EDUCATION NOUVELLE

Même si l’on peut en déceler les prémices dès le XVIIIème siècle, le mouvement de l’Éducation nouvelle ne s’est vraiment structuré qu’au début du XXème siècle. Dans les années 1900, on voit, en effet, se développer, en marge des systèmes scolaires, des initiatives pédagogiques originales. Elles s’organisent autour de quelques principes de base : « l’enfant apprend en faisant », « les élèves doivent être mobilisés sur de vrais projets d’envergure, à l’image de ce qui existe dans la “vraie vie” », « les savoirs s’acquièrent ainsi de façon naturelle et non plus à travers l’arbitraire des programmes », « les règles et la discipline doivent émaner du collectif lui-même afin de former de véritables citoyens », etc. Ainsi se construit une sorte de « doctrine » qui sera formalisée en 1921, lors du Congrès de Calais, au moment de la création officielle de la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle. Dans un Europe traumatisée par la Première Guerre Mondiale et qui aspire à construire une société fraternelle, l’Éducation nouvelle apparaît alors comme un antidote à toutes les formes de « dressage », génératrices d’agressivité et de violence. On s’y accorde pour critiquer la « pédagogie traditionnelle »(1), véritable bouc émissaire de l’Éducation nouvelle, qu’Adolphe Ferrière, le chantre du mouvement, stigmatise dans un célèbre couplet :


« Et sur les indications du diable, on créa l'école.
L'enfant aime la nature : on le parqua dans des salles closes.
L'enfant aime voir son activité servir à quelque chose : on fit en sorte qu'elle n'eût aucun but. (…)
Il voudrait raisonner : on le fit mémoriser.
Il voudrait chercher la science : on la lui servit toute faite.
Il voudrait s’enthousiasmer : on inventa les punitions. »

Mais, derrière cette dénonciation, l’Éducation nouvelle est loin d’être homogène : pour A. S. Neill – libertaire, fondateur de Summerhill et promoteur de la libération sexuelle avant l’heure – et Maria Montessori – qui met la catéchèse au premier plan de ses préoccupations – le « respect de l’enfant » ne recouvre pas tout à fait la même chose ! Et, à regarder de près les grandes thématiques de l’Éducation nouvelle, on découvre vite que les slogans les plus consensuels ne renvoient ni aux mêmes projets ni aux mêmes pratiques. Ainsi, la notion d’ « école active », pourtant mise en avant systématiquement, reste-t-elle très ambiguë : certains y voient une manière de se centrer sur les opérations mentales des élèves, sur lesquelles travaille Jean Piaget, afin de démocratiser l’accès aux connaissances ; d’autres, comme Célestin Freinet, en font un moyen de mettre en place une « école du peuple », égalitaire et coopérative, tandis que d’autres, encore, comme Ferrière lui-même, promeuvent l’activité collective des enfants pour favoriser l’émulation interindividuelle et l’émergence rapide des futurs chefs…  De même, si l’on s’accorde volontiers sur la nécessité de construire, selon la formule d’Edouard Claparède, « une école sur mesure », l’ « individualisation » n’a pas le même sens pour ceux qui, d’un côté, veulent se caler sur les capacités innées des enfants, quitte à faire appel à la prédestination, et ceux qui, d’un autre côté, ne prennent en compte le donné qu’avec la conviction qu’il est toujours possible de le dépasser… Au total, il semble bien que l’Éducation nouvelle ait mis en valeur des « notions » – l’activité, la motivation, le projet, le respect de l’enfant, la coopération, la formation à la liberté – sans stabiliser des « concepts » : toutes ces notions renvoient, en effet, à des visions différentes de l’éducation et de la société, les unes empreintes d’un naturalisme vitaliste, les autres d’un volontarisme techniciste, les unes centrées sur une vision du développement très « endogène » (l’enfant doit « s’épanouir » grâce à un environnement bienveillant), les autres rivées sur une conception très « exogène » de ce même développement (qu’il faut organiser et « gérer », avec les « outils » adéquats).

