ERREUR

Étrange paradoxe de l’erreur en situation scolaire : alliée et adversaire à la fois ! Inévitable dans la démarche toujours tâtonnante de celui qui apprend… et obstacle à surmonter pour accéder à plus de précision, de justesse et de vérité. Moment fécond si, loin de décourager l’élève, il lui permet de comprendre comment progresser… et, en même temps, « résidu » de vieux automatismes ou de conceptions anciennes qu’il faut se résigner à éradiquer. Occasion extraordinaire d’exercice de l’intelligence critique… et, simultanément, épreuve souvent difficile quand il faut faire son deuil de ce qui a été, un temps, une partie intégrante de soi et même, parfois, un outil de sa construction identitaire. Dépassement et renoncement. Renoncement et dépassement. Étroitement liés et, donc, générateurs de perplexité, d’inquiétude, voire d’angoisse.

On néglige trop souvent cette dimension de tout apprentissage, pourtant consubstantielle de « l’apprendre » tel qu’Aristote et Augustin l’approchaient déjà il y a bien longtemps : « Apprendre, c’est faire quelque chose qu’on ne sait pas faire pour savoir le faire ». Il faut donc le faire sans savoir le faire car, si l’on savait déjà le faire, on n’aurait pas besoin d’apprendre à le faire ! Mais comment faire quand on ne sait pas faire ? Voilà tout le mystère ! Il faut prendre le risque de « se jeter à l’eau », accepter de se tromper, voire de subir les critiques quand ce n’est pas les moqueries, de ceux qui savent déjà comme de ceux qui ne savent pas et voient toujours d’un mauvais œil que quelqu’un s’essaye à quelque chose qui les a mis en difficulté ou en échec… Il faut « se lancer » et assumer l’imperfection, voire le ridicule. Il faut accepter de sacrifier le fantasme de sa toute-puissance comme l’illusion d’un « moi idéal » dans lequel on s’était parfois installé. Il faut s’engager dans un dialogue, parfois, douloureux, toujours déstabilisant, avec ce qui nous résiste. Il faut abandonner la certitude d’avoir toujours raison et la satisfaction d’être « parfait », à l’abri, dans la carapace des évidences immédiates, de tout ce qui pourrait affecter notre amour-propre. Il faut passer, dirait le psychanalyste, de l’enkystement dans le « moi idéal » à la quête difficile de « l’idéal du moi ».

C’est cela qui se joue – n’en doutons pas – dans le rapport de nos élèves à l’erreur, que celle-ci soit le résultat d’une inattention – une « faute » que l’on peine à reconnaître –, d’un automatisme mal maîtrisé – dont on rejette volontiers le bien-fondé –, de l’oubli de la dimension d’un problème – considéré comme inutilement complexe –, d’un défaut d’analyse – souvent attribué à un désaccord idéologique –, ou bien du miroitement d’une quelconque « théorie du complot » – qui fournit à bon compte des certitudes définitives. Dans tous ces cas, l’erreur est déniée car la reconnaître serait, en quelque sorte, se renier. Ce serait renoncer à moi-même et m’en remettre à une autorité extérieure me contraignant à abdiquer « ce que je suis » et à disqualifier « ce que j’ai fait ».

C’est pourquoi l’enjeu pédagogique majeur d’une véritable pédagogie de l’erreur est le passage de l’erreur comme écart à une norme extérieure imposée à l’erreur comme confrontation à une exigence intériorisée. Car, n’en doutons pas : dans la première situation, l’élève vivra la correction de l’erreur par le maître comme une décision arbitraire ou même, dans le pire des cas, comme un conflit entre des croyances ou des convictions irréconciliables ; sur le moment, et selon ses intérêts stratégiques, il se soumettra peut-être, de plus ou moins bonne grâce, mais n’en campera pas moins intérieurement sur ses positions, revenant à ses anciennes habitudes ou certitudes dès que l’enseignant aura le dos tourné. Tout au contraire, si l’élève vit l’erreur comme une étape dans un processus, s’il accepte de se confronter à des exigences dont il a compris le sens, s’il perçoit l’immense intérêt qu’il pourra en tirer pour progresser, alors l’erreur, d’abord pointée par le maître puis, petit à petit, reconnue par lui, sera un formidable atout pour ses apprentissages et son développement ; elle lui permettra d’exercer sur lui-même ce regard critique qui lui donnera progressivement les moyens de réaliser des œuvres de qualité et de « penser par lui-même ».

« Réaliser des œuvres de qualité » – un récit ou une maquette, une expérience scientifique ou une carte de géographie, la récitation d’un poème ou une argumentation philosophique – impose, en effet, d’être capable de se décentrer, d’écouter et d’observer ce que l’on dit ou fait, avec une posture critique et en s’appliquant à soi-même des critères de jugement et de qualité qui ne sont pas seulement dictés par son propre narcissisme, mais qui sont partagés avec d’autres, partagés avec tous les autres, à l’horizon d’une universalité qui se construit ainsi. L’artisan, à cet égard, est un bon modèle : parce que ses réalisations seront soumises au jugement des autres, il a besoin d’avoir intégré à l’avance les critères de sa propre réussite, de les avoir partagés, de s’en être fait des repères essentiels dans son travail quotidien. Faire de nos élèves de véritables « artisans » de leurs travaux en classe est ainsi un enjeu fondateur de l’École. Célestin Freinet ne disait rien d’autre quand il luttait contre ce qu’il appelait (à tort) « la scolastique » pour promouvoir « le travail vrai ».

« Penser par soi-même » – c’est-à-dire résister à toutes les formes d’immédiateté pulsionnelle comme à la répétition de slogans ou la reproduction de stéréotypes – exige, de son côté, de ne pas se satisfaire de fausses certitudes mais de transformer, en un processus jamais achevé, le « désir de savoir » en « désir d’apprendre ». Car, si nous voulons tous « savoir » – avoir les solutions techniques et idéologiques les plus faciles d’accès aux problèmes matériels et angoisses existentielles que nous rencontrons –, nous ne sommes pas toujours prêts à « apprendre » : car apprendre exige d’abord d’accepter de ne pas savoir et de s’engager dans une démarche de recherche, de mener des investigations, d’entrer dans le débat, de remanier sans cesse ce que l’on sait, d’avoir un regard critique et exigeant sur ce que l’on trouve. Apprendre, c’est intégrer la possibilité, et même la nécessité, de l’erreur assumée dans une démarche qui se nourrit en permanence des autres et de la culture. Socrate, déjà, ne disait pas autre chose.

Certains trouveront peut-être ces réflexions bien abstraites. Mais il n’en est rien. Elles sont, au contraire, une manière d’approcher l’enseignement et l’apprentissage au plus près de la « transmission », de ce moment essentiel où, avec des contenus d’enseignement légitimement imposés par les programmes, se transmet une exigence intérieure qui est, sans aucun doute, le vecteur fondamental de la formation à la citoyenneté.


 

Philippe MEIRIEU