ferry, en effet, la construction de l’État-Nation s’est effectuée avec et par l’École. Elle a quadrillé le territoire… imposé la langue nationale contre les patois… introduit et enseigné le sentiment d’appartenance à la Patrie… prescrit le primat de la raison universelle sur les appartenances et croyances communautaires… ordonné « l’égalité de droit des jeunes Français » dans l’accès aux grades et fonctions contre l’inégalité des privilèges… recueilli et cultivé l’espoir de chaque citoyen de voir son fils ou – plus récemment – sa fille monter jusqu’aux plus hautes marches de la hiérarchie sociale. Aucun autre pays n’a donné à l’École une place aussi importante dans sa construction et dans l’élaboration de son imaginaire collectif. Donc, dans aucun autre pays les querelles scolaires n’ont pris des proportions aussi homériques, impliquant les politiques au plus haut niveau, donnant lieu à des polémiques interminables et mobilisant autant de citoyens, tous attachés doublement à leur « école » : parce qu’elle est, tout à la fois, l’institution qui touche à leurs passions les plus intimes (leur enfance et leurs enfants) et celle qui incarne le « bien commun » dans sa dimension la plus globale, l’avenir de la Nation et, au-delà, de notre « monde commun ». Comment s’étonner, alors, que les questions scolaires fassent l’objet d’une surenchère de points de vue tous parfaitement « légitimes » – puisque chacun de nous est concerné, il est habilité à légiférer – et, pourtant, tous absolument discutables puisque relevant de lieux communs que les médias relaient d’autant plus volontiers qu’ils n’imposent pas de s’informer précisément ou d’effectuer la moindre analyse : le niveau baisse, l’autorité s’effondre, les enfants ne sont pas heureux à l’école, les professeurs ne travaillent pas suffisamment, etc.

On voit que ces lieux communs peuvent être, sans difficulté, contradictoires entre eux : c’est ainsi que se sont imposées simultanément, dans l’opinion publique, l’idée qu’il fallait revenir aux « bonnes vieilles méthodes » et la conviction que les enfants étaient maltraités dans une école trop normative à laquelle il faudrait préférer des « écoles alternatives ». Ces deux points de vue coexistent aujourd’hui dans de nombreux médias qui, à quelques pages ou à quelques jours d’intervalle, s’enflamment contre les « pédagogos », accusés d’avoir abdiqué de toute autorité pour se soumettre aux caprices de l’enfant-roi, et s’enthousiasment pour les « pédagogies nouvelles » – très largement caricaturées, d’ailleurs – qui respecteraient, elles, l’enfant dans ses « désirs profonds » et lui permettraient de se développer en harmonie avec la nature et selon les principes de la « psychologie positive ». Ces deux positions, quoique contradictoires en apparence, renvoient à la même conception de « l’éducation comme miracle » récusant tout authentique « travail éducatif ». Dans le premier cas de figure – la nostalgie de l’ « école traditionnelle » et la volonté de « restaurer l’autorité » – l’éducation est réduite à une injonction à l’obéissance, supposée capable d’opérer la transsubstantiation d’un enfant-objet en enfant-sujet ; dans le second cas – l’exhortation au naturalisme, le culte de la spontanéité et la dénonciation de toute contrainte comme castratrice – l’éducation est réduite à l’admiration béate des aptitudes qui s’éveillent. Dans le premier cas, il faut se plier à la « loi » d’une transcendance, dans le second, faire une confiance aveugle à l’immanence. L’un et l’autre sont dans le registre de la pensée magique. Dans aucun des deux, il n’y a de travail de « l’entre » : entre le donné et l’espéré, entre la rétention dans l’infantile et l’accession à la pensée, entre l’intérêt immédiat et la projection dans un futur possible, entre la soumission aux stéréotypes et la capacité de juger par soi-même, entre les aspirations du moment et la mobilisation sur des savoirs, etc. Or, la pédagogie, telle que je l’entends est précisément ce « travail sur l’entre » : ni rétention dans l’être-là, ni proclamation de l’être-prescrit, mais accompagnement de l’être en devenir, se constituant comme sujet, s’exhaussant au-dessus des déterminations qui l’ont construit et qui l’emprisonnent, se confrontant à la culture pour mieux se découvrir lui-même et se découvrant lui-même pour mieux accéder à la culture… bref, se découvrant et se dépassant dans le même mouvement.

Pour s’engager ainsi « en pédagogie », il faut donc se libérer des tentations symétriques de l’autoritarisme et du spontanéisme. Ou, plus exactement, « travailler pédagogiquement », c’est faire en permanence l’effort de vigilance et d’inventivité pour échapper à ces deux tentations : vigilance sur sa propre activité toujours menacée d’osciller entre elles et invention obstinée de situations permettant d’instituer les contraintes qui permettent l’émergence de la liberté.