On peut, bien évidemment, mettre cette contradiction, au débit de l’Éducation nouvelle et considérer qu’elle ruine sa crédibilité. Mais on peut aussi – comme moi – considérer que l’Éducation nouvelle exprime ainsi la tension fondatrice de l’entreprise éducative entre le principe de liberté – « nul n’apprend et ne grandit à la place de quiconque » – et le principe d’éducabilité – « nous devons tout mettre en œuvre pour que chaque enfant puisse apprendre et grandir ». Les promoteurs de l’Éducation nouvelle, dans ce qui peut nous apparaître aujourd’hui comme de simples querelles de famille, nous invitent ainsi à prendre acte de la complexité même de l’entreprise pédagogique pour s’engager dans la seule voie possible : « Tout faire en ne faisant rien », comme disait déjà Rousseau dans l’Émile, mettre en œuvre tout ce qui est possible pour que le sujet apprenne et grandisse par lui-même, inventer sans cesse des institutions, des environnements éducatifs, des situations d’apprentissage, des médiations culturelles qui permettent aux élèves de s’élever, de s’engager eux-mêmes dans l’aventure des savoirs, d’y découvrir le plaisir d’apprendre et la joie de comprendre ensemble. C’est ainsi que l’on trouve, par exemple, cher Maria Montessori ou Célestin Freinet la préfiguration de ce que des recherches plus récentes ont formalisé sous le nom de « situations problèmes » : même si Freinet les conçoit à partir de situations « naturelles » et Montessori les construit avec des matériaux spécialement préparés à cet effet, l’un et l’autre s’efforcent de mobiliser l’élève sur un projet, de lui permettre de surmonter les obstacles qu’il rencontre à cette occasion, pour accéder à des savoirs nouveaux. L’un et l’autre louent les vertus de la classe hétérogène et préfigurent la pédagogie différenciée. L’un et l’autre récusent la conception traditionnelle de la notation chiffrée pour lui substituer une évaluation fondée sur ce qu’on pourrait appeler des « unités de valeur ».

L’Éducation nouvelle est donc, à cet égard, une aventure à revisiter encore aujourd’hui : non pour en prêcher dévotement les « leçons », mais pour se nourrir de sa dynamique et nous aider à comprendre nos propres problèmes. Sans en reprendre naïvement les slogans simplificateurs qui ignorent la complexité de son histoire et de ses débats (2), mais en y voyant un moyen de revisiter nos discours et nos pratiques. C’est ainsi qu’il nous faut accepter d’entendre tout ce qui, dans l’Éducation nouvelle peut venir bousculer opportunément nos certitudes reposantes : non, il ne suffit pas d’enseigner pour que les élèves apprennent ; non la classe prétendument homogène de vingt-cinq élèves, qui font la même chose en même temps, n’est pas le seul modèle possible pour l’école ; non, les leçons et les manuels – les cours, les logiciels et même les MOOC - ne sont pas les seuls outils pour apprendre ; non, les notes et la concurrence entre les personnes ne sont pas les seuls moyens de mobiliser les élèves sur les savoirs ; non, on ne forme pas à la liberté par l’autoritarisme systématique et la contrainte arbitraire… Oui, l’éducation est une tâche difficile : elle requiert, tout à la fois, un projet politique et une inventivité technique constante en face des résistances et des obstacles. Elle requiert que nous poursuivions l’œuvre engagée par l’Éducation nouvelle, avec plus de lucidité et de rigueur, mais avec autant de détermination et – pourquoi pas ? – d’enthousiasme !

 

(1) Sur la « pédagogie traditionnelle » et ses rapports avec l’Éducation nouvelle, voir l’ouvrage de Jean Houssaye, La Pédagogie traditionnelle – Une histoire de la pédagogie, Paris, Fabert, 2014.
(2) Cf. Philippe Meirieu, Pédagogie : des lieux communs aux concepts clés, Paris, ESF éditeur, 2013.

 

                                Philippe MEIRIEU