ECOLE |
Les anthropologues racontent qu’au Népal, pas très loin de la frontière du Tibet, il existe des villages Limbu où subsiste encore une étonnante forme d’école : les adultes aguerris se réunissent régulièrement, le soir, autour du feu, pour débattre des questions importantes qui les occupent et échanger les savoirs et les savoir-faire qu’ils ont acquis ou viennent de découvrir. Non seulement les enfants sont exclus de ces rencontres, mais les adultes placent des gardes armés aux masques inquiétants tout autour pour les empêcher d’approcher. La ruse fonctionne toujours : avec de savants stratagèmes, les enfants réussissent à déjouer la vigilance des sentinelles complices et à voler quelques-uns de ces savoirs si précieux qui leur sont cachés. En réalité, les gardiens sont parfaitement entraînés : ils effraient mais laissent passer les enfants en fonction de leur âge et des savoirs qui s’échangent entre adultes. Ainsi, les adultes, lucides et roublards, leur permettent-ils de s’emparer des connaissances. Ainsi stimulent-ils le désir d’apprendre de leurs enfants et les forment-ils à l’autonomie dans leurs apprentissages. Les enfants, d’ailleurs, ne manquent pas d’espionner leurs parents dans toutes leurs activités, avant de se réunir entre eux pour tenter de comprendre comment ils font et de les imiter. On pourrait, bien sûr, donner d’autres exemples d’écoles qui échappent au modèle que nous connaissons aujourd’hui dans nos pays « civilisés » : de « l’arbre à palabres » africain aux « colonies » de Makarenko ou aux « coopératives poétiques » de Tagore… Car, on aurait tort de confondre l’école, en son principe fondateur – une institution qui permet aux générations qui viennent de s’emparer des savoirs qui leur seront nécessaires pour prolonger et renouveler le monde – avec la « forme scolaire » imposée en France par François Guizot dans les années 1830, empruntée au « modèle simultané » de Jean-Baptiste de La salle, et qui organise l’enseignement en classes de 20 à 40 élèves, du même âge et du même niveau, qui font tous à peu près la même chose en même temps sous l’autorité d’un maître. À l’époque, il existait, d’ailleurs, un autre modèle, le « modèle mutuel », où des enfants de tous âges étaient regroupés dans des classes plus nombreuses et où l’enseignement était dispensé par des moniteurs : les plus âgés ou les plus avancés enseignaient à leurs camarades, par petits groupes, sous le contrôle du maître et avec les outils pédagogiques que ce dernier mettait à leur disposition. Aucun dieu n’a donc jamais dicté sur un mont du Sinaï scolaire des tables de la loi régissant pour l’éternité l’organisation de nos écoles. Pourtant les petits humains ont besoin d’école car ils viennent au monde infiniment démunis – « prématurés », disent les scientifiques – et ils doivent pouvoir bénéficier d’espaces-temps dédiés à la transmission des connaissances sédimentées tout au long de notre histoire. Dans nos démocraties, nos écoles doivent, de plus, garantir que l’accès à ces connaissances est possible pour chacune et pour chacun des futurs citoyens, indépendamment de l’aléatoire des situations sociales individuelles. Voilà donc l’enjeu de l’école aujourd’hui : transmettre sans exclure, permettre à nos enfants d’apprendre ensemble et de partager une culture commune sans abdiquer leurs singularités. À nous donc de travailler à réinventer sans cesse une « forme scolaire » qui donne à toutes et tous le désir d’apprendre ; une école qui mette à disposition de ses élèves les plus belles ressources culturelles possible ; une école qui prenne chacun et chacune tel qu’il est mais le respecte suffisamment pour exercer à son égard une exigence qui lui permette de grandir et de s’exhausser sans cesse au-dessus de lui-même ; une école qui préfigure une société plus juste et solidaire. Philippe Meirieu
Philippe MEIRIEU |