ECOLE NOUVELLE

Pour bien des « républicains », encore aujourd'hui, l'Ecole Nouvelle est associée à des valeurs contraires aux valeurs fondatrices de la République. Et il est vrai que l'on peut comprendre cette position pour deux raisons au moins : d'une part, parce que les premières "écoles nouvelles" (ABBOTHSHOLME   qui fut créée en 1899 à côté de Londres par le pasteur Cecil REDDIE et l'Ecole des Roches qui fut créée en France, quelques années plus tard, par E. DEMOLINS) furent des initiatives privées qui s'installèrent au moment même où l'Etat cherchait à contrôler un système éducatif atomisé et à lui imposer des valeurs et des pratiques communes capables de fonder l'unité de la République. Et, d'autre part, parce que le mouvement de l'Education Nouvelle a clairement rejeté, sous une forme ou sous une autre, ce qui était perçu comme le fondement théorique de l'Ecole de la République : l'encyclopédisme. On se souvient, en effet, que ses inspirateurs, en particulier CONDORCET, s'inspiraient directement des Lumières et du projet encyclopédique : extraire les savoirs des champs sociaux où ils étaient apparus pour les présenter de manière progressive en les faisant échapper à l'aléatoire des histoires individuelles. En ce sens, l'encyclopédisme est bien un corollaire du projet de démocratisation dans l'accès aux connaissances : si l'on veut que tout le monde puisse apprendre, il faut que les savoirs les plus élaborés soit à disposition des hommes et exposés selon "l'ordre des raisons". Le manuel scolaire, en ce sens, est bien un outil fondateur de l'Ecole Républicaine qui reproduit à l'échelle scolaire   la démarche encyclopédique.

En ce sens, l'Education Nouvelle, qui théorise et amplifie le mouvement des premières « écoles nouvelles », a été perçue comme une manière de contrecarrer le projet de démocratisation unificatrice : là où l'Ecole républicaine parlait du "sujet de droit et de raison", l'Education Nouvelle demandait la reconnaissance de l'enfant comme "sujet de fait, individualité irremplaçable, qu'il fallait prendre en compte et même promouvoir". Quand l'Education républicaine imposait la blouse pour manifester son souci de traiter tout le monde à égalité, les écoles nouvelles proposaient que même les enseignants ôtent leur blouse pour que chacun, le maître y compris,   existe vraiment en tant que personne. Quand les républicains expliquaient que le principe d'où doit émaner toute éducation c'est l'Etat, les penseurs de l'Education Nouvelle, comme CLAPAREDE, parlaient d'une "révolution copernicienne" qui consiste à organiser l'éducation à partir de l'enfant.

Aussi, si l'on se contente de pointer ces oppositions, il faut bien constater que l'Education Nouvelle n'est pas vraiment "républicaine". Et pourtant, une telle vision m'apparaît simplificatrice et même considérablement réductrice. En effet, on peut se demander si l'Education Nouvelle, en dénonçant le formalisme de la démarche encyclopédique - ce que Célestin FREINET nommait la "scolastique" - n'a pas, en quelque sorte anticipé sur les exigences de l'école républicaine? En effet, l'encyclopédisme comportait incontestablement un caractère positif mais, simultanément, en éloignant les savoirs des pratiques sociales qui auraient pu leur donner du sens, ils coupaient de ces savoirs une grande partie des enfants, incapables de les assimiler ainsi, abstraitement. En fait, nous savons aujourd'hui que les "élèves de droit" du XIXème siècle étaient bien des "élèves de fait" ; c'étaient les élèves qui avaient pu être formés dans un certain type de "rapport au savoir" assez précisément défini : les connaissances y sont données comme des moyens de "distinction" plutôt que comme des outils pour résoudre des problèmes ou répondre à des questions.

En fait, avec la démocratisation de l'accès au système éducatif que l'Ecole de la République a réalisé depuis un demi-siècle, celle-ci se trouve confrontée précisément aux difficultés que l'Education Nouvelle se proposait de résoudre : comment donner goût au savoir à ceux qui ne veulent pas apprendre? Comment aider à apprendre ceux qui   ne sont pas suffisamment outillés intellectuellement? Quelles pratiques mettre en place pour contribuer à "construire l'intelligence" de ceux qui n'ont pas eu la chance de vivre dans un environnement favorable?

Ainsi, il est non seulement possible mais nécessaire, tout en conservant le projet encyclopédique de démocratisation de l'accès aux connaissances, de prendre en compte tous les apports de l'Education Nouvelle en tant que celle-ci se soucie de créer des situations dans lesquelles les savoirs peuvent avoir du sens et être intégrés à la structure cognitive des sujets. Certes, il n'est pas facile de concilier les deux exigences de rationalisation encyclopédique et de finalisation par les "méthodes actives". Mais il existe aujourd'hui des recherches précises sur la pédagogie des situations-problèmes, la pédagogie du projet, la notion d'objectif-obstacle, qui peuvent permettre de donner corps à ces tentatives.

Le véritable enjeu de l'Ecole de la République est aujourd'hui de transformer la démocratisation de l'accès en démocratisation de la réussite. Elle n'y parviendra pas sans les méthodes qui sont nées dans la mouvance de l'Education nouvelle.

Philippe MEIRIEU